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DISCOURS DE M. LE Dr AUGUSTE ROUD

Professeur d'anatomie, Recteur entrant en charge.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Dans cette assemblée réunie pour assister à l'installation du recteur et des nouveaux professeurs, je compte des amis qui, bien intentionnés à mon égard, éprouvent peut-être quelque inquiétude en me voyant occuper pour la première fois ce poste élevé et périlleux. Je leur sais gré de leur bienveillante sollicitude, car moi aussi j'ai de l'appréhension. Je ne me sentirai pas tout à fait à l'aise au début de ce rectorat. Heureusement l'habitude devient, dit-on, une seconde nature. Dans deux ans, un peu tard, je serai sans doute à peu près adapté à ces fonctions.

Ce sentiment de léger malaise provient de ma conviction qu'il eût mieux valu confier cette charge à un autre. II y a dans notre Faculté de médecine des savants et des praticiens connus au loin. Il eût été désirable de pouvoir placer l'un d'entre eux à la tête de l'Université. Malheureusement le rectorat prend beaucoup de temps. Or, le temps du savant appartient à la science, celui du médecin aux malades. Voilà ce qui dans une certaine mesure justifie, explique tout au moins la situation que j'occupe.

Mon temps est moins précieux. L'anatomiste n'est pas attendu avec impatience. Sur mes heures de loisir, d'un loisir occupé tout de même, je prendrai le temps nécessaire à la tâche qui m'est confiée. A cette tâche d'ailleurs intéressante, je ne ménagerai pas mes forces, heureux si je puis rendre quelque service à l'Université.

M. le recteur sortant de charge, qui pendant deux ans a dirigé l'Université avec tant de talent et. de compétence, me permettra de recourir souvent à son expérience. .Je sais que le recteur trouve un accueil cordial au Département de l'instruction publique, car M. le conseiller d'Etat Chuard voue tous ses soins et son affection à l'Université. Ce sont là les garanties qui me permettent d'accepter ce poste où la bienveillance dè mes collègues m'a placé. Vous m'avez donné vos voix, Messieurs les professeurs; vous ne me refuserez pas votre appui.

MESDAMES ET MESSIEURS LES ÉTUDIANTS,

Vous attendez de votre recteur un discours. Il vous dira quelques paroles qu'il adresse à tous, plus spécialement à ceux d'entre vous qui commencent leurs études. Si je m'étais senti entièrement libre, j'aurais intitulé ces lignes: Conseils d'un recteur à de jeunes étudiants. Un scrupule m'est venu. Je me suis rappelé qu'à vingt ans on aime mieux donner des conseils qu'en recevoir. Je. ne voudrais pas jeter un froid entre nous. Je vous présenterai simplement quelques réflexions., les réflexions que tout homme est en droit de faire lorsqu'il voit approcher le moment où l'un. de ses fils entrera peut-être à l'Université.

Vous venez de terminer vos études secondaires. Vous avez passe votre bachot. Vous entrez aujourd'hui à l'Université. Vous êtes-vous demandé si vous possédez les qualités et les aptitudes nécessaires?

Il n'est pas toujours facile, direz-vous, de répondre à cette question. Vos maîtres ont pu se tromper sur vos, capacités. Vos parents se sont tous fait des illusions sur votre compte. Pourtant, je puis vous indiquer un moyen infaillible de reconnaître si votre place est ici ou ailleurs? Aimez-vous. sincèrement l'étude pour les satisfactions qu'elle donne à votre esprit? Eprouvez-vous un vif plaisir à rencontrer les difficultés qu'elle sème sur votre route et

à les vaincre? Restez ici. Avec des aptitudes même modestes, vous arriverez à un résultat satisfaisant.

Considérez-vous au contraire. l'étude comme une nécessité peut-être supportable, mais une nécessité que l'on subit sans joie pour arriver à un but? Dépêchez-vous de repasser au Secrétariat de l'Université. On vous rendra votre argent et vous irez chercher fortune ailleurs.

Je connais trois types d'étudiants que je désire vous présenter: l'étudiant qui s'amuse, l'étudiant malgré lui et celui que j'appellerai l'étudiant tout court.

L'étudiant qui s'amuse ne m'arrêtera pas longtemps. Il peut avoir une valeur décorative dans une ville universitaire; il n'intéresse pas l'Université. Souvent, c'est un gentil garçon, trop gentil même. C'est là son plus grave défaut. On peut éprouver du, plaisir à le voir apparaître au fond de l'auditoire vers la fin du mois. Pour moi, ce n'est pas un étudiant. Il me paraît donc inoffensif.

L'étudiant malgré lui... voilà le danger. Ce n'est pas à coups de bâton que l'étudiant malgré lui est amené de force sur les bancs de l'école. Ce sont. les préjugés au milieu desquels il a vécu qui le conduisent dans cette maison où sa place n'est point marquée. Persuadé qu'il doit faire figure en ce monde, convaincu que pour gagner sa vie il est convenable d'embrasser une profession libérale, il entre à l'Université et, pour arriver au but, le grade: ou le diplôme, il subira des études qui ne l'intéressent que médiocrement. Avec quelque intelligence, un peu de mémoire, il fera des examens convenables et en imposera peut-être à son entourage. Pourtant vous le reconnaissez à des traits certains. - -

Si c'est un médecin, vous l'entendrez dire pendant sa première année d'études que la physique, la chimie, les sciences naturelles peuvent passionner des spécialistes, mais qu'elles occupent trop de place dans le programme des études. Il a hâte de laisser derrière lui ces sciences. Il réserve son enthousiasme pour les études médicales proprement dites.

Arrivé à l'Ecole de médecine, il trouve bientôt que l'anatomie.., c'est fort compliqué, que la physiologie... c'est très difficile. D'ailleurs n'a-t-il pas entendu parler d'un praticien très couru qui avoue avoir oublié ces deux sciences? Puisque l'anatomie et la physiologie s'oublient impunément, prenons-en juste le nécessaire et réservons toutes nos forces, toute notre ardeur pour les études cliniques.

Le voici maintenant depuis quelques semestres à l'Hôpital. Sa première curiosité est satisfaite, son enthousiasme est déjà tombé, les critiques ne tardent pas à venir. Les questions de pathologie, les recherches de laboratoire, les discussions purement scientifiques lui paraissent jouer un rôle bien considérable dans les préoccupations des cliniciens. Ne pourrait-on pas lui apprendre tout simplement son art: examiner un malade, faire un diagnostic, établir un traitement? Le reste... il s'en chargera assez à lui tout seul.

Je ne veux pas suivre notre homme plus loin. Humble avant l'examen, bouffi d'orgueil une fois son diplôme en poche, l'étudiant malgré lui pourra, les circonstances: l'aidant, devenir un. gros personnage. Sa valeur est nulle et restera nulle jusqu'à la fin.

Pour l'Université, l'élève de choix c'est celui que j'ai appelé l'étudiant tout court, c'est-à-dire celui qui étudie non parce qu'il faut se soumettre à l'étude pour parvenir à un grade, mais parce qu'il aime l'étude, parce que son esprit est curieux, que son désir de savoir est grand.

Cet étudiant n'est pas toujours un fort en thème. A l'examen il n'éblouira peut-être pas le jury. Parfois c'est un jeune homme timide. Il sait combien de choses il ignore. Ses connaissances lui paraissent modestes. Il n'a pas la superbe assurance de celui qui croit en savoir déjà trop. Bien qu'il songe peut-être aussi parfois à l'avenir, il vit dans le présent. Il s'intéresse à ce qu'il fait plus qu'a ce qu'il deviendra. Il ne trouve pas ses maîtres trop généreux de leur savoir. Il leur reprocherait plutôt de ne pas approfondir certaines questions autant qu'il le voudrait.

Si c'est un étudiant en médecine, vous le verrez dès le début s'intéresser aux sciences physiques et naturelles. Cette première année lui paraîtra même bien courte. Sans doute, comme le carabin dont je parlais il y a un instant, il est heureux d'entrer à l'école de médecine, mais ce n'est pas sans regret qu'il laisse derrière lui la physique, la chimie, la zoologie et la botanique, ces sciences où il a entrevu tant de problèmes intéressants qu'il eût aimé pouvoir creuser davantage.

Les trois semestres d'anatomie et de physiologie ne seront pas simplement pour lui une préparation nécessaire, longue et pénible pour les études cliniques, car il s'aperçoit bientôt que ces sciences sont dignes de son intérêt. Il sait lui aussi que la mémoire est fragile et qu'il oubliera beaucoup. Ce sera pour lui une raison de plus d'apprendre davantage et mieux. D'ailleurs, ces études propédeutiques n'enrichissent pas seulement sa mémoire de faits utiles, elles développent son sens d'observation, elles forment son jugement, elles l'initient à la méthode scientifique.

Pendant ses études cliniques, il ne fait pas la distinction subtile et dangereuse entre ce qui est bon à prendre ce qui est utile, et ce qui n'est qu'ornement, la science. Il ne songe pas à acquérir uniquement la manière, le savoir-faire médical. La science reste pour lui le but, l'idéal. Elle sera plus tard pour lui le guide précieux et sûr.

Ses examens terminés, son diplôme en poche, il se sent heureux, non parce qu'il est débarrassé de ses études, mais parce qu'il pourra maintenant commencer à étudier librement, à sa guise, sans aucune préoccupation d'examens, sans se sentir guidé et gêné par un programme plus ou moins bien taillé à sa mesure. Ces études qui lui sont chères, il les poursuivra durant toute sa vie. Si, peut-être, il n'arrive pas à occuper en ce monde une place de tout premier rang, c'est pourtant un homme de valeur. Voici les étudiants de valeur dont notre Université a besoin.

Je vous ai présenté les trois types d'étudiants que je connais. Rassurez-vous, Messieurs. Jamais je ne porte un

jugement définitif sur aucun de mes élèves. Tel, qui abandonne ses premiers semestres au plaisir pourra — le cas n'est pas fréquent — se mettre ensuite avec ardeur à l'étude. Tel autre qui débute en acceptant l'étude comme une nécessité pénible découvre un jour, comme par hasard, que la science est aimable et se laisse prendre eL entraîner par elle dans la voie du travail utile et fécond. J'en connais même qui ont attendu d'être sortis de l'Université pour se mettre sérieusement au travail. Ne comptons pas trop sur ces conversions. Pour bien finir, le plus sûr est de bien commencer.

J'admets donc que vous tous qui entrez aujourd'hui dans nos diverses Facultés, vous serez des étudiants qui étudient par amour de la science. C'est avec joie que je salue votre entrée à l'Université. A peine ai-je besoin de faire aucun souhait pour vous, vos années d'études seront des années heureuses.

Ici, j'avais l'intention de chercher à vous dire ce qu'est la science à laquelle vous allez consacrer votre vie. Je traçais en quelques pages un tableau réjouissant de ce que l'humanité lui doit, de ce qu'on peut attendre d'elle, des progrès qu'elle nous laisse entrevoir dans l'avenir. Ayant relu ces pages, empreintes d'un bel optimisme, il m'a paru qu'elles sonnaient faux en cette triste fin d'année 1914. .Je les ai mises de côté et je préfère terminer par une réflexion peut-être banale mais qu'il est bon de faire aujourd'hui.

La science n'est pas tout. Elle n'est pas le but unique que vous devez poursuivre. Elle ne doit pas être pour vous une religion. Au-dessus de la science, il y a le droit, la justice, l'amour du prochain.

L'homme est un être qui sent et qui souffre et pourtant il aurait droit, semble-t-il, à un peu de bonheur en ce monde; la science seule est incapable de le lui donner. Les peuples ont besoin de justice et de paix; ce n'est pas la science qui les, leur procurera.

Vous êtes des privilégiés. A votre âge, la plupart des jeunes gens ont déjà dû renoncer depuis longtemps à

suivre leurs goûts et accomplissent chaque jour un labeur parfois pénible pour gagner leur vie. Vous avez le bonheur de pouvoir faire les études qui vous sont chères. Elles vous placeront dans l'élite intellectuelle de votre pays. Vous êtes et vous serez toujours des privilégiés, mais souvenez-vous que vous aurez contracté envers la société une dette très grande. Vous ne pourrez l'éteindre qu'en mettant durant toute votre vie votre savoir au service de votre prochain. Noblesse oblige. Un intellectuel a des devoirs auxquels il ne peut se soustraire.

Le savoir ne suffit pas à un homme pour en faire un honnête homme. La science ne suffit pas à un peuple pour le placer en tête de la civilisation. Il faudrait pour cela que cette science fût mise uniquement au service de la justice et du droit.

Non, Messieurs, la science n'est pas tout. Devenez des savants si vous le pouvez, mais soyez avant tout des hommes honnêtes. Si notre petit pays n'est peut-être pas appelé à jouer un rôle de tout premier rang dans le domaine de la science, je m'en consolerai facilement pourvu qu'il garde quelque honnêteté, qu'il' préfère la vertu à la gloire, l'honneur à l'argent, qu'il soit fidèle, à la parole donnée, qu'il continue à unir dans un sentiment de fraternité des hommes de plusieurs races, différents entre eux par leur langue, leur culture, leur religion, mais cherchant à se comprendre, à s'aimer, à poursuivre ensemble le même idéal de justice.