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VINGT-CINQ SIÈCLES DE MÉDECINE

Monsieur le Chef du Département de l'Instruction publique, Messieurs les Professeurs, Messieurs les Étudiants et Mesdames les Étudiantes, Mesdames et Messieurs.

«Ce qui est écrit est écrit, et ce qui est écrit arrivera», dit le proverbe musulman... Il était écrit que le gamin qui, voici plus de soixante ans, en face de la maison paternelle, alors que l'Académie de la Principauté venait d'être supprimée, taquinait le goujon à l'endroit même où nous nous trouvons, verrait s'y élever l'Université de Neuchâtel et serait, par la bienveillance de ses collègues, appelé à monter comme recteur à cette tribune où tant d'autres seraient plus à leur place — et surtout, veuillez me croire, plus à leur aise que lui. Ce grand honneur, dont je sens, certes, tout le prix, je ne l'avais pas alors davantage rêvé — vous le pensez bien —que je ne l'ai brigué aujourd'hui. Au contraire; estimant avoir, à mon âge, bien un peu le droit de chanter le cantique de Siméon, j'ai prié mes collègues de choisir, pour présider à leurs délibérations, une force plus jeune et mieux à la hauteur d'une tâche qui ne laisse pas d'être assez lourde; mais ils n'ont rien voulu entendre, et, devant les inexorables dispositions du règlement, j'ai dû m'incliner. Je suis —qu'ils veuillent en recevoir l'assurance —profondément touché et reconnaissant de ce témoignage de confiance et d'estime, mais je leur laisse l'entière responsabilité d'un choix dû, en grande partie, sans

doute, aux relations d'amitié qui me lient au généreux bienfaiteur de notre jeune Université, M. Antoine Borel, auquel ils auront voulu donner ainsi, indirectement, une preuve de leur gratitude. Je remercie avec confusion de face mon très distingué prédécesseur des paroles beaucoup trop flatteuses dont il vient d'enguirlander ma présentation, et je compte spécialement sur ses bons conseils pour me guider dans cette charge qu'il a remplie avec tant de distinction, et dont je ne le vois pas sans angoisse se décharger sur moi avec la joie mal dissimulée qui le rend si optimiste aujourd'hui. Ces deux dernières années, les premières de l'Université, ont été tout particulièrement chargées et difficiles; la révision de tous les règlements, la création de nouvelles chaires, l'installation de nouveaux professeurs ont occupé M. Piaget certainement bien davantage qu'aucun des recteurs de feue l'Académie ne l'a jamais été. Maintenant il peut descendre de la chaise curule avec la satisfaction de laisser en pleine prospérité le nouveau-né confié à sa sollicitude le jour même de sa naissance. La tâche de suivre celui-ci dans un développement qui nous réjouit tous est ainsi bien simplifiée; je n'ai d'ailleurs nullement la prétention, vous le comprenez, Mesdames et Messieurs, de m'en acquitter aussi brillamment que mon prédécesseur; je n'ai ni sa haute culture, ni sa jeunesse avec la belle confiance qu'elle met au coeur; mais vous pouvez en être assurés, mes chers collègues, je mettrai toutes mes forces à me montrer digne du grand honneur que vous m'avez fait. Pour cela, j'escompte votre fidèle appui et votre indulgence pour un vieillard chez qui la façade tient encore à peu près, mais dont l'intérieur est, je le crains, beaucoup plus vermoulu qu'il n'y paraît au premier abord...

Et maintenant, Mesdames et Messieurs, puisque l'usage antique et solennel veut qu'après cette oratio pro domo sua

le nouveau recteur vous entretienne un moment de choses plus intéressantes pour vous, je m'y conformerai en vous demandant, toutefois, bien pardon de parler médecine dans une Université qui n'a pas de Faculté de ce nom. Chaque oiseau siffle suivant son espèce... N'étant ni historien, ni philosophe, ni littérateur, il me serait impossible d'aborder dans ces disciplines là l'étude d'un sujet digne d'une aussi docte assemblée. J'ose donc espérer que vous voudrez bien vous contenter d'un rapide aperçu du développement de l'art médical, d'Hippocrate à nos jours, que j'intitulerai Vingt-cinq siècles de médecine... Ne tremblez pas, Mesdames et Messieurs, je ne les parcourrai point les uns après les autres. Si je donne ce chiffre, c'est en premier lieu pour fixer les dates, puis pour constater — fait bien inattendu — que les progrès décisifs dont peut, à bon droit, s'enorgueillir la médecine d'aujourd'hui, ont tous — à deux ou trois exceptions près — été réalisés au cours du dernier des vingt-cinq siècles écoulés depuis l'époque du père de la médecine, tandis que les vingt-quatre précédents n'avaient en somme — en pathologie interne du moins — ajouté que bien peu de choses aux connaissances transmises par lui à ses disciples.

Hippocrate naquit dans l'île de Cos la première année de la 80me Olympiade, trente ans avant la guerre du Péloponèse, soit 460 ans avant Jésus-Christ. «La civilisation grecque est à son apogée, écrit Frédault dans son Histoire de la Médecine; les monuments les plus merveilleux des arts se construisent; les grands capitaines, les grands orateurs et les grands artistes se sont comme donné rendez-vous à ce moment. Hérodote, Socrate, Phidias, Périclès sont dans tout l'éclat de leur gloire. Thucydide paraît, Sophocle charme le théâtre pendant qu'Aristophane l'égaie. Platon enseigne à l'Académie et Aristote va paraître. C'est le

temps des grandes choses, des grandes conceptions, des oeuvres faites pour la postérité, et Hippocrate ne peut manquer à ce concert où la médecine doit être représentée. Descendant d'Esculape et d'Hercule, il porte dans son sang le génie de ses aïeux; il tient d'hérédité le souffle divin qui donne l'art secourable, et sortant du temple où il s'est nourri des observations médicales de plusieurs siècles, éclairé d'une des plus hautes philosophies qu'il ait été donné à l'homme de concevoir par la raison pure, il arrive sur la scène de son siècle avec toutes les facultés propres à l'oeuvre à laquelle il est destiné...»

Jusqu'à Hippocrate, la médecine avait à peine le droit de s'appeler une science. Confondue avec la philosophie, avec les pratiques mystérieuses de la magie et de la religion, mêlée à toutes les superstitions, tenant à tout sans reposer sur rien, elle n'avait ni base, ni corps, ni tête et ressemblait pas mal au légendaire couteau sans lame dont le manche est égaré.

En voulez-vous quelques exemples, Mesdames et Messieurs?

On distingue dans la médecine pré-hippocratique deux époques: l'époque héroïque ou fabuleuse et l'époque religieuse et philosophique. Dans la première, c'est Apollon, premier dieu de la médecine; c'est Orphée son fils; ce sont les trois soeurs Médée, Angitia et Circé, adonnées à l'emploi des poisons, des remèdes, de la magie et des incantations; c'est Mélampe, berger, médecin et magicien au Péloponèse, qui guérit au moyen de l'ellébore les filles du roi Proetus frappées de folie par Junon. C'est encore le centaure Chiron, médecin et archer, qui introduit la petite centaurée parmi les remèdes, et a comme disciples Hercule, Esculape et les deux fils de ce dernier, Macaon et Podalire. Esculape, le dieu de la médecine, ressuscitait les morts, entre autres Hippolyte, l'infortunée victime de la perfidie de Phèdre.

Les déesses elles-mêmes pratiquaient la médecine. Cybèle guérissait les petits enfants; Latone, mère d'Apollon, pratiquait

la chirurgie avec Diane comme assistant. Pallas enrichit de quelques herbages la pharmacie antique. La belle Hélène enfin aurait eu connaissance d'un médicament qu'Homère appelle nepenthes et qui calmait toute douleur, physique ou morale; on a pensé que c'était peut-être l'opium.

Avec les Asclépiades, descendants et disciples d'Esculape, commence l'époque religieuse de la médecine, pratiquée par des prêtres-médecins dans des temples dont il s'éleva un grand nombre en Grèce, en Italie, en Asie et en Afrique. Le plus célèbre fut celui d'Épidaure dans le Péloponèse, celui dont parle le Jeune malade de Millevoye lorsqu'il dit «Fatal oracle d'Épidaure, etc...»

Les malades, bien préparés par le jeûne, les prières, les sacrifices et les offrandes entendaient une voix mystérieuse qui sous forme d'oracle rendait les arrêts de sa thérapeutique. En voici un, écrit sur une table votive trouvée, au siècle dernier dans une île du Tibre: «Un soldat aveugle, nommé Valerius Aper, ayant consulté l'oracle, a reçu pour réponse qu'il devait mêler le sang d'un coq blanc avec du miel, et s'en frotter les yeux pendant trois jours. L'ayant fait, il recouvra la vue et vint remercier le dieu devant tout le peuple.»

Mais peu à peu la médecine passait de la main des prêtres dans celle des philosophes. Pythagore aurait écrit un livre sur les vertus magiques des plantes, et spécialement du chou. Ses disciples adoptèrent l'usage de visiter les malades à domicile, tout en faisant concurrence aux Asclépiades qui pratiquaient encore dans les temples, aux gymnasiarques qui traitaient les athlètes et les malades dans leurs gymnases, à l'empirisme des charlatans qui débitaient leurs drogues sur les places publiques. Le plus célèbre de ces disciples de Pythagore fut Empédocle d'Agrigente, en Sicile, qui enseigne que la chair est composée par parties égales de quatre éléments: la terre, le feu, l'air et l'eau. N'oublions pas Démocrite qui — on le

sait —riait tant de la bêtise humaine que ses concitoyens le croyant fou lui envoyèrent Hippocrate pour le traiter. On lui a attribué plusieurs ouvrages médicaux, perdus aujourd'hui, si du reste ils ont jamais existé, sur la nature de l'homme, sur les pestes, la diète et les choses qui sont propices ou contraires au corps suivant le temps. La bêtise humaine qui faisait tant rire Démocrite arrachait de continuelles larmes à Héraclite, médecin philosophe, mais plus philosophe que médecin, qui voyait dans le feu l'élément primordial de toutes choses. Il professait, d'ailleurs, un profond mépris pour son propre art, disant qu'il n'y aurait rien au monde de plus sot que les grammairiens, si les médecins n'existaient pas...

Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, il était temps de mettre de l'ordre dans ce cahos, et le grand, l'immortel mérite d'Hippocrate est d'avoir placé la médecine sur son seul terrain rationnel: l'étude de la nature. Il est le fondateur de l'école naturiste à laquelle se rattachent encore les médecins du XXme siècle, et dont dérivent tous les systèmes échafaudés au cours des âges. Citons parmi les plus importants: le pneumatisme d'Athénée de Cilicie, l'archaïsme de Van Helmont, l'animisme de Stahl, le vitalisme de Barthez, l'humorisme, qui remonte à Hippocrate lui-même, le solidisme où nous trouvons les grands noms de Corvisart médecin de Napoléon de Pinel le libérateur des aliénés et le fondateur de la psychiâtrie, de Broussais le défenseur de l'irritation cause de toutes les maladies, le cellularisme enfin où brille l'illustre nom de Virchow.

De tous ces systèmes, dans la première moitié du siècle passé, l'humorisme était le plus généralement admis, sans grands changements, en somme, depuis Hippocrate. Pour le père de la médecine, il existe dans le corps quatre humeurs: le sang, la bile, la pituite ou le phlegme, qui se forme dans le cerveau, et l'atrabile qui provient de la rate. La santé est constituée par la répartition normale de ces humeurs, qui

doivent toujours s'équilibrer exactement dans leurs proportions. Si cet équilibre est rompu, survient la maladie, soit une «intempérie» caractérisée par la surabondance d'une de ces humeurs aux dépens des autres et dite alors «intemperée»; si elle s'accumule dans un organe, il y a fluxion. De cet organe, où l'humeur accumulée se trouve d'abord à l'état de crudité, elle doit se retirer au moyen d'une élaboration naturelle qualifiée de coction ou de maturation; et si au cours de ce travail survient un phénomène vital particulier, on lui donne le nom de crise, qui juge la maladie —ainsi la chute de la fièvre avec d'abondantes transpirations dans la pneumonie. Si, au contraire, la libération d'un organe engorgé s'accomplit sans présenter rien de particulier, on dit que la maladie se termine par la résolution. Ces trois périodes: fluxion, coction et crise, ou résolution, correspondent aux trois périodes de la médecine moderne: invasion, période d'état, déclin.

Ajoutons qu'Hippocrate ne veut pas qu'on violente la nature qui sait beaucoup mieux que le médecin ce qu'elle a à faire pour lutter contre la maladie et remettre toutes choses en place: vis medicatrix naturae. Soulager le malade par tous les moyens possibles, par le repos, la diète, les boissons rafraîchissantes; aider les humeurs à retrouver leur équilibre par des moyens appropriés, à cela doit se borner le rôle du médecin; car en voulant agir directement sur la maladie, il risque fort de contrarier la nature dans ses efforts d'y remédier. En un mot, le traitement doit être exclusivement symptomatique.

Quant aux causes des maladies, Hippocrate les trouve soit dans un régime défectueux (par quoi il entend non seulement les aliments et les boissons, mais le genre de vie tout entier), soit dans l'air. «Quand une maladie règne épidémiquement, dit-il au traité De la nature de l'homme, il est manifeste que la cause doit en être cherchée non dans le régime, mais dans

l'air que nous respirons et qui, manifestement aussi, laisse échapper quelque exhalaison des matières morbifiques qu'il contient.»

Ce système d'humeurs en rupture d'équilibre, ou viciées par des miasmes, a si bien dominé toute la médecine, après Hippocrate, que la thérapeutique ne tendait qu'à les remettre en due place et à les purifier. La saignée, les purgatifs, les vomitifs, les sudorifiques, les dérivatifs, — sétons, cautères, moxas, vésicatoires, fer rouge, — la diète, l'affadissante série des boissons et tisanes rafraîchissantes et dépuratives, forment à peu près tout l'arsenal médical jusqu'au milieu du siècle passé; et on en usait!... Voyez les vieux almanachs indiquant les jours bons pour la saignée, les ventouses, ou pour les remèdes chers à M. Purgon. Beaucoup de gens, il y a cinquante ans, en usaient régulièrement... Avaient-ils si tort? Notre corps renferme des myriades de microbes auxquels il serait tout indiqué de faire, de temps en temps, une chasse sérieuse. Toute machine doit être nettoyée après une certaine somme de travail; la machine humaine est la seule qu'on ne nettoye jamais à fond...

L'art du diagnostic avait pourtant fait, au siècle passé, des progrès considérables, grâce à la découverte de l'auscultation et de la percussion, appliquées surtout aux organes de la cavité thoracique: coeur et poumons. Léopold Avenbrugger, né à Gratz en Styrie en 1722, trouve la percussion, mais, chose incroyable, ce moyen indispensable aujourd'hui de reconnaître l'état de ces organes, reste négligé jusqu'au moment où Corvisart, premier médecin de Napoléon, je viens de le dire, le tire de l'oubli en 1808. Onze ans plus tard Laennec, médecin des hôpitaux de Paris, y ajoute son complément naturel, l'auscultation des bruits cardiaques et respiratoires. «La méthode d'Avenbrugger, écrivent Bayle et Tillaye dans leur Biographie médicale, quelque avantageuse qu'elle soit, manque

cependant dans certains cas, et c'est pour obvier à son insuffisance que Laennec a imaginé le stethoscope ou pectoriloque, instrument avec lequel il étudie les sons qui se forment dans l'intérieur même de la poitrine, au lieu de se borner, comme le médecin allemand et ses imitateurs, à l'observation des différents caractères que présente le son produit par la percussion des parois de cette cavité. Le temps décidera du mérite respectif de ces deux méthodes, dont la nouvelle aura longtemps contre elle les difficultés qu'elle présente, les précautions minutieuses qu'elle exige et l'air de charlatanisme qu'on peut craindre qu'elle ne donne à celui qui la met en usage...» Ceci, Mesdames et Messieurs, était imprimé, — qui voudra le croire? — en 1855!

En chirurgie les progrès, grâce aux travaux des anatomistes, avaient été plus rapides. Puis deux découvertes capitales étaient venues éclairer ses voies: la ligature des artères et la connaissance de la circulation du sang.

La ligature des artères, avant laquelle on arrêtait l'hémorrhagie au moyen du fer rouge ou de la poix bouillante, fut pratiquée en premier lieu par Ambroise Paré, né en 1517, le père de la chirurgie française et l'une des plus pures gloires de la France. C'est de lui que nous vient cette belle devise inscrite au pourtour du grand amphithéâtre de l'École de Médecine de Paris: «Je le pansai; Dieu le guérit.» Paré était protestant et Charles IX, qui l'avait en grande estime, le pressa vivement d'abjurer. «Sire, répondit-il, trois choses me sont absolument impossibles: entendre une messe, rentrer dans le ventre de ma mère, et cesser d'être un fidèle sujet de Votre Majesté.» Malgré ce refus, le roi, dit-on, le cacha lui-même aux Tuileries pour le faire échapper aux massacres de la Saint-Barthélemy.

La circulation du sang fut découverte par le médecin anglais Harwey, vers le milieu du XVIIe siècle. C'est à cette

découverte que, dans le Malade imaginaire, fait allusion le père Diafoirus, lorsque, présentant à Argan son fils Thomas il lui dit: «... Mais sur toutes choses, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglement aux opinions des Anciens et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de la même farine.»

Notons qu'avant Harvey, Michel Servet, l'infortunée victime de l'intransigeance de Calvin, qui était médecin comme on sait, avait constaté le passage du sang à travers les poumons —la petite circulation. De là à reconnaître qu'il passe également par le coeur, il n'y avait plus qu'un pas que, sans le bûcher de Genève, Servet eût peut-être bientôt fait. Les laïques ne gagnent jamais rien à se mêler des disputes des théologiens...

Cependant, si la chirurgie était, il y a un demi-siècle, notablement en avance sur la médecine interne, il lui restait encore une conquête à faire, la plus belle, l'abolition de la douleur dans les opérations, avant quoi on était obligé, pour celles qui durent un certain temps, de lier le patient sur une table spéciale afin de l'immobiliser et de le contraindre à la subir jusqu'au bout. C'est au Dr Jackson, à Paris, que revient la gloire immortelle d'avoir, en 1846, reconnu les propriétés anesthésiantes de l'éther. Quelques années plus tard — en 1850 — Simpson substitue, pour la première fois chez l'homme, aux vapeurs d'éther celles du chloroforme, dont le physiologiste Flourens faisait usage dans ses expériences de laboratoire sur les animaux. Je viens d'écrire les mots de gloire immortelle... Combien parmi les milliers de malades qui passent chaque jour sous le couteau des chirurgiens, en est-il qui connaissent des noms qu'on devrait graver en lettres d'or dans toutes les salles d'opérations?

Je reviens pour un instant à la médecine interne.

En mentionnant les diverses formes qu'a pris, au cours des siècles, le naturisme d'Hippocrate, j'ai — en dernier lieu — indiqué le cellularisme, que je reprends à l'époque où nous a amenés la découverte des anesthésiques, soit le milieu du XIXe siècle environ.

Les perfectionnements successifs du microscope, inventé, en 1590, par le Hollandais Zacharie Jansen, avaient, certes, permis de réaliser des progrès sérieux dans l'anatomie des tissus, l'histologie, mais le progrès décisif restait pourtant encore à faire, et ce n'est qu'en 1838 que Schwann découvre la cellule —déjà, d'ailleurs, pressentie par l'Anglais Hoocken, en 1665 — élément constitutif primordial de nos tissus, base même de leur vie. Et voilà, du coup, tous les systèmes anciens à l'eau; les altérations de la cellule sont seules causes de la maladie; la médecine humorale a vécu, et le Traité de pathologie cellulaire de Virchow, publié en 1858, ouvre à la science une ère nouvelle.

Mais, chose étonnante, ce pas capital dans la connaissance de la nature intime de la maladie n'est point — comme on aurait pu s'y attendre — suivi d'un redoublement de la foi thérapeutique... Bien au contraire. On ne veut plus des humeurs peccantes et déséquilibrées; on jette au vieux fer tous les moyens anciens de les purifier et remettre en due place, mais ces moyens on ne les remplace par rien. Le nihilisme thérapeutique devient un dogme, en Allemagne surtout où l'École de Vienne, retournant au naturisme d'Hippocrate, se borne à soulager le malade, sans rien entreprendre, au fond, contre la maladie elle-même... Mieux encore... Une des plus importantes causes de maladie, pour le père de la médecine sont les miasmes... Or ces miasmes, où sont-ils? Qui les a jamais vus? Qu'on nous les montre!... Donc on ne croit plus aux miasmes qui s'en vont, avec la doctrine humorale, rejoindre les choses tombées aux vieilles lunes.

Nous, les jeunes, acceptions — il m'en souvient — avec enthousiasme les nouvelles idées, mais à cette époque, les affaires sanitaires étant encore exclusivement cantonales, les médecins qui désiraient être admis à pratiquer chez nous devaient passer, devant la Commission de santé, au vu d'un diplôme de docteur conquis dans une Université suisse ou étrangère, des examens vraiment sérieux. Or les modernes théories nihilistes médicales n'ayant pas encore obtenu droit de cité à Neuchâtel, les respectables vieux messieurs qui siégeaient dans la dite Commission, croyaient toujours aux miasmes comme à parole d'Évangile; et malheur au candidat qui eut paru contaminé par les idées nouvelles! Donc à l'hygiène, la première question portait naturellement sur l'existence des dits miasmes... «Vous venez de Berlin ou de Vienne, M. le docteur; qu'y dit-on des miasmes, et qu'en pensez-vous vous-même?» Le candidat, prévenu par les amis qui avaient, avant lui, passé au feu de l'épreuve, répondait, comme jadis Diafoirus fils, que les modernes, là-bas, n'y croyaient plus, mais que lui-même, fortement attaché «aux opinions de nos Anciens, n'avait jamais voulu comprendre, ni écouter les raisons et les expériences, etc.» C'était mentir par la gorge, mais voilà, Paris vaut bien une messe; on ne se brouille pas, dès le premier mot, avec un examinateur...

Et pourtant, ces Messieurs de la Commission de santé de Neuchâtel n'avaient pas si tort... Les miasmes existent et les humeurs peccantes n'ont jamais cessé de tourmenter la pauvre humanité; ils ont seulement changé de nom... Les premiers aujourd'hui s'appellent microbes, les secondes toxines et produits des combustions organiques, de sorte qu'après vingt-cinq siècles, nous voici revenus aux humeurs viciées d'Hippocrate.

Il est vraiment curieux de constater le parti-pris avec lequel, de tout temps, les médecins ont repoussé ce qu'ils n'ont pas

découvert eux-mêmes... Pendant cinquante ans ils ne croient plus aux miasmes parce qu'ils ne les ont pas vus; il leur a fallu un siècle pour admettre la réalité des faits du magnétisme animal de Messmer, qu'enfin convaincus ils débaptisent pour les appeler hypnotisme et suggestion. Et ce faisant, ils repoussent absolument l'existence du fluide magnétique... Or la découverte de la radio-activité des corps montre que, malgré tout, ce fluide pourrait bien exister, et que peut-être tout n'est pas simple suggestion dans certaines guérisons extraordinaires, inexplicables par les seules forces naturelles admises jusqu'ici.

Revenons aux humeurs troublées. Sans doute la cellule est toujours envisagée comme l'élément primordial de la vie de nos organes, mais sa santé ou sa maladie dépendent de la composition des liquides qui la baignent de toutes parts, composition qu'altère gravement l'intrusion de microbes pathogènes, cellules eux-mêmes, doués d'une vie propre, producteurs d'éléments toxiques incompatibles avec la vie normale de l'organisme, la santé.

Mais il y a plus. Ce ne sont pas seulement les microbes pathogènes, ou les substances toxiques introduites accidentellement dans l'organisme — poisons cérébraux par exemple: alcool, belladone, haschich — qui en troublent les fonctions. Les cellules normales dont il est formé sont le siège d'échanges nutritifs incessants: Stoffwechsel des Allemands, combustions organiques ou interstitielles des Français. D'un côté la cellule reçoit des liquides ambiants les éléments vitaux dont elle a besoin, de l'autre, elle leur rend les produits de ses combustions: déchets organiques, tous toxiques, tels, par exemple, que l'acide carbonique et l'urée. Le premier, amené incessamment par le sang veineux à la surface alvéolaire des poumons, est rejeté au dehors par la respiration; mais s'il s'accumule dans le sang, survient l'asphyxie qui est un empoisonnement

des centres respiratoires. De même lorsque les reins malades ne peuvent plus éliminer l'urée, celle-ci, empoisonnant le sang, produit rapidement la mort. Un animal auquel on enlève les deux reins périt lamentablement dans les 48 heures.

Tout ceci on le savait depuis longtemps, bien avant la découverte des microbes, de même encore, par exemple, que la résorption purulente, soit le pus d'une plaie empoisonnant le sang; et l'on continuait à jeter l'anathème sur la médecine humorale!

Ces faits montrent bien le rôle capital que joue dans l'organisme la composition chimique des liquides qui y circulent; et ceci non seulement quant à la santé physique, mais aussi quant à la santé mentale. Il semble prouvé aujourd'hui que certaines formes d'aliénation doivent être attribuées à l'action sur les cellules nerveuses cérébrales d'un sang vicié par les ruptures d'équilibre chimique — auto-intoxications.

Et ceci nous amène à dire, en passant, quelques mots de ces organes énigmatiques dont le physiologiste n'a pas encore réussi à déterminer exactement les fonctions: le thymus, les capsules surrénales essentiellement, auxquels on peut ajouter le corps thyroïde dont le rôle commence seulement à être élucidé. Ces organes ont toute la structure d'une glande, mais sans qu'on ait jamais réussi à leur trouver un conduit excréteur, de sorte qu'on peut bien affirmer qu'il n'existe pas; ce sont les glandes dites: «à sécrétion interne».

Le thymus, le ris de veau de nos cuisinières, situé sous le sternum au haut de la cavité thoracique, très développé à la naissance, s'atrophie peu à peu pour disparaître tout à fait avant la vingtième année, âge où, normalement, le corps cesse de croître. Il n'est donc utile qu'à l'enfant, pour son développement, sans doute; mais ce n'est là qu'une simple supposition, car, en somme, nous ne savons rien.

Les capsules surrénales, ou reins accessoires, sont, elles, des organes permanents, mais la nature de leurs fonctions nous échappe. Dans la maladie d'Addison où la peau se colore en brun — maladie bronzée — on les trouve dégénérés, mais ici aussi nous ne savons rien de plus.

Le corps, ou la glande thyroïde, dont l'hypertrophie produit le goitre, n'a que dans ces derniers temps livré une partie de ses secrets. Depuis longtemps on connaissait les crétins goitreux du Valais; les aliénistes avaient remarqué que chez leurs malades l'apparition d'un goitre est le signe d'une démence incurable, mais on ne s'expliquait ces phénomènes qu'en attribuant au corps thyroïde, très vasculaire, une fonction régulatrice de la circulation cérébrale. Aujourd'hui, on admet qu'il secrète une substance X réglant l'action trophique du système nerveux et le degré de coagulabilité du sang. Son ablation chez les jeunes gens produit l'imbécilité et des hypertrophies graves de la peau (pachydermie, cachexie strumiprive); son hypertrophie la maladie de Basedow (goitre exophtalmique). A noter également ici la possibilité pour un tissu de s'atrophier momentanément au profit d'un autre. Les saumons pris à Bâle au moment du frai sont lamentablement amaigris, tandis que leurs organes glandulaires de reproduction présentent, au contraire, une hypertrophie considérable; la fibre musculaire a mué en tissu glandulaire.

De tout ceci bien des points sont encore à éclaircir, mais il paraît dès aujourd'hui certain que ces organes mystérieux — auxquels on peut, par de certains côtés, assimiler la rate et les ganglions lymphatiques — soit neutralisent des déchets toxiques des combustions organiques, soit versent dans le torrent circulatoire des produits utiles à l'organisme, contribuant ainsi, pour une large part, à l'équilibre chimique des liquides nécessaires à la vie normale des tissus. Et nous voici, de cette façon, vous le voyez, Mesdames et Messieurs, revenus, ici encore

(quoique, il est vrai, avec de grandes différences dans les termes et les faits) aux humeurs troublées d'Hippocrate.

La découverte des microbes et de leur rôle dans la production des maladies est certainement la plus grande qui ait jamais été faite en médecine. Et ces microbes nous enveloppent de toutes parts, fourmillent sur la peau et dans toutes les cavités du corps communiquant avec l'extérieur. Les voies nasales, la bouche, la gorge, l'intestin en renferment des milliards. Le Dr Remlinger en compte 80.000 par centimètre carré sur la peau des mains et 142,000 sur celle du dos du pied. Et un autre hygiéniste allemand calcule à 180,000,000 le nombre des bactéries laissées dans l'eau du bain d'un seul de ses pieds!

Cette connaissance des microbes a permis de réaliser en thérapeutique des progrès dont le seul énoncé eût fait, il n'y a pas quarante ans, enfermer comme aliéné l'homme qui les aurait prédits. En médecine interne, les vaccinations, la sérothérapie et tous les procédés qui en dérivent, en chirurgie, les opérations aseptiques. Arrêtons-nous un instant à ces dernières.

Jadis toute ouverture de la cavité abdominale était envisagée comme à peu près fatalement mortelle, et la mortalité des grandes amputations dans les vieux hôpitaux de Paris montait à 80, 85 %par gangrène, résorption purulente, pourriture d'hôpital. Aujourd'hui, le chirurgien ouvre l'abdomen pour enlever un rein, des bouts d'intestin, tout ou partie de l'estomac, l'utérus, pour en extraire des tumeurs de plusieurs kilos. Il fait même des opérations sur le coeur et les poumons. Quant aux simples amputations, il n'est plus permis d'en mourir.

Ceci est déjà bien, mais il y a mieux encore. Le rein enlevé tout à l'heure peut être remplacé par un autre pris à un ami complaisant, ou même, à défaut, à un cadavre frais et

sain. L'opération a réussi chez les animaux; deux chiens de même taille ont échangé leurs reins comme on échange sa photographie. Delbet suture la jambe d'un chien sur la cuisse amputée d'un autre, et cette jambe reprend vie. D'un appendice on a fait un urètre neuf, d'un bout d'intestin grêle un oesophage. Lexer, à Königsberg, remplace huit centimètres d'artère axillaire par un bout de même longueur emprunté à la veine saphène du malade. Lexer encore remplace un genou hors d'usage par un genou emprunté à un cadavre six heures après la mort, et ce genou reprend vie, rétablit ses connexions vasculaires et nerveuses avec son nouveau milieu; l'homme marche... Or c'était un Israélite, à qui l'opérateur avait caché la substitution. Lorsqu'une indiscrétion la lui révèle, plusieurs mois après, sa religion lui défendant de paraître devant Dieu avec un objet ne lui appartenant pas, il exige du chirurgien l'amputation de la cuisse; et de cette façon celui-ci peut, au Congrès de chirurgie de Berlin, en 1909, raconter cette extraordinaire opération en présentant la pièce de conviction. Des opérations semblables sur l'articulation de la hanche ont réussi à Küttner.

Ajoutons qu'un organe pris à un cadavre sain et convenablement conservé dans un liquide antiseptique approprié, garde assez longtemps la propriété de reprendre vie une fois greffé sur un organisme vivant. Carrel a ainsi conservé des vaisseaux sanguins de six à dix mois. Il est donc permis de prévoir le temps où — comme l'horloger remplace dans une montre une pièce usée — le chirurgien aura pour ses clients des séries d'organes de rechange!

Et maintenant, soyons justes. La découverte des microbes, si capitale qu'elle soit, n'est cependant pas la seule qui ait, depuis un demi-siècle, permis de réaliser en thérapeutique des progrès de premier ordre. L'emploi du thermomètre en est un; d'autres sont donnés par le perfectionnement extraordinaire

des moyens de diagnostic: l'ophthalmoscope, le laryngoscope, les petites lanternes électriques qui, au bout d'une lunette, permettent de voir «comme sur la main» l'intérieur des cavités stomacale et vésicale; n'oublions pas les rayons Roentgen et la radiographie, puis la seringue à injections souscutanées, l'anesthésie locale, les moyens d'anesthésie générale qui tout en respectant la conscience et l'action du coeur, permettront de faire de longues opérations sans les dangers que présentent toujours plus ou moins l'éther et le chloroforme.

Disons enfin que la pathologie interne et la chirurgie n'ont pas seules profité de la reconnaissance des miasmes-microbes. Une autre branche de la médecine, l'hygiène, en a fait aussi son large profit. Si le microbe de plusieurs maladies contagieuses n'a pas encore élé trouvé, on a le droit —par analogie avec d'autres comme la peste, le choléra, le typhus, la diphthérie, la tuberculose, la méningite cérébro-spinale — de dire qu'il existe; on le cherche, on le trouvera, et l'ennemi connu est toujours moins à craindre. En outre, bien des maladies non contagieuses au sens ordinaire du mot sont, elles aussi, causées par un microbe spécial, exemple: le tétanos, qu'on croyait jadis de nature purement nerveuse, mais qu'on sait aujourd'hui produit par un bacille qui se plaît surtout dans le sol et le voisinage des chevaux. D'où la conséquence féconde que toute plaie souillée par de la terre doit être spécialement désinfectée avec soin.

Tout ce qui précède montre bien l'importance capitale que joue en hygiène la guerre aux poussières, composées en bonne partie de microbes, la guerre à la saleté, à l'air vicié, aux eaux suspectes, aux mouches qui digèrent les microbes sans les détruire et vont les semer partout. La propreté est la base même de l'hygiène, avec le soleil, bactéricide de premier ordre, auquel l'architecture modem-style a le grand tort de refuser une entrée suffisante dans ses maisons.

Partout où sont appliqués sérieusement les desiderata de l'hygiène —publique et privée — baisse le taux de la mortalité, mais, hélas! au détriment de la santé de la race. Ceci n'est point étonnant. Jadis, lorsque l'hygiène n'existait pas, les petits enfants mouraient en très grand nombre, les forts, les robustes, résistant seuls au manque de soins entendus, à une alimentation défectueuse. Puis les adultes eux-mêmes atteints d'affections chroniques, faute d'une hygiène appropriée, de soins médicaux rationnels, faute aussi du plus grand confort moderne, atteignaient vite le terme de leur existence. Aujourd'hui, ils vivent bien plus longtemps et, comme les chétifs et mal-venus arrivés à l'âge adulte, procréent des enfants plus certains d'hériter de leurs tares que des moyens de s'en guérir. Tuberculeux, alcooliques, avariés, neurasthéniques, aliénés donnent ainsi le jour à une génération débile dès le berceau, incapable de grands efforts physiques ou intellectuels, dont la société ne retirera ni honneur ni profit.

Voilà, certes, une douloureuse constatation; mais que faire? Guérir tous les tarés et tous les valétudinaires? Y parviendra-t-on jamais? Leur défendre de faire souche? Des voix, dans ces dernières années, se sont élevées, proposant très sérieusement, pour lutter contre cette dégénérescence de la race, l'interdiction du mariage aux aliénés, aux alcooliques, aux tarés de toute sorte, leur stérilisation chirurgicale même, dans les deux sexes. Cette dernière pratique serait déjà, parait-il, d'un usage courant dans certains États de l'Amérique du Nord. Toute cette question est des plus graves, mais je n'ai pas à la traiter ici.

Et maintenant, avant de terminer, permettez-moi, Mesdames et Messieurs, de passer du malade au médecin. Que devient celui-ci en présence de l'accroissement formidable des connaissances nécessaires? Le temps consacré jusqu'ici à ses études est-il suffisant? A cette dernière question on peut répondre

carrément non, car ce temps, en Suisse, n'est actuellement que de dix semestres, à partir de la maturité médicale, et c'est tout à fait insuffisant; aussi la question est-elle à l'étude chez nous et dans d'autres pays, notamment l'Allemagne.

Que sait, en réalité, le jeune homme qui quitte l'Université son diplôme en poche? Beaucoup de choses sans doute, mais bien trop peu encore, car si consciencieusement qu'il ait travaillé, il l'a fait, en somme, surtout pour les examens. Il saura peut-être par coeur ses manuels et les méthodes de ses professeurs, mais s'il n'est pas une intelligence d'élite, il ne voit guère des choses que les détails, tandis que, le plus souvent, les grandes lignes, les vues générales lui feront défaut. Or nous ne sommes plus au temps où, dans l'ancienne Égypte, il y avait un médecin pour chaque maladie, où, chez les Perses, le dieu Râ agissait sur la tête, Cinubis sur le nez, Hator sur les yeux, Selk sur les dents, Moon sur la chevelure et Phtha sur les pieds. Les divers organes, ou systèmes d'organes, ne peuvent être traités indépendamment les uns des autres, et la fable des Membres et de l'Estomac reste toujours vraie. Et cette solidarité de toutes les parties de l'organisme reliées entre elles par les systèmes nerveux et circulatoire, par les échanges nutritifs et l'équilibration des humeurs, ne permet plus de spécialisations absolues.

Sans doute il y aura nécessairement toujours des spécialistes, mais il ne leur est plus permis aujourd'hui de dire: «Je ne soigne que les yeux, ou le cerveau, ou l'estomac; le reste ne me regarde pas...» Ils doivent regarder bien au delà de ces étroites frontières pour observer ce qui s'y passe, surveiller les voisins, bref, tenir compte d'une foule de facteurs dont, jadis, ils ne s'inquiétaient guère. Mais dans ces conditions, on se demande ce que deviendra le médecin de demain. L'accroissement énorme des connaissances nécessaires l'oblige à se spécialiser

toujours davantage, alors qu'une spécialisation absolue n'est plus possible. C'est là une très grosse question.

En attendant, je reviens à l'étudiant dont il est nécessaire, en premier lieu, d'allonger les études de deux semestres au moins. Puis ne pourrait-on pas élaguer des programmes certaines branches gourmandes qui lui prennent un temps précieux à acquérir des connaissances trop spéciales, parfaitement inutile dans la pratique, par exemple, pour la maturité médicale déjà, remplacer une partie des mathématiques par la zoologie et la botanique dont il serait ainsi allégé en abordant les études médicales proprement dites? On dit que les mathématiques ouvrent l'esprit; c'est possible, mais n'ayant jamais réussi à terminer honnêtement la plus simple division de nombres entiers, j'avoue n'avoir aucune expérience personnelle sur ce point. Et il faut dans ce monde aller toujours au plus pressé; or pour le médecin, le plus pressé c'est la médecine.

Au risque de me faire lapider, je ne puis m'empêcher de penser que l'étude du passé, soit de l'histoire de la médecine, ouvrirait à l'étudiant l'esprit bien plus utilement que l'algèbre ou les équations à plusieurs inconnues. Malheureusement, cette étude est de nos jours si négligée que sur les cinq facultés de médecine des Universités suisses, une seule, celle de Genève, a un cours sur cette importante matière. *

Et cette absence de culture médicale générale conduit trop souvent le jeune médecin à n'envisager «le cas» que d'un seul côté, à négliger les facteurs, accessoires peut-être, mais importants tout de même, soit de la maladie elle-même soit de

son traitement. Grâce aux perfectionnements croissants des moyens physiques, chimiques et microscopiques d'examen, le diagnostic, dans beaucoup de cas, est arrivé à un degré étonnant de précision, mais avec cet écueil que cette facilité même de reconnaître la maladie risque fort de faire perdre de vue le malade. L'esprit tout fier d'un beau diagnostic ne s'arrête pas à individualiser suffisamment, en tenant compte des facteurs accessoires dont je viens de parler. Et pourtant Leyden disait, avec combien de raison! «Ce n'est pas la maladie qu'on doit traiter, mais le malade.»

Un seul exemple suffira pour illustrer ma pensée. On sait l'influence énorme du moral sur le physique et le grand nombre de symptômes neurasthéniques qui dépendent du premier bien plus que du second. Or cela ne s'apprend guère dans les cliniques, car pour pouvoir apprécier à leur juste valeur tant de facteurs personnels divers, il est nécessaire que le médecin connaisse non seulement son malade, mais encore ses circonstances spéciales, son entourage lui-même — «le régime» d'Hippocrate. Fort souvent, dans les affections mentales et nerveuses surtout, vous ne pourrez avoir d'opinion ferme sur son cas, que lorsque vous connaîtrez sa famille.

On ne peut donc que déplorer la tendance actuelle des malades à courir d'un médecin à l'autre, à en changer comme, à chaque saison, on change de pardessus. Si dans une affection palpable, objective, chirurgicale ou oculaire, par exemple, le médecin qui voit un malade pour la première fois et ne sait, d'ailleurs, rien de lui, peut néanmoins poser un diagnostic précis et donner un avis utile, il n'en est plus de même dans nombre d'affections internes où les facteurs personnels jouent un si grand rôle. Une simple consultation est alors tout à fait insuffisante. Nombreux sont les maux d'estomac dus uniquement à des soucis cachés, à des chagrins domestiques que le malade taira soigneusement au médecin d'occasion; et de quelle

utilité peuvent être, dès lors, les remèdes que celui-ci prescrira? C'est un emplâtre sur une jambe de bois.

Voilà ce que les malades devraient comprendre, et comprennent en général si peu; et voilà aussi pourquoi le modeste praticien, médecin de famille, lorsqu'il ne s'agit pas d'affections nécessitant l'intervention d'un véritable spécialiste, ne s'en tire, en somme, pas plus mal que ses jeunes confrères tout frais émoulus des cliniques, bien au courant des systèmes du jour et des méthodes dernier cri. Malheureusement ce médecin de famille, qui connaît toutes les circonstances de ses clients, leur constitution physique et morale, leurs conditions d'hérédité, qui les suit depuis leur naissance, le médecin, ami sûr, confident discret, conseiller avisé, n'existera bientôt plus qu'à l'état de légende.

Mais en voilà assez sur ce sujet. Je crois avoir montré que les connaissances acquises par l'étudiant dans les cliniques sont, d'ordinaire, bien insuffisantes pour lui permettre d'aborder en toute sérénité les lourdes responsabilités de la pratique. Il est donc nécessaire qu'il fasse comme interne, ou assistant, un stage dans les hôpitaux. Sans doute un certain nombre le font, mais un certain nombre seulement, car, ici aussi, il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus, les places d'internes étant trop rares pour que tous les jeunes gens qui viennent de doubler avec succès le cap des examens puissent en trouver une.

On a donc, dans les cercles qui s'occupent de cette question, proposé de revenir au système ancien du «vicariat médical». Jadis, en effet, il était d'usage que les jeunes médecins, au sortir des études, fissent, avant de voler de leurs propres ailes, chez un confrère plus âgé, un stage au cours duquel ils apprenaient mille détails de pratique qu'on n'a ni le temps, ni l'occasion d'enseigner dans les cliniques. Sous cette direction ils se familiarisaient petit à petit avec la pratique privée, si différente

de celle des hôpitaux. Aux cliniques on voit essentiellement des cas-types, classiques, à diagnostic facile, surtout quand le professeur est là pour guider l'élève qui s'imagine volontiers qu'il en sera toujours ainsi et qu'une fois remis à sa seule science rien ne l'embarrassera... Hélas! il lui faut vite déchanter, car il est bientôt tout étonné de rencontrer une foule de cas mal définis, à symptômes complexes, qu'il n'a pas vus à la clinique et dont aucun traité de pathologie ne lui donne l'explication. Un stage suffisant est obligatoire pour les inspecteurs forestiers et les candidats au notariat; pourquoi la société ne l'exigerait-elle pas aussi des candidats à la pratique médicale? La vie humaine vaut bien un acte sur parchemin parafé ou le plan d'aménagement rationnel d'une forêt.

Un mot encore, Mesdames et Messieurs, et j'ai fini; et ce mot c'est aux futurs médecins qui m'entendent que je l'adresserai... La médecine d'Hippocrate n'est plus, malgré tout le génie de cet homme extraordinaire, à la hauteur de la science moderne, mais sa morale, elle, n'a pas vieilli, et, après vingt-cinq siècles, peut encore nous servir de modèle. Écoutez son Serment, l'engagement que devaient prendre les jeunes médecins avant d'être admis à la pratique:

«Je jure par Apollon, médecin, par Esculape, par Hygiée et Panacée; je prends à témoin tous les dieux et toutes les déesses d'accomplir fidèlement, autant qu'il dépendra de mon pouvoir et de mon discernement, ce serment et cet engagement écrits: De considérer à l'égal de mes parents celui qui m'a enseigné l'art de la médecine, de pourvoir à sa subsistance, de partager mes biens avec lui s'il est dans le besoin, de considérer ses enfants comme mes propres frères, de leur apprendre cet art sans salaire s'ils veulent l'étudier; de faire participer aux préceptes généraux, aux leçons orales et à tout le reste de l'enseignement, mes

enfants, ceux de mon maître et les étudiants qui se seront enrôlés et qui auront juré selon la loi médicale, mais à aucun autre. Je ferai servir suivant mon pouvoir et mon discernement le régime diététique au soulagement des malades; j'écarterai ce qui pourrait tourner à leur perte ou à leur détriment. Jamais je ne donnerai un médicament mortel à qui que ce soit, quelques sollicitations qu'on me fasse; jamais je ne serai l'auteur d'un semblable conseil... Je conserverai ma vie et ma profession pures et saintes. Je ne taillerai jamais les calculeux, mais je les adresserai à ceux qui s'occupent de cette opération. Dans quelque maison où je sois appelé, j'y entrerai dans le but de soulager les malades, me conservant pur de toute iniquité volontaire et corruptrice. Les choses que je verrai, ou que j'entendrai dire dans l'exercice de mon art, ou hors de mes fonctions, dans le commerce des hommes et qui ne devront pas être divulguées, je les tairai, les regardant comme des secrets inviolables. Si j'accomplis fidèlement mon serment, si je ne faillis point, puissé-je jouir de la vie et des fruits de mon art, honoré de tous les hommes jusque dans la postérité la plus reculée; mais si je viole mon serment, si je me parjure, que tout le contraire m'arrive.»

N'est-il pas vrai, Mesdames et Messieurs, qu'aujourd'hui encore on ne pourrait dire mieux; ce serment — si oublié de nos jours — qu'un auteur a appelé avec raison un des plus beaux monuments de la littérature grecque, se passe de commentaires.

Je retiens seulement le passage relatif à l'opération de la taille, seul moyen à cette époque, et jusqu'au milieu du siècle passé, d'extraire les calculs vésicaux. Il montre qu'alors, déjà, existaient des spécialistes, et Hippocrate fait un devoir à tout médecin honnête de ne pas entreprendre une opération dont il n'a pas une expérience suffisante.

Pour les détails de la pratique, le père de la médecine donne à ses disciples des conseils très amusants et néanmoins fort sérieux:

«Il est de règle pour un médecin, dit-il, de conserver, autant que sa nature le lui permet, le teint frais et de l'embonpoint, car le public s'imagine qu'un médecin qui n'a pas bonne apparence ne doit pas bien soigner les autres. Il faut qu'il soit propre sur sa personne, qu'il ait un vêtement décent et des parfums suaves dont l'odeur ne soit désagréable pour personne, car cela plaît beaucoup aux malades... Il doit joindre de belles manières à des moeurs douces, et s'il se montre tel, il passera pour un homme respectable, pour un philanthrope et pour un observateur des convenances. Quant à son extérieur, le médecin doit avoir un visage grave sans dureté; autrement il paraîtrait arrogant et misanthrope; d'un autre côté, celui qui s'adonne à un rire immodéré et à une gaîté excessive, devient insupportable; aussi doit-il grandement éviter ce défaut.»

Voyez encore ce qu'il dit de la délicate question des honoraires:

«Pour ce qui est du salaire que l'on doit au médecin, il en usera en cette occasion avec honnêteté et humanité, ayant égard au pouvoir ou à l'impuissance où se trouve le malade de le récompenser plus ou moins libéralement. Il est même des occasions où le médecin ne doit point demander ni attendre de récompense, comme lorsqu'il a traité un pauvre ou un étranger qui sont des personnes que tout le monde est obligé de secourir.»

Dans ce temps là, paraît-il, les voyageurs étaient tous pauvres et l'on ne demandait pas à l'État la création d'un office central de tourisme. Laissez les parfums, si vous le voulez, jeunes gens, futurs médecins, mais relisez souvent le serment et les conseils de désintéressement du père de la médecine;

gravez-les en traits indélébiles dans votre mémoire, et, à notre époque où le mercantilisme médical tend toujours davantage à mettre au service des bonnes affaires la plus noble des professions, je vous le dis, gardez-vous d'oublier qu'un homme dont le coeur n'est pas à la hauteur de sa science et qui ne fait pas sienne la morale d'Hippocrate pourra être un grand savant, mais ne sera jamais un grand médecin.