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DISCOURS DE M. EDMOND ROSSIER

Recteur entrant en charge.

MESDAMES, MESSIEURS,

Il est dans mes habitudes de feuilleter les gros livres. J'ai donc parcouru dans les recueils officiels de l'Université les discours que mes précédesseurs, les recteurs entrant en charge, avaient prononcés dans des occasions semblables à celle-ci. Le préambule est presque toujours le même: des expressions de reconnaissance pour l'honneur reçu, de légitimes inquiétudes en face d'une tâche trop lourde, de la confiance pourtant, car on compte sur la bonne volonté de tous... Ces sentiments répondent exactement à la vérité des choses et, malgré tout mon désir de dire du nouveau, je ne puis que les exprimer comme les autres; tout au plus, me permettrai-je d'intervertir les termes.

La confiance, je l'ai: c'est la situation générale de notre Université qui me l'inspire. Il me semble que nos affaires sont en bonne voie. Nous avons fait des pertes douloureuses; mais nous avons acquis des forces nouvelles. L'orage qu'avaient provoqué des hommes doués d'une remarquable ardeur pour le mal s'est heureusement dissipé. Les malentendus, légers d'ailleurs, qui avaient pu se produire entre nous et une partie de l'opinion publique de noire ville sont depuis longtemps éclaircis. L'Université

est forte du zèle, du travail, du talent de ses professeurs et si le chiffre de nos étudiants a baissé, c'est, comme vient de nous le dire M. le recteur Blanc, c'est que nous-mêmes l'avons voulu ainsi. Nous avons recherché le sérieux et le travail plus que le nombre; personne ne nous en fera un reproche.

Le rapport qui vient de nous être lu est donc encourageant. Mais, à propos de ce rapport, permettez-moi, mon cher précédesseur et ami, de vous faire une remarque: dans votre étude si instructive et si intéressante sur la marche de notre Université, vous avez oublié une chose... vous ne nous avez pas dit tout ce que vous avez réalisé vous-même, dans quelle grande mesure nous vous sommes redevables de la prospérité actuelle; les faits heureusement nous renseignent et nous vous sommes reconnaissants.

Tout me permet aussi d'espérer que mes rapports avec l'Etat seront fort bons. Vous êtes, Monsieur le chef du Département, habitué aux assemblées politiques; vous avez eu aussi des commandements militaires: car chez nous un honneur n'arrive jamais seul; et vous avez dû constater plus d'une fois qu'il était plus difficile de traiter avec des professeurs que de présider un des conseils de l'Etat, de diriger les affaires publiques ou de commander un régiment. Ce sont des gens au col roide, qui défendent âprement des idées arrêtées et qu'il est fort difficile de mettre d'accord quand une fois ils ne s'entendent pas. Que voulez-vous.. les études spéciales développent l'individualisme; c'est une très ancienne expérience, et je crains fort que nous ne nous corrigions jamais. Mais vous ne vous émouvez pas de ces choses; vous laissez à tous les avis la liberté de s'exprimer et vous les entendez avec bienveillance, sachant bien qu'une maison active vaut mieux qu'un temple mort et que du choc des opinions naît la vérité.

Il me semble donc, à regarder autour de moi, que je n'ai pas trop de raisons de craindre; et si je ne réussis pas, en dépit de mes efforts, à faire d'utile besogne, je devrai

m'en prendre à moi-même. Car, malgré tout, la tâche du recteur reste difficile et il faut plus que de la bonne volonté pour la mener à bien. MM les Professeurs, tous n'avez pas craint de risquer l'expérience; vous m'avez ouvert un crédit sur l'avenir.: Votre confiance m'honore et m'oblige: je vous en remercie. -

MM. les Etudiants. Il est d'usage que le recteur entrant en charge s'adresse surtout à vous. Je le fais volontiers; non pas pour vous présenter une dissertation érudite; mais pour vous rappeler quelques traits de la vie des étudiants vos devanciers avant de parler de ceux d'aujourd'hui.

Veuillez faire un effort d'imagination et remonter de près de quatre siècles dans l'histoire. L'Académie de Lausanne vient d'être fondée. Elle n'est pas dans une situation luxueuse, à preuve que nous ignorons encore où se donnèrent les premières leçons. Ses professeurs ne sont pas légion. Il y en a quatre en tout, dont trois concentrent presque tous leurs efforts sur la théologie, tandis que le quatrième, le lecteur des arts, fait tout le reste. Pourtant les étudiants viennent-nombreux, car les paroisses réformées demandent des pasteurs et, pendant vingt ans et plus, Lausanne reste la seule Académie protestante de langue française.

Ces étudiants, on les reconnaissait à leur habit noir, à leur manteau court, à la toque qui couvrait leur chef; quelques-uns portaient des rabats... Tous n'étaient pas sérieux: au XVIe siècle, le bourgeois tranquille se sent déjà pris d'une insurmontable défiance en face de cette jeunesse turbulente à ses heures et les habitants de la rue de Bourg se plaignent à plusieurs reprises de cris d'une harmonie déplorable qui rendent le sommeil impossible. La répression est d'ailleurs prévue: la loi de 1550 fixe toute une série de mesures allant de l'exhortation paternelle, admonestatio, jusqu'à l'expulsion et à la remise entre les mains du bailli.

Mais la sagesse était la règle. Les étudiants du XVIe siècle recherchaient, pour la plupart, les délassements calmes. Ils se promenaient volontiers dans la campagne; parfois ils s'enhardissaient jusqu'à gravir les pentes du Jura ou les premiers sommets des Alpes et quand un Conrad Gessner consentait à diriger ces courses, elles devenaient pour ceux qui y prenaient part la plus merveilleuse des leçons. Ils abordaient. volontiers le théâtre: des pièces religieuses s'entend, en latin et aussi en français. Les infortunes de Suzanne mises en vers par Sixte Birck arrachèrent des larmes à toute une génération et, un jour de l'année 1553, en pleine place de la Palud; la bonne ville de Lausanne s'extasia devant ses jeunes artistes qui, montés sur des tréteaux, jouaient une pièce de Théodore de Bèze: Abraham sacrifiant.

Ils travaillaient surtout, les étudiants. Les cours commençaient à six heures en été, à sept heures en hiver. Défense expresse de les manquer! et celui qui arrivait en retard se heurtait à une porté impitoyablement fermée. Mais ce régime n'étonnait personne. Les étudiants admettaient la surveillance sévère de leurs maîtres de pension, tout comme ils subissaient sans mot dire les innombrables conseils, reproches, exhortations et sermons qui pleuvaient sur eux de toutes parts. Car, chacun s'employait à les faire marcher dans les sentiers du bien: le recteur, les professeurs, les pasteurs, le bailli et le guet.

La vie était rude alors, et aussi la foi était ardente. La grande majorité des jeunes gens que groupait l'école de Lausanne avaient leur vocation toute tracée devant eux'. Ils avaient le courage, l'ardeur, l'esprit de sacrifice; ils avaient hâte d'affronter la vie. A peine leurs études terminées, ils partaient où les appelait le devoir: én France,' en Angleterre, en Suède, en Pologne, même dans les pays du Midi, tout rouge du feu des bûchers. Les routes étaient dangereuses: souvent de sinistres nouvelles arrivaient qui jetaient comme un voile de deuil sur l'Académie vaudoise. En 1552, entre autres, cinq étudiants lausannois étaient

arrêtés à Lyon, emprisonnés, jugés et brûlés comme hérétiques... L'activité était périlleuse aussi, car les passions étaient vives: on tuait pour venger Dieu... N'importe! Le martyre n'effrayait pas alors et les connaissances et les convictions que ces jeunes hommes avaient recueillies dans notre petite ville, ils les semaient autour d'eux, largement, et des milliers, des centaines de milliers d'autres hommes en ont subi l'empreinte.

Des siècles s'écoulent: les guerres de religion ensanglantent l'Europe et s'apaisent de par la fatigue des combattants; sur les débris des partis la monarchie absolue élève son édifice immense, puis un esprit nouveau se fait jour, esprit de discussion, de critique, revendication superbe de dignité et de liberté; et la Révolution française éclate.

Elle n'eut pas, d'abord, sur notre Académie, une influence heureuse: les auditoires se vidèrent et la révolution vaudoise qui survint quelques années plus tard les vida encore davantage. L'atmosphère ambiante ne favorisait pas les études: c'était une profusion de principes, un tintamarre de paroles, un mouvement de cortèges; des manières rudes avaient remplacé la civilité ancienne; on disait citoyen au lieu de monsieur; les bâtiments académiques étaient transformés en casernes; les soldats faisaient l'exercice dans la cour, sous les grands arbres à l'ombre desquels s'étaient promenées plusieurs générations de professeurs paisibles... Tout cela nuisait au recueillement, et les jeunes théologiens lausannois s'enfuyaient loin du bercail pour se jeter dans la grande vie.

Car notre Académie était encore, avant tout, une pépinière de pasteurs. Elle s'était enrichie de quelques chaires nouvelles: une de physique et chimie, une de mathématiques, une de droit et de quelques enseignements extraordinaires; mais l'esprit théologique restait prépondérant. Il

est vrai que la théologie menait à tout. En 1802, la chaire de droit étant devenue vacante par la mort de son titulaire, M. Dapples, un pasteur la revendiqua et prétendit l'avoir sans concours... Mais des temps nouveaux se préparaient. L'année 1803 surtout, celle où notre pays devint un Etat, provoqua un grand enthousiasme dans l'Académie. Les étudiants — 'il y en avait encore — se mêlèrent à la vie publique: ils s'agitèrent dans les assemblées, escaladèrent les tribunes, firent des discours point mauvais sur le thème de liberté et patrie.

Ils firent mieux: comprenant que l'enseignement un peu sec qu'ils avaient reçu jusque là ne correspondait plus aux nécessités du présent, ils protestèrent contre l'usage exclusif du latin dans les études, créèrent des sociétés où, avec l'appui de leurs maîtres, mais au besoin-sans eux, ils pourraient discuter de toutes les questions; l'une de ces sociétés, celle de l'auditoire des Belles-Lettres, vit encore aujourd'hui. Ils fondèrent un journal, La Voix de la religion, où ils proclamaient un christianisme poétique inspiré de la grande manière de Chateaubriand; ils rêvaient de le répandre partout, de réunir tous les peuples dans la liberté et dans la foi. Mais ils reconnaissaient aussi que la profession pastorale, si honorable fût-elle, ne suffisait pas à tout. L'Etat nouvellement formé, cette patrie vaudoise qu'ils aimaient déjà, réclamait des efforts et des dévouements: ils devaient se préparer aux carrières libérales et aux fonctions publiques. En 1802 déjà, un étudiant avait demandé de faire sa licence en droit. Les autorités éprouvèrent de l'embarras: on l'estimait médiocrement préparé par un unique professeur... On l'accepta pourtant et l'exemple fut suivi. Atteinte par le souffle nouveau, l'Académie se transforme: elle cesse d'être une école, elle prépare à la vie. Et son action dut être saine, car, dans les années qui suivent, se forment deux générations d'hommes très intéressants, ceux de 1830 et ceux de 1845.

Franchissons encore des années. Le XIXe siècle a passé, ouvrant et résolvant des problèmes, reculant, jusqu'à l'infini les limites, je ne 'dirai pas tant de la science, mais de la recherche, de la curiosité humaine... Nous, arrivons à l'époque actuelle.

Ici, Messieurs les étudiants, vous devez être tentés de me dire que vous connaissez ces temps aussi bien que moi et que pas n'est besoin de vous les décrire. Rassurez-vous, ce ne sont que quelques impressions, impressions d'un ancien, que je veux vous soumettre.

D'abord, ,une constatation: le remarquable développement de la vieille école de Lausanne. Nos ancêtres, hommes du XVIe siècle ou contemporains de la révolution, auraient grand'peine à la reconnaître., L'Université, avec ses établissements annexes, ses collections, ses laboratoires, le corps imposant de ses professeurs et de ses assistants, leur ferait un effet grandiose. Seuls quelques locaux difficiles d'accès, pittoresques comme topographie, leur donneraient une impression de déjà vu. Et, encore veut-on bien nous dire que nous n'y sommes plus pour longtemps... Ils s'étonneraient surtout du grand nombre et de la variété des étudiants. Les distances sont maintenant raccourcies; c'est le monde entier qui envoie des auditeurs à notre Université. Et c'est normal: j'ai toujours estimé que notre petit pays; qui occupe au point de vue international une situation privilégiée et ne plie pas sous le faix des , charges militaires, assume par là-même des devoirs vis-à-vis de l'étranger et que le premier de ces devoirs est d'assurer une instruction haute et libre à ceux qui viennent la lui demander.

Vous êtes nombreux, Messieurs les étudiants, et vous êtes travailleurs aussi. Parmi vous beaucoup ont été préparés, et minutieusement préparés, dans les établissements secondaires de nôtre pays. Vous avez une notion très exacte de ce que vous, devez faire à l'Université; vous, êtes sérieux... Sans doute, il y a des exceptions: certains d'entre vous franchissent sans aucun plaisir le seuil de l'auditoire; ils s'attardent le long des chemins et ne se doutent pas que

Dante place les paresseux dans le cinquième cercle de l'enfer. Mais les exceptions confirment la règle, dit-on, et, dans l'ensemble, je suis assez disposé à croire que vous êtes plus sérieux que nous ne l'étions à votre âge.

Puis il y a les étrangers. Ils ne viennent certes pas à Lausanne pour s'amuser; car, j'ai pu le constater, notre ville au dehors ne passe pas pour un centre de plaisir et je ne m'en plains pas. D'ailleurs, parmi ces étrangers, il y en a pour qui la vie n'a pas été facile: leur préparation a été incertaine; ils sont pauvres; ils commencent leurs études un peu au hasard, maladroitement; mais ils ont confiance; ils ont l'ardeur au travail et les grands horizons de la science devant les yeux.

Et tous vous entendez faire de bonne besogne, acquérir des connaissances solides d'après des méthodes exactes, être des scientifiques... Scientifique! le mot est à la mode; on l'emploie partout maintenant: en politique, en administration, en enseignement, même dans les arts et même dans les jeux. Peut-il y avoir quelque chose de bon qui ne soit pas scientifique?

Certes, je serais mal venu à décourager ce beau zèle. Au contraire! je le dis bien haut: Travaillez, développez-vous, élevez-vous, cherchez à atteindre ces sommets d'où l'on voit très loin autour, de soi... Mais souvenez-vous aussi que la science n'est pas tout. Il faut être remarquablement fort pour avoir le droit de n'être que savant. Le savant qui n'est que cela reste un isolé, un revêche, un inutile trop souvent. Ne suivez pas cet unique but, et, tout en travaillant fort et ferme, vous, hommes de l'avenir, regardez parfois vers le passé, vers les étudiants qui vous ont précédés. Ayez comme eux le culte de la patrie et gardez aussi devant vos yeux cette petite flamme — appelez-la comme vous voudrez, flamme de dévouement ou flamme d'idéal. —qui luisait claire devant les simples escholiers. du XVIe siècle et faisait d'eux des héros.