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DiSCOURS DE M. LE DR MARC DUFOUR

Recteur de l'Université

Je veux, mes chers collègues, que ma première parole vous témoigne ma reconnaissance. Vous m'avez jugé digne, par un vote dont l'ensemble m'a profondément touché, de revêtir pour deux ans la charge du rectorat. Malgré le peu de confiance que j'ai en mes moyens administratifs, j'accepte la fonction que vous me confiez en vous assurant de la bonne volonté constante avec laquelle je chercherai à m'acquitter des devoirs de ma charge. D'autre part, j'ai confiance en votre appui. En effet, votre bienveillance et le soin avec lequel vous avez toujours donné votre enseignement, me font entrevoir avec moins d'inquiétude les difficultés du rectorat.

Monsieur le Conseiller d'Etat! Appelé par la confiance du pays à prendre la direction de l'Instruction publique au moment où votre éminent prédécesseur, M. Ruffy, était appelé à des fonctions plus élevées

encore, vous nous témoignez par votre présence l'intérêt que vous portez à l'instruction supérieure. L'Université vous en adresse ses remerciements, et le recteur, appelé par ses fonctions à être souvent l'intermédiaire entre l'Université et vous, vous donne l'assurance que, dans les questions qui pourront se présenter, vous trouverez en lui un homme soucieux de la bonne marche des études et de la prospérité intellectuelle de notre corps universitaire, soucieux aussi, en véritable enfant du pays, de la prospérité matérielle et du judicieux emploi des ressources de notre chère patrie.

Monsieur le Recteur sortant de charge! Les deux années de votre rectorat ont marqué pour notre Université une période d'un développement constant. Le nombre des étudiants est allé sans cesse en augmentant, vous avez installé plusieurs professeurs ordinaires, la marche des études a été normale, l'ordre et le progrès ont régné dans notre établissement. Cette situation favorable est due en partie aux qualités éminentes que vous avez apportées dans l'exercice de vos fonctions. Ces qualités, pour vos collègues, pour moi en particulier, n'ont point été une surprise. Depuis vingt ans que nous suivons votre carrière et que nous admirons votre activité, mise tantôt au service de notre patrie suisse dans une légation à l'étranger, tantôt au service du canton dans des fonctions judiciaires, qui en vous déléguant une forte part d'autorité, vous chargeaient aussi d'une sérieuse responsabilité, tantôt dans votre

activité personnelle, nous étions pleins de confiance en vos talents, en votre pondération, en votre bon sens, tout autant de qualités sérieuses qui n'excluent pas l'aménité. J'aurai souvent recours à votre expérience et à vos conseils, Votre dévouement à notre Université et votre fidélité à la parole donnée me permettent d'envisager sans trop de craintes l'avenir.

Monsieur le Professeur d'économie politique! C'est avec un plaisir très vif que je me fais aujourd'hui l'organe de l'Université en vous souhaitant une cordiale bienvenue. Nous nous joignons aux sentiments exprimés par Monsieur le Conseiller d'Etat et nous nous déclarons heureux de voir l'enseignement si important de l'économie politique confié à un esprit aussi éclairé que le vôtre. Les sciences économiques prennent une importance d'année en année plus grande; à côté d'un certain nombre de lois, peut-être durables, au même titre que des lois scientifiques, elles formulent des principes résultant de l'état des esprits, et peut-être, comme eux, susceptibles d'évolution. Vous êtes appelé à enseigner à nos étudiants la science de la richesse. Sachant bien que mon désir est étranger à l'économie pure, j'exprime, simple profane, le voeu qu'à la suite de votre enseignement, vos étudiants sachent qu'il ne faut ni mépriser ni estimer trop les richesses. Votre grand poète florentin, dans son oeuvre immortelle, place les prodigues et les avares ensemble dans le quatrième cercle de l'enfer, et il met dans la bouche de Virgile les paroles suivantes:

«Pour avoir mal donné et mal gardé, ils ont perdu

le monde céleste et sont condamnés à ce combat. Pour le peindre, ce combat, il n'est pas nécessaire de l'embellir par mes paroles. Or donc, mon fils, tu peux voir combien passe vite la bouffée des biens commis à la fortune et pour lesquels la race humaine s'enorgueillit et se dispute.»

II me semble que les études les plus modernes n'ont pas à changer, mais seulement à formuler dans des termes nouveaux la vérité profonde exprimée par la vision de Dante.

Je voudrais pouvoir espérer que la grandeur de notre horizon, notre lac bleu, les profils de nos montagnes, pussent vous faire oublier votre retraite de Fiesole, d'où, par delà des collines couvertes d'oliviers et de vigne, vous pouviez laisser reposer votre regard sur un horizon doux et lumineux, sur les lignes ondulées des collines toscanes et enfin sur cette ville de Florence, votre cité, à laquelle tous les amis de la culture intellectuelle doivent une pensée de reconnaissance et d'affection. C'est elle qui par ses savants, ses lettrés, ses poètes et ses artistes, a éclairé l'Europe occidentale d'une lumière inoubliable, dont les reflets se prolongent à travers quatre siècles jusqu'à nos jours. Nous ne pourrons pas vous offrir ici le sol classique de la culture moderne, et vous ne trouverez pas dans nos rues des oeuvres comme celles de vos artistes immortels. Mais, arrivés longtemps après vous à la clarté des sciences et des arts, nous apporterons à vos leçons un esprit docile, attentif, et j'ose l'espérer, digne de recevoir l'enseignement du maître.

Avec un esprit moins fin que celui de vos compatriotes, et sous une enveloppe plus rude, notre coeur vous dit avec une franchise absolue: soyez le bienvenu!

Messieurs les étudiants, je me dispenserai aujourd'hui de vous faire ces recommandations habituelles que ceux qui ont déjà vu installer des recteurs gardent peut-être encore dans leur mémoire: la recommandation du travail, celle de l'ordre, celle de la bienveillance mutuelle. Vous ne tromperez point la confiance que nous avons en vous.

Et puisque pour la première fois un recteur pris dans une Faculté de médecine a l'honneur de vous adresser ici la parole, permettez-moi de diriger pendant un moment vos esprits sur un sujet qui est le compagnon permanent de la pensée du médecin, qui le suit et qui l'inquiète partout, auquel ses études et son activité le rappellent toujours: l'essence des phénomènes de la vie et des phénomènes de la mort.

Des atomes de matière organique échappant aux lois ordinaires de la chimie se groupent autour d'un germe, augmentent le volume de ce corps, s'arrangent dans des formes semblables, en fibres, en membranes, en parois de cavités. Ils constituent, non pas un cristal, mais une unité morphologique. Cette unité, dont la plus fréquente est la cellule, se groupe avec d'autres unités semblables et forme avec elles un être vivant. De l'organisme le plus simple, qui est une petite masse de protoplasma, jusqu'à l'être

le plus compliqué et le plus élevé de la série animale, l'organisme vivant pose à notre esprit toujours la même énigme: Qu'y a-t-il de variable en nous? Qu'y a-t-il de durable? Qu'y a-t-il de fixe?

Si nous nous considérons nous-mêmes, nous disons: mon corps, mes membres. Il y a même des familles qui disent: «notre sang». Veut-on dire par là notre substance?

La physiologie répond d'une manière positive. Elle montre que les atomes qui nous composent sont en voie de perpétuel échange, car nos tissus sont en perpétuelle démolition et reconstruction. A chacune de nos respirations une partie dc nos atomes s'échappe et gagne le large, rentre dans le monde inorganique, tandis qu'elle est constamment remplacée par de nouveaux atomes empruntés à l'aliment.

L'espace de temps nécessaire pour que le poids total de notre corps soit ainsi échangé a été fixé par quelques-uns à une période de sept années. Ce chiffre n'est pas établi, il est même probablement variable suivant l'âge, l'état de santé, l'activité de travail de l'individu; il est variable aussi, sans doute, suivant les parties du corps. Mais nous ne faisons pas grande erreur si nous disons qu'arrivé à l'âge de cinquante ans, un homme a changé au moins trois ou quatre fois sa substance. L'atome de charbon renfermé dans un des globules du sang qui colore la joue du jeune homme au moment où son coeur commence à parler, se retrouvera peut-être dix ans après dans le gosier d'un rossignol dont l'homme écoute le chant; plus tard encore, dans les ailes

d'un moustique dont le susurrement agace l'oreille du cinquantenaire, et sera logé enfin, et fixé peut-être pour plusieurs années, dans la feuille de cyprès qui ombragera son tombeau. L'atome de matière va ainsi d'un organisme à l'autre, pénétrant toujours l'organisme animal sous forme d'aliment et se dégageant sous la forme d'une combinaison plus oxygénée.

Si ce n'est pas notre substance qui fait notre personne, sera-ce au moins notre force? Avons-nous en nous cette qualité personnelle de mouvement qui nous est propre et que pendant très longtemps on a considérée comme l'expression de notre force vitale? Hélas! notre force, ou, si vous le voulez, nos mouvements quels qu'ils soient, ne sont pas plus les nôtres, comme origine première, que ne le sont nos atomes. La physique et la physiologie moderne ont prouvé jusqu'à l'évidence que les forces mises en liberté par la vie animale, sous les formes principales de chaleur et de travail mécanique, peut-être aussi de travail intellectuel, ne sont que des forces empruntées au monde extérieur, pénétrées en nous par les aliments sous la forme de tension et dont l'origine première est à rechercher, pour les êtres terrestres tout au moins, dans la chaleur du soleil.

Alors, si notre corps est d'une substance toujours changeante et si nos forces sont constamment empruntées au dehors pour être remises en liberté après une transformation qui se fait en nous et dont on peut calculer l'équivalent, qu'est-ce qui constitue notre personne? Car enfin, nous avons plus que le sentiment,

nous avons la certitude d'être toujours le même homme, Pierre, Jacques ou Jean, avec les mêmes souvenirs, avec les mêmes qualités et avec les mêmes défauts, à travers une substance constamment changée et des provisions de force constamment empruntées au dehors. Les atomes se sont remplacés en se passant le mot d'ordre en quelque sorte, comme des sentinelles qui prennent la consigne l'une de l'autre. Je cherche à me représenter la constance de notre personnalité à travers la variabilité de notre substance par l'image que voici:

Je prends un organisme simple dont nous puissions voir les atomes. Telle, par exemple, une unité militaire, un régiment. Ce régiment se compose d'un nombre donné d'individus, lesquels forment des groupes inférieurs, des compagnies, celles-ci des bataillons, les bataillons le régiment. Un règlement prévoit l'organisation, la division et la répartition des pouvoirs dans ce régiment. On sait qui commande, on sait qui transmet les ordres, on sait qui obéit, et le régiment tout entier fait les évolutions prévues, variées, qui équivalent à une fonction. Mais chaque année un certain nombre de soldats quittent le régiment par la mort, par l'âge, ou, pour ressembler davantage aux atomes de charbon de notre organisme humain, pour contracter une union qui les emmène ailleurs. Cette perte annuelle d'hommes est compensée aussi annuellement par l'entrée d'un nombre équivalent de jeunes gens venant prendre dans les cadres de l'unité tactique la place vide laissée par les vieux soldats. C'est le recrutement.

Au bout de vingt ans, ce mouvement annuel a amené le remplacement total des soldats primitifs, de sorte qu'il ne reste plus rien de la substance qui composait le régiment vingt ans auparavant. Cependant le régiment est toujours le même. Il a des souvenirs de gloire, il a des fastes dont il est fier, ou dans son histoire des échecs dont il est contrit. Qu'est-ce donc qui a persisté et qui établit ainsi cette solidarité des nouveaux soldats avec les événements auxquels ont participé les anciens?

Une seule chose, me semble-t-il. La loi constitutive du régiment, c'est-à-dire quelques mots écrits sur du papier et qui pourraient ne pas être écrits du tout, mais dont l'existence serait certifiée par ses effets sur la formation militaire.

Transportons ces réflexions aux organismes vivants et nous aurons acquis une certitude, semblable à celle que donne la vision, de l'existence de quelque chose d'immatériel pour chaque individu que j'appellerai sa loi ou sa formule et qui règle d'une manière rigoureuse l'arrangement et les relations des atomes appelés à le constituer.

Sans aucune peine nous appliquons ce même raisonnement à un organisme supérieur dans lequel les éléments morphologiques sont infiniment nombreux, la division du travail poussée à sa dernière perfection et le nombre des fonctions extrêmement varié, et nous remarquons, ainsi que cela a été fait, je crois, par M. le professeur Fick, qu'un organisme supérieur peut être comparé avec assez de justesse, non plus à une unité militaire, mais à une unité

civile, à une unité nationale, par exemple. Je vous suggèrerai en deux mots les éléments de la comparaison.

Les cellules de l'estomac et du tube digestif qui élabore les aliments peuvent être comparées, sans leur faire tort, à la classe des agriculteurs qui fournissent, dans un pays, la nourriture pour la nation tout entière. Quand ils ont produit la nourriture, ils la confient à une classe de commerçants, les globules du sang, cheminant dans les grandes routes du corps, transportant les aliments là où leur besoin se fait sentir, et emmenant les produits consommés. Quelques usines spéciales, comme le foie, les reins, la rate ont un travail bien délimité. Le gouvernement de notre organisme est dévolu à un certain nombre de cellules nerveuses, informées par les filets nerveux de ce qui se passe à la périphérie du corps, se formant un jugement et faisant exécuter leur volonté à une force armée considérable représentée par l'appareil musculaire. Celui-ci a toutes les qualités d'une bonne armée, c'est-à-dire que, sans volonté propre, il exécute avec rapidité et précision les ordres reçus.

Qu'est-ce qui fait l'unité d'un grand pays bien administré? C'est incontestablement sa formule organisatrice que nous appellerions sa constitution, laquelle n'est ni de la chair humaine, ni un objet matériel, ni une provision de force. En général, elle est écrite, mais elle pourrait aussi bIen ne pas l'être comme la constitution anglaise.

Un organisme supérieur donc grandit et vit comme

un pays bien organisé. Peut-être fait-il plus que de vivre, il meurt peut-être comme lui, et les lumières dont ies travaux tout modernes ont éclairé notre esprit depuis que le grand Pasteur nous a révélé le monde des micro-organismes, nous permettent maintenant quelques affirmations par trop hasardées.

Bon nombre de maladies étaient considérées comme la suite immédiate d'effets purement physiques. Les inflammations suivaient les «coups de froid», et quand quelque part il se formait une inflammation suppurative, on pensait que les humeurs du corps se portaient sur ce point. Il paraît établi maintenant que la presque totalité des inflammations suppuratives est due à la présence de micro-organismes spéciaux, capables de former des colonies sur la gélatine et qu'on appelle soit le staphylocoque, soit le streptocoque. Ces organismes morbifiques s'introduisent dans le corps et, s'ils y trouvent un terrain favorable, se multiplient énormément, désagrègent les tissus normaux et donnent lieu à une collection purulente, à un abcès. Le résultat n'est pourtant pas toujours si mauvais. II y a dans le sang quelques cellules particulières, les leucocytes, dont une des fonctions paraît être, d'après Mechnikoff, un des collaborateurs de M. Pasteur, d'enfermer et de supprimer, pour les empêcher de se reproduire, les agents de démolition comme les streptocoques, les staphylocoques et les bacilles de la tuberculose. On les a comparées, non sans justesse, à des agents de police du corps qui arrêtent les mécréants, les enferment, les empêchent de nuire, ou bien aussi aux

balayeurs de la rue, car ils paraissent consommer les produits dégénérés. Nous pouvons combiner ces deux comparaisons en nous représentant le rôle des leucocytes comme celui des chiens de Constantinople, dont le rôle tient tout à la fois de l'agent de police et du nettoyeur des voies publiques. -

Or, l'introduction d'un staphylocoque ne produit pas les mêmes effets sur tous les organismes. Les uns ne se laissent pas facilement entamer, ce sont ceux chez lesquels le gendarme fonctionne bien. Mais il en est d'autres chez lesquels il n'y a pas de gendarme, ou des gendarmes pas assez énergiques, ou des gendarmes qui peut-être passent à l'ennemi. Alors le bacille de la suppuration, se développe à loisir. La moindre plaie s'envenime, donne lieu à des abcès. Les contusions des membres, si fréquentes chez les enfants, risquent d'entrainer le gonflement des os et leur dégénérescence tuberculeuse. Ce sont des organismes dont les éléments, semblables à une armée sans cohésion, ne recherchent que la première occasion de se dissocier.

Il y a dans l'existence des peuples des faits semblables. Quand la loi constitutive d'un peuple domine rigoureusement son existence, quand chaque citoyen est l'esclave de son devoir, l'arrivée d'un factieux, ou, pour nous servir d'un terme moderne, d'un agitateur, ne produit pas un grand effet. Les citoyens ne se laissent pas agiter et l'autorité a bientôt fait de mettre le factieux hors d'état de nuire. Mais que ce même élément étranger pénètre dans un peuple dont les vertus civiques sont affaiblies, le factieux aura

bientôt créé autour de lui un groupe, un club, qui, croissant toujours, mettra l'Etat lui-même en danger.

Un autre groupe de maladies, sur la nature intime desquelles nous ne sommes pas éclairés, celles des tumeurs, des tumeurs malignes, par exemple, caractérisées par une dégénérescence, avec croissance anormale des éléments de l'organisme, peut être, par une conception qui, ne l'oubliez point, est encore tout à fait théorique, rapproché d'une certaine forme de dissociation sociale. Une tumeur maligne se forme par exemple dans l'oeil ou dans le cerveau. Il se produit des cellules vivantes, qui sortent de la loi de notre organisme normal. Quelques-unes de ces cellules, mobilisées par la circulation, s'échappent dans les vaisseaux et vont à un tout autre endroit, dans les glandes lympathiques, former et multiplier de nouveaux groupes. Ne vous semble-t-il pas voir dans ces éléments microscopiques le pendant des groupes d'agitateurs dont les doctrines dissolvantes réussissent bien dans une grande ville, mal à la campagne et délèguent quelques-uns de leurs membres pour se rendre par les chemins de fer dans une autre ville à l'autre extrémité du territoire pour former là un nouveau groupe de dissociation et agir ainsi plus sûrement d'une manière fatale sur l'organisme national?

C'est ainsi que des peuples, après une glorieuse existence, sombrent, non pas uniquement par l'introduction d'éléments factieux, mais par la diminution, chez eux, des vertus civiques, diminution qui seule a pu assurer le succès des démolisseurs. En

un mot, la loi constitutive du pays, cette chose très immatérielle qui constitue l'unité d'un peuple à travers les siècles, s'était affaiblie à un moment donné dans l'âme de chaque molécule humaine, et dès lors les éléments ont eu beau jeu pour détruire l'organisme national.

Ainsi le corps vivant est constamment en proie à des attaques de micro-organismes dont l'action finale est la destruction. Généralement il se défend, mais quelquefois il ne se défend pas et alors de nouveaux éléments biologiques se développent peu à peu, se multiplient dans ce corps vivant et en amènent la fin.

Bien des savants aujourd'hui recherchent le moyen d'aider à l'organisme humain à se défendre contre cette invasion étrangère. La science met la main, semble-t-il, sur des agents qui, dérivés eux-mêmes d'un microbe donné, empêchent la reproduction de ce microbe. Nous saluons avec joie les travaux comme ceux de M. Pasteur contre le charbon et la rage, comme ceux des docteurs Behring et Roux contre la diphtérie, et nous souhaitons avec ardeur que les tentatives faites de toute part pour aider l'organisme humain dans la lutte contre les attaques du bacille tuberculeux soient bientôt couronnées de succès.

L'an dernier, ici même, notre éminent compatriote, M. Raoul Pictet, par une observation dont la portée philosophique n'échappera à personne, a montré qu'il y a des cultures vivantes qu'on peut porter à la température de 150 degrés au-dessous de

zéro sans éteindre définitivement en elles la possibilité de vivre. Or, à 90 degrés au-dessous de zéro tous les phénomènes chimiques ont cessé. Cette expérience nous impose l'obligation de faire une distinction de fond entre les phénomènes chimiques et physiques qui sont des formes du mouvement et le principe vital.

Envisageant ainsi de haut ou avec un certain recul les phénomènes de la vie, nous voyons les atomes de la matière inerte se grouper docilement sous l'autorité de quelque chose qui n'est ni une substance ni un mouvement, et qui a toute l'immatérialité d'une loi. Cette chose immatérielle nous paraît être la condition de tout organisme, du nôtre en particulier, et elle est chez nous la seule chose qui soit permanente.

Il y a dans les travaux modernes, qui nous ont fait mieux connaître les phénomènes de la vie, un notable enrichissement de notre intelligence. En biologie, la nature nous paraît plus grande, plus riche en êtres et en forces et cependant plus simple qu'elle ne nous semblait être au moment de nos études. Et ce que j'exprime ici pour la biologie n'est qu'une des faces des progrès considérables que la science a enregistrés depuis quarante ans dans l'étude de la nature.

Sauf les grands esprits, les hommes avaient l'habitude de juger les phénomènes de la nature d'après leur taille et leur durée pour tout ce qui concerne l'espace et le temps. Un phénomène était rapide lorsqu'il se passait dans une fraction de seconde; un phénomène était lent quand il se répétait toutes les

deux ou trois générations humaines. Mais le téléphone, que nous manions tous les jours, nous fait toucher du doigt des actions qui se répètent au nombre de 1000, 3000, 4000 fois par seconde, qui dans cet espace de temps suivent des lois rigoureuses, se partagent, se divisent, se modifient; et la durée des vibrations du téléphone est extrêmement longue comparée à celle de la lumière. Il y a donc des faits réels pour lesquels une seconde est une demi-éternité; et qui pourrait nier que, par opposition, il n'y ait dans la nature des phénomènes si lents que, pour eux, des milliers de siècles sont comme l'instant qui fuit.

Aux clartés de la science, nous sentons que la lumière se fait, que les limites de nos connaissances s'élargissent, que l'horizon recule, et, si ce discours, qui soulève plus de questions qu'il n'en résout, provoque chez vous d'ultérieures réflexions, ce travail de votre esprit vous fera paraître la création aussi grandiose, aussi imposante dans les choses brèves et dans les infiniments petits qu'elle vous semblait l'être déjà dans ses immensités.