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DISCOURS DE M. LE Dr. MAURICE LUGEON

Professeur de géologie, Recteur entrant en charge.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Lorsqu'au mois de juin de l'année dernière mes collègues m'ont désigné pour diriger notre maison, j'ai accepté cette haute mission sans grand émoi. .Je me suis dit que, décidément, la destinée me portait à ne jamais pouvoir faire au complet ce que j'aurais voulu moi-même tracer. Il m'eût été doux de passer mon existence entière dans le pur travail de la recherche et le seul désir du pur enseignement.

J'ai toujours été cahoté depuis l'époque où, petit garçon, j'empilais du bois dans le séchoir d'une usine; ou bien, lorsque, apprenti de banque, je faisais le désespoir de mes patrons. J'ai dû m'adapter et, maintenant, je suis donc devenu recteur grâce à vous; c'est au fond un nouvel incident dans mon existence.

J'ai fait beaucoup de métiers Comme il n'y a pas de sots métiers, dit-on, j'ai accepté le rectorat, et comme ma vie ne semble faite que d'imprévus, la marche de mon rectorat s est trouvée comme tout naturellement anormale dès le début de ma fonction. Pour ce début, je commence, à cause de la grippe de terrible mémoire, par fermer les portes de notre maison. Je ne les rouvre qu'un instant. Il faut les verrouiller à nouveau devant les événements de novembre. J'inaugure un matin, vers les neuf heures, le 11 novembre, par un discours l'Ecole française

et belge de droit; à onze heures cette annexe, qui semblait devoir briller d'un vif éclat, de notre Faculté de droit était éteinte à jamais.

Tout semble tellement décousu que personne n'ose proposer la fête traditionnelle de la présentation du nouveau recteur. Et vraiment, aujourd'hui, cette cérémonie me fait, en ce moment du moins, légèrement sourire.

Voici, mes chers collègues, l'un des vôtres qui vous dirige, qui vous cause depuis le 15 octobre et six mois après vous vous dites: Mais ce monsieur ne nous a pas été présenté! comme recteur du moins! Alors il m'apparaît, vu les excellentes relations que nous avons eues, il me semble en quelque sorte que les autorités légitiment aujourd'hui un de ces vieux ménages charmants qui aurait, jadis, oublié de passer devant M. l'officier d'état-civil, et avoir méconnu la consécration de M. le pasteur. Et cependant les pasteurs, pour notre bonheur du reste, habitent nombreux dans la maison.

J'arrive à mon discours.

Il est, par habitude, admis a priori 'que le recteur doit être non seulement un personnage administratif, mais encore un personnage décoratif. Beaucoup ne voient en lui que le deuxième et, en ce jour d'installation, c'est en effet le deuxième qui devrait apparaître et débuter (si je n'étais pas un recteur anormal, ayant, par la force des choses, dû déjà discourir) par un discours, serait-il le pire des orateurs. Or vous me connaissez déjà, c'est l'autre personnage que j'ai choisi. Il n'importe du reste. L'épreuve est là, et elle est rude. Pensez donc. Si depuis la fondation de l'Académie, en 1536, il y a eu chaque deux ans un discours de recteur, j'ai été précédé, si je ne me trompe, par 191 orateurs. Le genre discours de recteur doit donc être fort usé. Je me sens incapable de trouver quelque chose d'original pour le cent nonante-deuxième essai. Comme je suis peu familiarisé avec ce genre d'exercice, j'ai regardé ce qu'avaient fait mes prédécesseurs. Je me suis dit que je me sortirais d'affaire en faisant une sorte

de moyenne, en superposant, pour ainsi dire, sur des feuilles transparentes, tous ces nombreux discours académiques. J'espérais arriver au recteur représentatif type, puisque moyen.

Mais voilà qu'apparaissent d'autres conséquences des événements turbulents de l'an dernier.

Pour me sortir au plus vite de mes embarras et libérer ce que l'on appelle les vacances universitaires, qui sont en réalité pour la plupart d'entre nous une période de travail, à peine nommé, en juin, je prépare mon discours. La guerre broyait les peuples. Mes phrases sentaient la poudre.

Voici l'aurore de juillet. Le sourire revient. On devine la victoire prochaine de ceux qui nous sont chers. Je repris mon discours C'est la joie qui éclate. Ne devais-je pas parler devant des internés, nos hôtes passagers, et ne devais-je point faire briller l'espérance?

Mes tribulations ne devaient pas cesser. Voici la grippe. Impossible de sortir mon discours. Il y avait trop de microbes inconnus dans l'air. -

La grippe cesse. C'est l'armistice. Vite composons un nouveau discours. N'aurais-je point à y fêter la joie de ces chers soldats de France et de Belgique! Puis c'est la grève. Ma troisième édition est immédiatement vieillie et me voici à la quatrième. Est-il un des recteurs qui m'ont précédé qui ait, comme le font presque tous les orateurs, répété chez lui quatre discours de recteur? Je ne le crois pas. Alors, n'est-ce pas, Mesdames et Messieurs, dispensez-moi de la suite. J'ai été devancé par 191 orateurs et trois fois par moi-même. Le genre discours de recteur est vraiment usé!

Heureusement que l'idée de faire la moyenne des discours antérieurs semble me sauver.

Le recteur moyen commence par remercier ses collègues. Je vous remercie donc, mes chers collaborateurs, de m'avoir hissé sur le pavois. Je parle du recteur décoratif. Quant à l'autre, il doit bien vous dire, après six mois

d'expérience, que la mission n'est pas qu'honorifique et qu'elle est plutôt assimilable à un genre de travail forcé auquel n'ont, il est, vrai, et heureusement pour les condamnés, jamais pensé les plus sévères criminalistes.

Dans le discours moyen, le recteur remercie en général son prédécesseur. C'est, encore là, tâche charmante, et dont il est facile de s'acquitter dans l'occurence. Mon cher collègue, pro-recteur Chavan, je commencerai par vous dire qu'il est fort regrettable que la loi n'admette pas qu'un recteur soit rééligible, car je suis convaincu que je ne serais pas et que nous aurions le bonheur de vous posséder encore.

Vous avez accompli votre tâche avec une grande sûreté; il m'est agréable de vous rendre ce témoignage public. Vous laissez derrière vous des regrets; ils viennent de vos collègues, ils viennent de nos étudiants habituels, ils viennent aussi de ces nombreux étudiants passagers amenés ici par le malheur des armes et pour lesquels vous avez toujours eu des paroles chaudes et réconfortantes. Beaucoup m'ont dit, avant leur départ, de vous exprimer leur gratitude. Que votre activité, mon cher prorecteur, soit pour vos successeurs un exemple stimulant.

Toujours dans ce fameux discours moyen, le recteur s'adresse habituellement au chef du Département et l'assure par avance que le ménage avec l'Etat sera sans doute sans nuage, bien qu'il soit toujours dangereux de faire des prédictions météorologiques. Il est toutefois plus agréable de prévoir le beau temps que la pluie ou le froid.

Bien entendu, dans mes trois discours inédits, je ne doutais pas que nos délibérations, Monsieur le conseiller d'Etat, ne se feraient que sous un ciel parfaitement bleu. Nous nous connaissions et je connais depuis très longtemps votre Département, depuis plus longtemps que vous-même. Vous 'portiez à peine la casquette 'd'étudiant, Monsieur le conseiller, que j'étais déjà, par un de cas hasards de mon existence, un des employés de votre service. Je fus en effet

aide temporaire dans vos bureaux lorsqu'ils étaient dirigés par le fondateur de notre Université, M. Eugène Ruffy.

Si donc je suis un si vieil employé de l'Etat, je dois être au courant de tous ses rouages. Je sais que, parfois, il se glisse quelques grains de sable dans les engrenages. Jusqu'à ce jour, rien de pareil, et tout me laisse croire qu'il en sera ainsi jusqu'à la fin de mon règne, bien que, entre nous, Monsieur le conseiller, je ne craigne guère les grains de sable. En vérité, il ne manquerait plus qu'un géologue qui bouscule les montagnes en une sarabande dantesque s'effraye de ces menus fragments!

Enfin, dans le discours moyen, le recteur s'adresse aux étudiants. Il leur recommande beaucoup de choses: de se bien conduire, de travailler avec zèle, bref d'être sages comme des images. Un de mes prédécesseurs, mon illustre maître le recteur Eugène Renevier, recommandait même à ses jeunes auditeurs d'abandonner toute boisson alcoolique; il leur proposait de boire de bons verres de thé aromatisé de citron! Je me garderai, quant à moi, de faire toutes ces recommandations et de m'insinuer dans l'intimité gastronomique de nos étudiants, car, du coup, crierait-on à la violation de la liberté universitaire.

La liberté universitaire! Il fallait, Messieurs, toujours par les exceptions dont l'habit de ma vie est cousu, que sous mon rectorat, survienne un événement unique dans les annales de la maison, une affaire disciplinaire, affaire dérivant de la grève de novembre. Je n'étais que l'exécuteur, du reste parfaitement conscient, consentant, vous pouvez le croire, responsable, vous en êtes certains, d'une décision parfaitement mûrie. Mais en attendant, j'ai dû subir bien des interrogatoires, bien des objections, une série de critiques de la part de ces jeunes gens que nous aimons tant, de nos élèves auxquels nous avons consacré le meilleur de notre vie, parce que nous savons que ce sont eux qui nous remplaceront demain.

Au milieu de ces discussions revenaient constamment ces mots: Nous voulons posséder la liberté académique.

J'ai demandé la définition de cette liberté à bon nombre de nos futurs successeurs. Aucun d'eux n'a su la donner. Ils n'ont pu la définir justement, je crois, parce qu'elle fait corps avec eux, parce qu'elle existe, tout comme nous ne pouvons savoir ce que c'est que la vie, parce que nous vivons.

La liberté académique, c'est la libre opinion et la libre recherche, rien d'autre, et cette liberté est celle de tout citoyen. Mais n'est-ce pas à nous, qui sommes désignés par la nation, par l'intermédiaire de tout un rouage, c'est vrai, d'être les guides spirituels de ce jeune peuple universitaire? Lui donnons-nous de la simple matière ou lui donnons-nous de la pensée? Or, l'opinion est faite de la pensée. Comment donc, de par le fait de l'institution universitaire, n'aurions-nous pas une influence sur l'opinion? C'est fatal, ou bien alors fermons la maison. Et cependant, n'avons-nous pas lu, dans les requêtes qui nous étaient adressées par les étudiants, que les professeurs étaient là pour fournir des matériaux et que les étudiants se chargeaient de construire? Notre stupéfaction fut profonde. Alors quoi? Réduits au rang de simple manoeuvre? Mais c'était porter atteinte à toute la beauté et au droit de la science. L'hypothèse, n'est-ce pas une opinion? L'interdiction de la construction... Mais que serait alors le propre de l'Université qui est non seulement de faire connaître les faits acquis de la science, mais plus encore de rechercher des voies nouvelles, et ces voies-là ne s'ouvrent que lorsque l'on s'est fait une opinion. Jeunes hommes, jeunes collaborateurs, je crois que c'est nous que vous voudriez priver de la liberté. Faites bien attention. Méfiez-vous des vaines formules. Cette maison-ci est une sentinelle avancée en un bastion avancé de la civilisation latine et vous savez combien l'individualisme est le propre de cette civilisation. Nous ne sommes pas de ceux auxquels on pourrait faire signer le manifeste des 93. Nous n'obéirons jamais à une raison d'Etat, mais nous ne tolérerons jamais que par des actes on porte atteinte au respect

de l'ordre et des lois. On a dit dans les milieux un peu échauffés de la Suisse allemande que nous avions été les instruments de l'Etat. Ces gens-là, par leurs expressions, m'ont doucement plongé dans une charmante hilarité! Mais se sont-ils même doutés de leur ironie? Je me plais à constater que ces arguments là ne sont pas sortis de la bouche d'un autochtone. C'est donc, brillante jeunesse que nous envions, brillante nature sortie de ce beau sol romand, que vous avez encore l'esprit sain de vos ancêtres et que vous n'êtes pas accessibles à ces maladies exotiques qui précipitent les peuples dans le chaos.

Et cependant, jeunes gens, il y a peut-être dans vos récriminations, quelque chose de fondé. Il y a un feu qui couve quelque part, puisque de la fumée obscurcit de temps à autre le ciel universitaire. La fumée est devenue plus dense ces temps derniers, mais, invisible encore, j'en sentais l'acre odeur depuis plusieurs années. Je me suis mis à chercher pour vous la source de vos inquiétudes, la source de votre mécontentement.

Tout d'abord, il faut constater qu'il y a un peu partout du mécontentement. Nous vivons dans une des époques les plus extraordinaires de l'histoire humaine. Les vieux cadres craquent de tous les côtés. Chacun désire, et la plupart du temps avec bonne foi, créer un monde nouveau à sa manière, parce que la satisfaction de vivre ne paraît plus totale. -

On cherche des formules de lois nouvelles. On veut une rapide évolution, car le monde nouveau, on veut le voir pour soi et après pour ses descendants. On veut en jouir au plus vite. Or, une évolution trop rapide peut laisser craindre une insuffisante adaptation de tous les organes. Et comme il s'agit avant tout d'une évolution de la pensée, une évolution conceptive, pourrait-on dire, il est certain que le heurt des idées sera pendant longtemps particulièrement violent. Si nous regardons dans la Nature, nous voyons bien que, parfois, celle ci procède non par évolution lente, mais par saltation. Serions-nous dans une telle

période de la pensée humaine? Si oui, il doit nécessairement en résulter une disparition très rapide d'un grand nombre de conceptions actuelles et nul ne peut alors savoir ce que sera le monde nouveau puisque l'avenir n'appartient à personne, mais on peut tout au moins essayer de diriger le mouvement de saltation dans un sens qui donnera le plus grand bien-être à tous.

Et c'est là l'immense difficulté. La satisfaction d'arriver immédiatement au but ne pouvant être immédiatement réalisée, le mécontentement grandit, et comme la terre vient d'être habituée aux moyens violents des guerres, ces moyens violents paraissent pour beaucoup devoir être le levier naturel de la transformation désirée.

Chez les hommes âgés, chez ceux qui sont pères, chez ceux qui regardent déjà du côté de la tombe prochaine, leurs désirs, comme chez tous, est que les malheurs qu'ils ont subis et qu'ils vont subir ne se répètent point. Mais avec une sérénité due à l'expérience des années, ils désirent étudier calmement l'appétit de la vie que clame l'humanité qui les suit. Il faut cependant qu'ils marchent vite.

Le mécontentement collectif apparaît tranchant dans la jeunesse, ce qui est normal, puisque cette jeunesse n'a d'abord pas l'expérience de la vie et parce qu'elle a toute la vie devant elle. Et il est compréhensible que la jeunesse intellectuelle, celle qui, espérons-le, sera l'agent directeur. de demain, se préoccupe plus que toute autre des grands problèmes sociaux. Comme elle ne possède pas l'expérience de la vie, tout au moins faut-il donc lui donner, de très bonne heure, le temps nécessaire pour réfléchir. Et c'est là où je veux en venir, à savoir qu'on livre aux futurs conducteurs des nations le temps nécessaire pour qu'ils se mûrissent plus rapidement. Il faut donc changer les méthodes d'enseignement.

Or, depuis plus d'un quart de siècle que j'enseigne, je m'aperçois de l'accroissement d'un malaise difficile à définir.

L'étudiant qui débarque dans le port universitaire me

paraît en quelque sorte fatigué, comme s'il avait trop longtemps porté un poids trop lourd. Je me suis. demandé si c'était moi qui changeais. C'est fort possible, mais comme dans tout système de mesure il faut une unité de comparaison, je suppose, à priori, que mon unité de jugement n'a pas changé. J'ouvre donc bien franchement une porte à la critique. J'ajoute que cette surcharge, nous l'avons, nous, les professeurs universitaires, longtemps maintenue sur les épaules de nos disciples. Et ce n'est que ces tout derniers temps qu'appliquant un système dû à la France — n'est-ce pas toujours vers cette admirable terre bénie que nous devons nous tourner pour recevoir la lumière? — nous avons, du moins dans la Faculté des sciences, cherché à enlever ce poids, source de mécontentement, source de fatigues inutiles, source d'amertume, en établissant le système des certificats d'étude.

Nous avons donc fait un grand pas en avant. Il faudra continuer dans cette voie de réforme et particulièrement dans certaines de nos écoles universitaires.

Mais cela n'empêche pas que nous demandions que nos futurs élèves nous arrivent mieux préparés. Je m'adresse donc à l'enseignement secondaire, peut-être sans avoir assez l'expérience de cet enseignement que j'ai très peu pratiqué, mais il faut parler, quand même je risquerais de voir devant moi une levée de boucliers.

J'estime que depuis un certain nombre d'années, on bourre décidément trop la tête de nos jeunes hommes. Ils sont gavés d'une nourriture non inutile, mais si abondante qu'ils n'arrivent plus à l'assimiler. Ils sont bourrés uniformément sans que l'on se soucie de l'indigestion et par conséquent du dégoût. Le principe sur lequel on s'est basé est qu'il faut donner une culture générale aux élèves. Or, je suis convaincu qu'une culture générale n'est accessible qu'à un nombre limité de cerveaux et qu'elle ne s'acquiert que par un travail personnel que l'on peut guider, il est vrai, que par un travail instinctif, pour ainsi dire, chez certains esprits curieux, par la volonté personnelle et non

par la contrainte. C'est souvent la constatation d'un vide en soi-même qui, généreusement, nous porte à désirer qu'il n'existe pas chez l'élève. Et l'on oublie que si ce vide existe en soi, c'est que l'on doit s'en prendre à soi-même et se demander franchement si son propre réceptacle cérébral est apte à accumuler une nouvelle matière pour satisfaire ses connaissances et posséder une culture générale. Et cependant, déjà là, faudrait-il définir ce qu'est une culture générale. Or, je défie quiconque de la donner, cette définition.

Le système de gavage, aussi bien dans l'enseignement secondaire que dans l'universitaire, j'ai bien soin de le dire, ne conduit pas à l'éveil de l'intelligence, il aboutit à fin contraire. C'est du servage intellectuel, d'autant que l'on part du principe que les cerveaux sont uniformément construits. Preuve en est que dans de nombreux établissements d'instruction existe le système de contrôle, que j'estime malfaisant, des notes éliminatoires ou des facteurs qui multiplient l'importance de certaines branches. Un futur Newton sera anéanti s'il fait des fautes de français et un futur Victor Hugo ne sera pas promu s'il n'arrive à la solution d'un problème compliqué à l'excès, dont on demande souvent la solution par une méthode imposée. Et cela sous le prétexte que c'est un indispensable exercice de gymnastique cérébrale. -

Il me souvient, par exemple, d'avoir dû passer, pendant deux mois de ma vie, plusieurs heures par semaine à faire de l'arithmétique selon le système duodécimal. Je n'ai jamais oublié ces heures perdues dans lesquelles j'apprenais que 12 fois 12 font 100 ou que 12 et 12 font 20. Jamais je n'ai été, n'en déplaise à mon maître de jadis, sur le marché de la Riponne pour faire comprendre à ma vendeuse d'œufs que deux douzaines ne faisaient que vingt oeufs dans ce fameux système dont j'avais dû, à l'âge de 18 ans, apprendre le livret! Et combien n'y en a-t-il pas de ces enseignements de systèmes duodécimaux que l'on pourrait éviter, élaguer, dans une foule de matières!

Le système d'enseignement uniforme que j'appellerai l'enseignement collectiviste, n'est pas fait pour des cervaux latins. Il sent son germanisme en plein. Et à quoi arrive-t-on? A détruire cette élasticité particulière à ces esprits latins. On marche directement vers le bochisme sans trop s'en douter.

La plainte que j'élève ici n'est pas nouvelle. Dans un excellent livre publié en 1902, à la suite d'une réorganisation récente du Collège et Gymnase scientifique de notre ville, ii est cité les phrases suivantes, écrites par l'illustre Darboux:

«La situation actuelle trouve son origine dans. le développement d'une foule de branches successivement ajoutées à l'enseignement secondaire, et qui ont fait perdre le but essentiel de cet enseignement, qui est de former des hommes dominant leur tâche quotidienne, capables de réfléchir, d'apprendre par eux-mêmes et surtout, c'est, selon moi, la véritable définition, — de mettre à profit pour leur développement ultérieur les enseignements que leur apportent la vie et l'activité de chaque jour... Il n'y a pas de cerveau qui puisse résister à une pareille accumulation de connaissances, elle est propre à dégoûter de toute étude, elle explique un fait qui nous afflige, c'est ce manque d'intérêt que les élèves manifestent.

L'initiative des élèves s'est beaucoup affaiblie. Nous arrivons quelquefois à constater des résultats navrants.»

Et voici ce que dit encore un grand psychologue, le fameux docteur Paul Dubois:

«L'école nous bourre, avec un zèle toujours croissant, de connaissances dont nous ne pouvons utiliser que la moindre partie; elle surcharge notre mémoire et n'affine notre intelligence que dans le sens d'une logique terre à terre... Elle ne forme pas notre jugement... elle le trouble, au contraire, en nous donnant à ruminer des opinions toutes faites sans apprendre à apprécier leur justesse.»

La maladie est donc bien connue. J'ajoute cependant encore qu'elle ne règne pas uniquement dans l'enseignement

secondaire, mais qu'elle subsiste également dans certaines subdivisions des hautes écoles.

Quand on interroge des professeurs, chacun confesse qu'il y a en effet quelque chose à modifier. Les programmes sont déclarés trop chargés, mais aucun ne veut diminuer le sien. Il faut pourtant que l'on examine sans tarder la question. Elle est plus brûlante qu'on ne le croit.

Je pourrai m'étendre longuement sur ce thème si le temps ne m'était pas limité.

Mais alors, vous allez me demander où j 'essaye de vous conduire. Simplement à la démonstration d'une des sources de mécontentement de nos étudiants. Ils sont trop chargés de travail pendant le temps de leurs études secondaires. Ils souffrent de l'état de fait. Ils nous arrivent souvent aigris. Il n'a pas été formé, selon l'expression de Darboux, «des hommes dominant leur tâche quotidienne, capables de réfléchir, d'approfondir par eux-mêmes...»

Et alors, que faut-il proposer? Un allègement des programmes. Un élève de gymnase ne devrait pas avoir plus de trente heures de leçons hebdomadaires, y compris les exercices obligatoires, et presque pas de travail à domicile. J'ai connu des professeurs qui surchargeaient leurs élèves de travaux à domicile les jours de congé. C'est tout simplement odieux et absurde, d'autant que parfois un autre maître, sans se soucier de son confrère, exige lui aussi du travail. C'est l'abrutissement pur et simple. Ç'est la révolte latente de l'élève.

Et trente heures c'est déjà beaucoup. De même à l'Université. Laissons donc du temps libre à nos jeunes hommes afin qu'ils puissent chercher à s'instruire dans ce qu'ils désirent apprendre par eux-mêmes. Je sais par exemple certains enseignements universitaires où le nombre d'heures de travail atteint 48 heures par semaine. Comment veut-on que ces victimes puissent préparer avec succès leurs examens? Inutile pour eux de songer un instant à aller écouter un maître qui intéresserait dans une Faculté voisine, inutile en conséquence pour eux de butiner

un peu en simple amateur, dirais-je, dans le bon sens du mot.

Nous aussi, dans l'Université, nous oublions parfois de «former des hommes dominant leur tâche quotidienne», selon l'expression du grand scientifique français que j'ai cité tout à l'heure.

Peut-être ai-je, en parlant ainsi, blessé quelques esprits bien intentionnés, alors qu'en réalité je n'attaque personne, sauf la méthode. Je sais qu'un peu partout les pédagogues cherchent des voies nouvelles et je sais ce qu'ont été des tentatives très intéressantes faites ces derniers jours dans nos grands établissements secondaires. Ce serait donc que ce que je viens de dire est déjà bien connu. Soyons alors heureux de cette préoccupation générale où je sais que chacun est plein de bonnes intentions, en serviteurs fidèles que nous voulons tous être du pays, dans notre désir collectif de faire des hommes utiles et de bons citoyens éclairés. -

Mesdames et Messieurs, je vous quitte bientôt, je suis arrivé à peu près au bout de mon discours; donnez-moi cependant encore un peu de votre patience. Par le fait des usages auxquels se plie le Sénat de l'Université, j'ai été désigné comme recteur, et ces circonstances font que je suis à la fois le dernier recteur de la guerre et le premier recteur de la paix. Je veux donc encore jeter un regard en arrière.

Jeunes hommes qui m'écoutez, je sais avec quelle vaillance vous avez supporté ces longues heures que la patrie vous a demandées pour garder la frontière. Je sais combien. pour de nombreux, il y avait dans votre abnégation souvent un grand sacrifice. Jamais je ne vous ai entendu murmurer. C'est que vous saviez, en gardant nos foyers, ce qu'était votre devoir magnifique et vous songiez sans doute à ceux de votre âge et de votre situation. sociale qui payaient de leur vie la défense de leur patrie. Il y en avait, hélas! qui se sacrifiaient pour une bien vilaine cause! Imbus de l'enseignement dogmatique de maîtres orgueilleux,

ils se sacrifiaient parce qu'ils croyaient défendre la cause juste d'un peuple élu. Silence et paix à leurs cendres.

Il y en avait qui se sont sacrifiés pour la défense du Droit, pour la défense des terres de Liberté, pour la défense de l'Humanité, pour la défense de la Civilisation. Gloire à eux! Inclinons-nous et saluons bien bas les dépouilles mortelles de ces héros. Dans leur pays, il y a des Universités presque désertes, des hautes écoles où plus de la moitié des élèves ne reviendront jamais. Et parmi ces pays, hélas! celui sans lequel l'humanité ne saurait vivre, parce qu'il est celui qui est fait pour être le porte-drapeau de la civilisation, les jeunes hommes de lettres, les jeunes hommes de science sont par milliers tombés pour la sauvegarde de la civilisation qui est la nôtre! Permettez à un homme qui a été en grande partie instruit en France, qui a eu de ses élèves, et parmi les meilleurs, des hommes de science pacifiques broyés par la mitraille vomie par les créations d'autres hommes de science, mais de science guerrière et odieuse, permettez-lui de déposer, en votre nom à tous, à travers l'espace, des palmes immortelles sur les glorieuses dépouilles des étudiants et des professeurs du pays qui a sauvé le monde.

Il m'a semblé qu'en ce jour je ne pouvais qu'associer à nous le souvenir d'hommes qui, par leur mort, ont, en sauvant leur patrie sauvé la nôtre, ce pays béni et merveilleux, la belle terre vaudoise, le pays romand.