SCIENCE ET INDUSTRIE

MESDAMES, MESSIEURS,

C'est un lieu commun de dire que nous sommes à un tournant de l'histoire du monde; beaucoup disent même au tournant le plus important de l'histoire. Des changements considérables, des progrès, espérons-le, vont être réalisés dans tous les domaines. Il est urgent, nous semble-t-il, que les universités cherchent aussi à renouveler, tout au moins à améliorer et à compléter leurs méthodes et leurs institutions, sous peine de mettre en danger leur prestige et leur existence même.

Dans ce qui va suivre, je parlerai essentiellement de ce qui concerne les facultés des sciences, désirant éviter de pécher contre ce qu'un physicien, Chwolson, appelait plaisamment le treizième commandement, qui pourrait s'énoncer: «Tu ne parleras pas de ce que tu ne connais pas.» Peut-être, cependant, une partie tout au moins des considérations que j'aurai à développer pourrait-elle s'appliquer aux autres facultés.

La guerre a produit, pour qui sait voir, le même effet qu'un

éclair jetant brusquement sa lumière crue sur le chemin d'un voyageur égaré de nuit dans la montagne. A l'endroit où, devant lui, ce voyageur n'apercevait que des prés ondulés ou des rochers inoffensifs, il voit brusquement un abîme, une paroi déchiquetée et impraticable; le chemin lui apparaît en même temps avec plus ou moins d'évidence. Profitant de cet avertissement, il détourne ses pas pour se remettre dans la bonne direction. De même il est du devoir de ceux qui, de près ou de loin, dirigent une institution quelconque, de ne pas se lamenter seulement sur le triste spectacle qu'offre le monde à la lueur brutale de la guerre, mais de chercher, au milieu du dédale cahotique entrevu un instant, le chemin du progrès et du salut. Voyons donc ensemble, si vous le voulez bien, Mesdames et Messieurs, les enseignements à tirer du cataclysme qui nous secoue encore si rudement, avant que le rétablissement des conditions dites «normales» ne nous autorise à nous admirer béatement nous-mêmes et à ne rien faire.

Un grand savant français, Henry Le Châtelier, dans la préface d'un livre écrit par le professeur Léon Gulliet sur «L'enseignement technique supérieur à l'après-guerre», s'exprime ainsi (p. 24): «Trois points de vue successifs ont guidé depuis un siècle l'essor des facultés des sciences. Pendant longtemps, leur fonction principale a été la formation de futurs professeurs; depuis la création des grandes universités, leur préoccupation dominante a été de contribuer aux progrès de la science, considérant l'enseignement comme une corvée à laquelle les professeurs sacrifiaient le moins de temps possible. Aujourd'hui leur rôle essentiel doit être de diffuser dans le pays les notions scientifiques les plus élevées, indispensables à tout progrès industriel, et dont le judicieux emploi a été la cause de la supériorité actuelle de nos ennemis.»

Il me semble, et je pense que vous serez de mon avis, que les trois points de vue peuvent être maintenus parallèlement

par les universités actuelles. Former les membres du corps enseignant, participer aux progrès de la science, et diffuser cette science dans le pays pour le plus grand bien de l'industrie, ne sont pas des activités qui s'excluent mutuellement. II est certain que le but fondamental des universités, tant du moins qu'elles conserveront un idéal sans lequel elles ne peuvent vivre, sera toujours de représenter des foyers d'études désintéressés, d'initier les jeunes gens à la beauté de tout ce qui n'est pas immédiatement utile. Elles devront toujours s'efforcer de lutter contre la réale politique et la tendance matérialiste actuelle en soutenant ce paradoxe: ce qui est le plus désirable dans ce monde, c'est ce qui ne sert à rien; ou si vous voulez encore: la seule chose vraiment utile à l'homme c'est l'inutile. Mais il ne faut pas oublier que les lignes que j'ai citées ont été écrites à la fin de 1917, alors que la France était tordue dans une lutte effroyable, alors que le salut ne lui apparaissait que dans une collaboration intime du savant et de l'industriel, collaboration précisément qui faisait la force de l'Allemagne.

Et aujourd'hui encore un immense mouvement se poursuit dans les pays alliés vers la réalisation de ce but. De tous côtés, en Angleterre, en France, ailleurs sans doute, paraissent des livres, des articles de revue destinés à en montrer l'urgence et à en étudier les moyens. Des institutions nouvelles, des associations se créent, à l'image de celles existant en Allemagne notamment, aux Etats-Unis aussi.

Nos universités suisses, celle de Neuchâtel en particulier, doivent, si elles veulent vivre, participer à l'élan généraL Qui n'avance pas recule, puisque les autres marchent. Tout en maintenant bien haut l'idéal désintéressé dont je parlais tout à l'heure, nos universités ont le devoir de se mettre davantage au service du pays en contribuant au progrès de son industrie, et concourrant par là-même au bien-être de ses habitants.

Le bien-être procure les loisirs, et les loisirs rendent possible la recherche et la poursuite d'un idéal. Vous voyez que le chemin, pour détourné qu'il paraisse, n'en conduit pas moins au but suprême de l'enseignement universitaire.

Si c'est encore un lieu commun que de parler de l'influence énorme exercée par les recherches scientifiques sur le développement de l'industrie et de l'agriculture, si l'évidence en éclate aux yeux de tous dans les pays qui furent belligérants, il ne sera peut-être pas superflu, chez nous, de la préciser par un ou deux exemples.

Je pourrais, Mesdames et Messieurs, vous parler de l'électrotechnique tout entière, et vous montrer comment la science de l'électricité, née au commencement du siècle dernier dans le cerveau et le laboratoire d'hommes de génie, a peu à peu trouvé des applications variées, de plus en plus sensationnelles, de sorte qu'à peine connue il y a cent ans, la fée électricité joue dans la vie moderne le rôle immense que l'on sait; un rôle tel que sa disparition constituerait un véritable cataclysme dans notre civilisation.

Ou bien je pourrais vous redire, puisque l'horlogerie intéresse tout spécialement ce pays, comment Galilée puis Huyghens au XVIIme siècle, étudiant dans un but scientifique le mouvement du pendule, eurent l'idée de l'appliquer à la mesure du temps. ils jetèrent ainsi les bases de la chronométrie moderne qui accomplit des miracles, rendus possibles aussi bien par des recherches de laboratoire que par le talent de praticiens de génie.

Je pourrais vous citer la multitude innombrable des matières colorantes, des produits pharmaceutiques, des métaux et alliages qui ont renouvelé les méthodes de la grande et de la petite industrie, et qui tous ont leur origine plus ou moins directe dans une recherche désintéressée. Que sais-je?

Je choisirai dans la foule deux exemples particulièrement

démonstratifs, semble-t-il, l'un se rapportant à la guerre, l'autre aux travaux de la paix; l'un concernant les sciences physico-chimiques, l'autre les sciences biologiques.

L'azote, chacun le sait, joue un rôle essentiel dans l'économie actuelle. A l'état d'acide nitrique, il est indispensable à la fabrication des explosifs. A l'état de sulfate d'ammoniaque ou d'autres combinaisons, il sert à la fabrication d'engrais chimiques, également indispensables à la culture intensive, telle qu'elle se pratique de nos jours. Cet azote a ses sources essentielles soit dans les mines de salpêtre du Chili, soit dans la distillation de la houille. Avant la guerre, l'Allemagne, qui organisait toutes choses avec le soin que l'on sait, avait constitué les grands stocks indispensables à ses projets. «Mais, comme le dit M. Matignon dans un intéressant article de la Revue générale des sciences de 1917, quand les Allemands comprirent que l'énorme infériorité de la préparation française sur laquelle ils avaient basé leurs calculs se trouvait compensée par des qualités de race, ils entrevirent une guerre plus longue que celle qu'ils avaient prévu, et par suite une consommation plus grande de munitions.» Le gouvernement se préoccupa aussitôt de la situation, mit 30 millions à la disposition des grandes usines chimiques qui transformeraient l'ammoniaque en acide nitrique. De plus, une partie du salpêtre du Chili destiné à l'agriculture fut employé pour les explosifs. C'était sacrifier la nourriture des hommes à celle des canons; mais il fallait aller au plus pressé.

En février 1915, l'Angleterre déclare contrebande de guerre le salpêtre du Chili. La situation des Allemands devient dès lors très grave: faute d'engrais, le rendement du sol menace de diminuer considérablement, et cela au moment où le blocus rend cette diminution particulièrement redoutable. Avant tout, les usines militaires risquent d'être à court de poudres et d'explosifs, à une époque où les préparations d'artillerie en consommaient

au front les quantités fantastiques que l'on sait. Devant l'imminence du péril, le gouvernement germanique sacrifie des centaines de millions. Avec le concours des savants de laboratoire, les industriels se mettent à l'oeuvre. Je ne puis ici donner de détails techniques. Qu'il suffise de dire que le problème a été résolu, en pleine guerre, et rapidement, comme l'exigeaient les circonstances. II consistait à se procurer les produits azotés nécessaires, sans tenir compte des marchés étrangers, fermés par le blocus. On réalisa dans ce but une meilleure utilisation de la houille, et surtout la préparation en grand d'acide nitrique à partir de l'air atmosphérique.

Toutes les flottes du monde n'auraient pu empêcher l'air de circuler librement et sans passeport au travers des frontières des empires centraux; il y avait donc là une source de matière première inépuisable, et l'Allemagne était sauvée.., provisoirement, pouvons-nous dire heureusement. Je laisse de côté la question de savoir si sa défaite dès 1915 par privation d'azote n'eût pas été préférable pour le bonheur de l'humanité. II n'en reste pas moins vrai que bien peu d'autres pays eussent été capables d'une adaptation aussi rapide, et si l'Allemagne l'a été, c'est grâce à la collaboration intime, qu'elle avait su réaliser depuis longtemps déjà, de la science et de l'industrie.

Mon second exemple nous fera passer, par une agréable transition, des Allemands aux papillons.

II existe en Europe et en Asie un papillon dont le nom latin est Liparis dispar qui fut importé accidentellement en Amérique en 1868 par un naturaliste français, Trouvelot, dans la région de Boston. Il y pullula rapidement, et, sous le nom américain de «gipsy moth», commit bientôt des ravages considérables. On essaya, avec un certain succès, de lutter tout d'abord par la destruction des oeufs. Mais en 1904 le fléau

reprit une nouvelle intensité, accrue par l'entrée en ligne d'un nouvel adversaire, le «brown-tail moth». Le gouvernement fédéral des Etats-Unis organisa la lutte.

Nulle part plus que dans ce pays on ne pousse davantage l'étude des applications des sciences pures au développement économique. Il existe au Département de l'agriculture une organisation scientifique la plus veste du monde destinée â mettre eu valeur la production du sol.

On y fonda un «office de la gipsy moth» avec un budget annuel de 1 million de dollars, et Howard, chef du bureau d'entomologie, fut chargé de la direction du travail.

Un naturaliste vous donnerait de très curieux détails sur les péripéties de la lutte; je me bornerai à vous dire qu'à côté de la destruction méthodique de la ponte et des mesures propres à empêcher la dissémination du fléau, on eut â étudier la question essentielle de l'acclimatation des parasites du fâcheux papillon. Si en effet sur notre continent ces papillons sont à peu près inoffensifs, c'est grâce à la présence de nombreux parasites qui s'attaquent soit aux oeufs, soit aux chenilles, soit enfin aux chrysalides, et détruisent des quantités énormes d'insectes. Or, si les redoutables papillons s'étaient très vite acclimatés en Amérique, il n'en fut pas de même des parasites. On dut les entourer de soins particuliers et se livrer à des études approfondies du domaine de la biologie expérimentale pour les rendre à même d'accomplir leur utile besogne. Ces études furent entreprises simultanément en Europe, au Japon et aux Etats-Unis, et durèrent des années. Aujourd'hui l'Etat de Massachusetts possède une innombrable armée de parasites, conduite par un état-major de savants naturalistes, et le fléau paraît complètement enrayé.

A côté des bienfaits qui en résultent pour l'agriculture, à laquelle ils évitent des dégâts se chiffrant par des sommes énormes, ces travaux ont acquis à la science de la parasitologie

nombre de faits nouveaux qui, au dire des spécialistes, présentent le plus haut intérêt 1.

Je pense que ces exemples suffiront, Mesdames et Messieurs, à vous démontrer que la collaboration de la science aux travaux des industries les plus diverses est une nécessité absolue. II importe de voir comment elle est réalisée à l'heure qu'il est, comment surtout on pourrait l'intensifier et la rendre toujours plus profitable. Nous étudierons, cela va sans dire, ces questions sous leur angle universitaire, c'est-à-dire que nous chercherons avant tout à établir quels sont les devoirs de l'université vis-à-vis de l'industrie et du pays, et réciproquement quels sont les devoirs des industriels et du public vis-à-vis de l'université. Tout en traitant ces problèmes d'une manière générale, il sera, je pense, intéressant pour cet auditoire de considérer plus spécialement le développement de l'université de Neuchâtel, de sa faculté des sciences en particulier.

Dans cet examen, nous nous tournerons tout naturellement du côté des pays alliés. Par raison de sympathie d'abord; puis parce que notre mentalité et notre façon d'envisager la vie trouveront dans cette direction de nombreux points communs; enfin parce que ces pays eux-mêmes ont, dans ces dernières années, fait des efforts énormes pour lutter contre la concurrence et l'emprise économique de l'Allemagne, traçant ainsi une voie dans laquelle la Suisse a le devoir de s'engager à son tour, et sans tarder.

Nous trouverons tout particulièrement aux Etats-Unis bon nombre d'exemples à imiter. D'autre part, l'organisation de nos universités romandes, si elle n'est pas du tout calquée sur l'organisation française, présente avec elle des côtés communs; notre culture est française aussi ; il sera donc indiqué d'étudier ce que l'on pense en France de ces questions, d'autant plus

que c'est dans ce pays que se fait le plus lourdement sentir les désavantages résultant d'une préparation technique insuffisante.

J'emprunterai une bonne partie des renseignements qui vont suivre au livre de M. Caullery, professeur à la Sorbonne, sur «Les universités et la vie scientifique aux Etats-Unis» 1, à celui de M. Léon Guillet, professeur au conservatoire national des arts et métiers, déjà cité, et à de nombreux articles de la Revue générale des sciences et du journal anglais Nature.

L'enseignement des sciences joue, cela va sans dire, un rôle fondamental dans la préparation des techniciens d'abord, puis dans l'orientation donnée aux professeurs d'université, aux professeurs secondaires et primaires également, orientation qui peut être plus ou moins dirigée du côté des applications industrielles, voire même du coté des réalités journalières.

On remarque dans les différents pays de grandes divergences dans la façon de comprendre cet enseignement. On peut me semble-t-il les caractériser ainsi, d'une façon schématique tout au moins, qu'il faudrait se garder de prendre au pied de la lettre:

En France une orientation vers la culture générale, tout spécialement vers une très forte préparation mathématique, mais un enseignement trop livresque, trop éloigné de la réalité extérieure, manquant donc de contact avec la nature et l'industrie.

Dans les pays anglo-saxons, au contraire, une forte préoccupation du côté pratique qui entraîne comme conséquence une culture générale quelquefois insuffisante, un manque de synthèse dans l'enseignement.

En Allemagne une spécialisation à outrance, qui correspond bien à la mentalité d'un peuple où chaque homme est un

numéro, une cellule à laquelle on ne demande que d'effectuer convenablement une besogne restreinte, dans l'intérêt commun.

Il faut reconnaître équitablement que chaque système a du bon, et que le système germanique, par exemple s'il ne convient pas à d'autres, a permis au peuple allemand de tenir tête à ses ennemis de la façon que l'on sait.

En France, et je crois que sur ce point nous ferions très bien de suivre son exemple, on se préoccupe depuis un certain temps d'orienter davantage les études du côté utilitaire. Pour ce qui concerne les sciences physiques et mathématiques, auxquelles je pense tout spécialement, une campagne commencée bien avant la guerre par M. Bouasse, professeur à Toulouse, se poursuit actuellement. Bouasse a écrit une série d'ouvrages de physique surtout, mais aussi de mathématiques, d'astronomie, de mécanique, etc., qui constituent une «bibliothèque de l'ingénieur et du physicien», oeuvre énorme et de grande valeur, qui porte pour devise: «Beaucoup de science, mais en vue des applications.» Dans les préfaces de ses ouvrages, écrits dans un style mordant et agressif, injurieux parfois, il tonne contre la mentalité des universitaires français auxquels il reproche d'abrutir la jeunesse studieuse en la forçant à vivre en dehors de la réalité, au lieu de lui montrer justement le contact de la science avec la vie. II faut reconnaître qu'il y a un profond bon sens dans ses critiques qui ont déjà eu des répercussions considérables. On peut d'autant plus regretter que le ton plus que sarcastique de Bouasse ne risque de faire à la belle cause qu'il défend autant de tort que de bien.

Je ne puis résister à l'envie de quelques citations, puisqu'aussi bien ces préfaces, célèbres en France, ne sont connues chez nous que de quelques spécialistes, et que tout professeur, je crois, peut en tirer des enseignements. Si vous n'y trouvez rien d'autre, vous voudrez bien accueillir ces citations comme le punch à la romaine que l'on sert dans les grands dîners, et

qui, agréable intermède, permet de souffler avant de reprendre un repas indigeste. Et je ne veux pas insinuer, par cette comparaison, que je considère ma conférence comme un plantureux banquet intellectuel...

Ecoutez Bouasse faire le procès de l'enseignement français vu à la lueur de la guerre:

«A Dieu ne plaise que j'assomme les professeurs en me servant des ingénieurs comme casse-tête! La guerre nous a prouvé ce que nos ingénieurs valaient. Nous nous sommes trouvés dans le néant lorsqu'il s'est agi de faire appel à leur concours. Nous avons dû mendier l'aide des Américains; nous avons dû suivre les Boches comme des caniches, nous servant des téléphones de tranchées que nous leur prenions, imitant toutes leurs initiatives... à six mois de distance. Sur ce thème, les officiers revenant du front sont inépuisables... Mais de ce que nos ingénieurs ne sont pas exceptionnels, il ne résulte pas malheureusement que nos professeurs soient des Hercules... On éduque les uns comme des mandarins, on gave les autres comme des perroquets. Comment voulez-vous que ça fonctionne entre gens parlant, sur les mêmes sujets, des langues aussi différentes.»

Et plus loin: «Un journal disait en octobre 1914: «Demande-t-on des comptes aux gens qui apportent la victoire?» Certes non... quand ils apportent la victoire en trois mois. Mais, à l'heure où j'écris, il y a deux ans que la France souffre parce qu'elle n'était pas prête. Et l'une des préparations essentielles est un enseignement qui ne soit pas absurde, qui n'amène pas le mépris de l'utile, qui ne fabrique pas des béjaunes se croyant malins d'ignorer tout ce qui les entoure.»

Et, pour finir, cette satyre mordante de l'enseignement livresque, qui inculque aux élèves la connaissance des principes sans leur montrer comment on les applique:

«Désirant acheter un perroquet, j'allai chez un marchand

du quai de la Mégisserie. Beau vieillard, il me reçut d'un air affable. Je le priai de me montrer ses élèves. Nous entendîmes d'abord les perroquets mathématiciens.

— 1 par 1 font 1 ; 2 par 2 font 4 ; 4 par 4 font 25...

— Halte là, fis-je, tu dérailles!

A mon ahurissement, le perroquet répondit: Qu'est-ce que cela te fait, puisque je n'applique pas ma table.

Je baissai le nez, ne sachant que répondre, et demandai un perroquet physicien.

— Le produit de la pression par le volume est constant, me dit l'un d'eux.

— Quelle pression, quel volume, fis-je.

— Qu'est-ce que cela te fait, puisque je ne mesure rien.

C'était du sortilège. Je me sauvai chez les philosophes. Par l'étiquette d'un beau perroquet vert, j'appris qu'il savait le principe d'identité.

— Récite, mon ami.

— Si A est B, si B est C, C est D.

— Tu te trompes d'une lettre, criai-je; le raisonnement ne conclut pas.

—Qu'est-ce que cela te fait, me fut-il répondu pour la troisième fois, puisque je ne veux rien tirer de mon principe.

Je regardai le marchand, qui s'amusait follement.

— Monsieur, me dit-il, on s'amuse comme on peut. Dans ma jeunesse, j'étais professeur à l'université d'X; je raillais tout; le gouvernement me laissait faire. Encouragé par l'impunité, j'eus l'audace de tourner en ridicule un manuel d'école primaire: on m'exila. Sans ressources, je me souvins que j'étais professeur, je pris un nom d'opérette et j'éduquai des perroquets.»

Ce que dit Bouasse, beaucoup d'autres le redisent, sur un autre ton. On insiste sur la nécessité d'un enseignement plus

concret; on réclame à grands cris la création de laboratoires vastes et bien outillés, appuyés de crédits suffisants pour leur permettre de se maintenir au niveau des progrès de la science. Caullery, dont j'ai cité l'ouvrage, remarque aussi que l'Allemagne a puisé sa force de résistance dans la prospérité de ses universités, que l'Angleterre, l'Italie et d'autres pays s'apprêtent à rattraper le temps perdu. II écrit en 1917:

«Si nos universités, au lieu d'être vivifiées, outillées et subventionnées comme elles doivent l'être, restaient, au lendemain de la paix ce qu'elles sont aujourd'hui, nous ne tarderions pas à être loin en arrière des nations qui aspirent, non à dominer le monde, mais à vivre d'une vie indépendante, sans être les satellites de celles qui produiront, et qui fatalement régleront la condition des autres.

Nous devons donc songer à développer nos universités dans d'assez vastes proportions. Ce n'est pas un luxe ni une chimère; c'est une nécessité vitale.»

Tout ceci ne s'applique-t-il pas admirablement à nous-mêmes?

Les Etats-Unis, où Caullery a séjourné durant un semestre comme «exchange professor», peut fournir d'utiles modèles. Ils sont, au point de vue de la formation des ingénieurs, à l'opposé de la France; l'enseignement pratique y est considéré comme fondamental. Les futurs ingénieurs américains, outre des exercices de laboratoire orientés vers les applications industrielles, font de nombreuses excursions techniques, visites d'usines, de mines, etc.; même des stages dans des fabriques. Plusieurs universités possèdent de vastes installations reproduisant des centres industriels. A Harward, par exemple, est annexé un «camp d'ingénieurs» dans le New-Hampshire d'une étendue de 300 hectares où, pendant onze semaines par an, ont lieu des exercices de lever de plans, topographie, établissement de chemins de fer, etc., et un «camp de mines» où, durant

six semaines, les étudiants peuvent s'exercer aux reconnaissances du sous-sol, au maniement des machines, aux diverses opérations que l'ingénieur est appelé à pratiquer sur le terrain.

Il est clair que de petites universités, — surtout si elles ne possèdent pas de section technique, ne peuvent que contempler de loin, comme au cinématographe, des institutions d'une aussi vaste envergure. Leurs facultés des sciences ont néanmoins le devoir d'assurer le contact avec la vie industrielle par tous les moyens mis à leur disposition, notamment par les visites d'usines. C'est un mode de liaison qui tend de plus en plus à s'établir, mais que l'on pourrait, chez nous, développer bien davantage qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Ces visites, en effet, ne sont pas profitables aux seuls futurs ingénieurs; tous les étudiants en science, futurs professeurs, mathématiciens, médecins mêmes, et d'autres encore, en retirent grand profit. Les étudiants des autres facultés n'auraient-ils même pas avantage à y participer?

On apprend à y connaître ce que l'on pourrait nommer la science vivante, la science telle qu'on se la représente dans le grand public, avec un S majuscule, occupée à plier la matière au service de l'humanité. On y voit aussi autre chose. On y voit l'ouvrier dans l'exercice de son oeuvre, peinant et suant dans la forge ou la fonderie; appliqué et minutieux dans la fabrique d'horlogerie; parfois accomplissant des gestes nobles, comme on n'est plus guère accoutumé d'en voir que dans le travail de la terre; trop souvent, hélas! transformé lui-même en machine, répétant avec une habileté inouïe le même mouvement durant des heures, l'air absent et l'esprit vague.

Et pour peu qu'ils aient des yeux et un coeur, ces étudiants comprendront le pourquoi des grandes questions sociales qui se posent aujourd'hui avec une acuité angoissante. Ils saisiront que le devoir de la science, après avoir asservi la matière,

sera de libérer l'homme, en poussant le machinisme si loin, que cet homme ne soit plus un organe, mais seulement le conducteur intelligent de la machine.

Quittons la question de l'enseignement, nous aurons à y revenir, pour dire un mot des Instituts spéciaux de recherches. C'est en Allemagne tout d'abord, —les Etats-Unis l'ont suivie, et d'autres cherchent à le faire, — que l'on a réalisé sur une vaste échelle l'union qui nous préoccupe en employant des savants de laboratoire à résoudre les problèmes posés par la technique. De grandes maisons se sont adjoint des laboratoires d'étude ou des chimistes, des physiciens possédant la culture scientifique la plus élevée étudient les questions qui intéressent ces maisons, enrichissant simultanément la science... et les actionnaires, c'est-à-dire augmentant à la fois la connaissance des faits et le parti que l'on en peut tirer.

Le grand physicien-opticien Abbe a été de la sorte attaché à la fabrique Zeiss, et ses travaux ont fait progresser aussi bien la théorie du microscope et d'autres instruments d'optique que la réalisation pratique de ces appareils.

De plus en plus, semble-t-il, les maisons seront conduites, pour perfectionner leur fabrication et lutter contre la concurrence, à s'assurer la collaboration de théoriciens capables, préparés par les universités. Mais on comprend que seules les firmes très importantes puissent s'offrir ce luxe nécessaire, si elles sont réduites à leurs seules forces. On a donc été amené à créer des laboratoires en quelque sorte collectifs, soit d'Etat, soit de fondation privée, au service des industriels.

Nous avons en Suisse le bureau fédéral des poids et mesures qui se charge du contrôle et de l'étalonnage de toutes sortes d'appareils: poids, mètres, compteurs d'électricité, ampèremètres et d'autres; et des laboratoires fédéraux d'essais (matériaux, combustibles, etc.). Dans plusieurs grands pays, des institutions semblables, à côté du même travail, exécutent

des recherches scientifiques orientées vers la pratique; la guerre les a même obligées à renforcer cette activité, et elles ont rendu d'immenses services. C'est ainsi que le «national physical laboratory» de Londres a été chargé d'études qui ont permis à l'industrie anglaise de se libérer de la main-mise allemande. Ii a eu à s'occuper de la constitution des métaux et alliages, des propriétés des outils en acier à coupe rapide, de la forme des carênes de vaisseaux de commerce; et il a mis complètement au point la fabrication de la verrerie de laboratoire qui était avant la guerre presque entièrement importée d'Allemagne.

En France, on se préoccupe aussi énormément de relever l'industrie en lui infusant le sérum scientifique. Celle des instruments d'optique notamment, de création française dans une large mesure, était peu à peu tombée aux mains de l'Allemagne. On vient d'y créer un institut d'optique appliquée, dépendant de l'Etat, qui aura à s'occuper de l'enseignement théorique général, de l'enseignement professionnel, de l'examen et de l'essai des verres et instruments d'optique. On y étudie aussi la création d'autres instituts du même genre.

Les Etats-Unis, à côté d'établissement d'Etat, ont la spécialité, dans ce domaine comme dans d'autres, d'institutions dues à l'initiative privée. La générosité aussi bien que le sens pratique des Américains trouvent à y satisfaire leurs aspirations. Plusieurs, comme l'institut Carnegie à Washington, l'institut Rockfeller à New-York, s'occupent spécialement de recherches biologiques, médicales; astronomiques, géophysiques aussi. Ils ont obtenu des résultats pratiques de grande valeur, par exemple dans la lutte contre diverses maladies, méningite cérébrospinale, paralysie infantile et d'autres.

Je voudrais parler un peu plus longuement de l'institut Melon à Pittsburg, parce qu'il est destiné aux recherches industrielles. Ii est rattaché à l'université de Pittsburg tout en conservant

une large autonomie. Etabli grâce à une donation de 500,000 dollars faite en 1913 par les frères Mellon, ses bâtiments ont été inaugurés eu 1915. La conception de cet institut est la suivante 1 : «Un industriel doit résoudre un problème nécessitant des recherches scientifiques, pour lesquelles il n'a ni les laboratoires, ni l'outillage, ni les hommes nécessaires. Il verse à l'institut Mellon une somme déterminée pour faire entreprendre la recherche en question par un savant compétent que l'institut se chargera de trouver; l'institut fournira ses laboratoires et son outillage général. Le spécialiste choisi travaille sous les conseils de l'institut; il signe un contrat régulier; ses recherches sont secrètes et leurs résultats sont la propriété du donateur de la subvention. Les industriels s'épargnent ainsi les frais généraux d'une installation scientifique permanente et les difficultés majeures du recrutement d'un personnel stable de savants.

Dans bon nombre de contrats il est promis aux chercheurs, en dehors de leur appointement régulier, une gratification qui atteint dans certains cas 10,000 dollars, ou un pourcentage sur l'exploitation du procédé industriel étudié. Plusieurs sont déjà entrés, à l'expiration de leurs recherches, dans les compagnies pour lesquelles ils avaient travaillé.»

On voit tout l'intérêt que présente cette combinaison. Pourquoi ne pourrait-on concevoir ici même une fondation du même genre, dotée je suppose, en commun, par les industriels qui y trouveraient profit? Outillée spécialement en vue de recherches concernant l'horlogerie, les industries mécaniques en général, elle pourrait, ce me semble, rendre de très grands services. Elle en rendrait aux industriels eux-mêmes, cela va sans dire; elle en rendrait à l'université en lui donnant l'occasion d'orienter ses travaux vers un but utile directement au

pays; elle en rendrait enfin à ses étudiants en leur ouvrant peut-être les portes de l'industrie, généralement chevillées pour tous ceux qui ne montrent pas la patte blanche de l'ingénieur diplômé.

Pour compléter leur armement industriel, les facultés des sciences feront bien de s'adjoindre, si possible, des sections techniques. On a beaucoup discuté, en France notamment, la question de savoir s'il convenait de rattacher ces sections utilitaristes aux universités qui doivent rester exclusivement, suivant certains, des centres de culture désintéressée. Je crois pour ma part que cela ne présente pas d'inconvénient et offre même les grands avantages dont j'ai parlé plus haut. En outre une spécialité, et si possible une spécialité d'allure industrielle, sera de plus en plus nécessaire à l'existence des petites facultés qui nous intéressent particulièrement, et pour cause. Enfin il faut marcher avec son temps, et l'ère étant à l'orientation pratique, il faut s'y lancer courageusement.

Je crois donc, sans vouloir insister sur d'autres avantages, que l'université de Neuchâtel aurait très grand tort en ne cherchant pas un rapprochement avec les industries du pays par la création d'une section technique. Il n'est pas question pour elle, cola va sans dire, de faire concurrence à l'école polytechnique fédérale, ni même à l'école d'ingénieurs de Lausanne.

Mais il existe dans ce canton et dans les montagnes avoisinantes une industrie bien locale, l'horlogerie, dont la prospérité est d'une importance vitale pour toute la population. A l'heure où, de tous côtés, les fabriques s'arment scientifiquement, les nôtres doivent participer au mouvement ou bien périr.

Pourquoi donc ne créerait-on pas un enseignement supérieur, tant théorique que pratique, conduisant les étudiants qui le suivraient à un diplôme d'ingénieur horloger? L'idée en a été émise à plusieurs reprises déjà, et semble avoir reçu un

accueil favorable dans les montagnes. Le moment est venu, ou jamais, de la reprendre et de la mener à chef. Ce n'est pas ici le lieu de discuter les détails techniques de l'organisation qui permettrait la mise en oeuvre de cette idée. Je voulais seulement en semer encore une fois, et après d'autres, le grain, espérant le moment propice pour le voir enfin lever et fructifier.

A côté des devoirs dont je viens de parler, et qui concernent les dirigeants de l'industrie, les universités ont un autre devoir, celui-ci vis-à-vis des ouvriers. Elles commencent à le comprendre.

De divers côtés on parle beaucoup, en ces tout derniers temps, d'universités ouvrières. La journée de 8 heures va procurer aux ouvriers des loisirs considérables. Beaucoup désireront les employer utilement, à se perfectionner dans leur métier, ou même à chercher à acquérir les connaissances scientifiques qui leur permettront de s'élever peu à peu dans la hiérarchie de l'usine. Notre université aura, comme d'autres, la belle tâche de rendre possible la réalisation de leur rêve. Elle devra, dès qu'elle le pourra, dès qu'elle sera suffisamment équipée, créer des cours du soir pour ces nouveaux auditeurs, leur ouvrir ses laboratoires, en un mot tendre la main aussi bien aux ouvriers qu'aux patrons. Elle aura, je n'en doute pas, beaucoup à profiter elle-même de ce contact, auquel les étudiants actuels doivent contribuer de toutes leurs forces, et réalisera ainsi, véritablement et à tous les niveaux, l'union de la science et de l'industrie.

Et maintenant, pour finir, un mot de l'autre pôle de la question, puisqu'aussi bien dans tout rapport il y a deux termes.

Si les élargissements que nous entrevoyons dans l'activité de notre université peuvent être réalisés, ce ne sera que grâce au concours de tous. Vous pensez bien, Mesdames et Messieurs,

qu'il s'agira de dépenses considérables; mon prédécesseur en a déjà soulevé la question. La communauté en profitera; il faut donc que la communauté, c'est-à-dire l'Etat, fasse sa part, et qu'il la fasse bien. Mais l'Etat ne peut tout faire; il est désirable que l'Etat ne fasse pas tout, quand ce ne serait que pour la sauvegarde de l'autonomie, qui doit être aussi grande que possible, de l'université.

Les industries profiteront les premières, directement et indirectement, je crois l'avoir montré, de ces développements; il est donc juste que les industriels y contribuent largement. Ils accompliront une oeuvre bienfaisante, et du même coup travailleront à leur prospérité. Comment laisseraient-ils échapper cette unique occasion de pratiquer la bienfaisance en soignant leurs propres intérêts?

Qu'ils tournent leurs yeux de nouveau, pour y prendre exemple, vers les Etats-Unis. Ils y verront la part énorme que les financiers et les industriels prennent au développement scientifique de leur pays. Dans la seule année 1913-1914, le total des dons faits par des particuliers aux universités et aux collèges américains se monte à 29 millions 900,000 dollars, soit environ 150 millions de francs. Et cela ne constitue pas un chiffre exceptionnel, car pour l'ensemble des années 1901-1914, le total des dons comporte un total de plus de 300 millions de dollars, ce qui fait en moyenne 23 millions par an, ou 120 millions de notre monnaie.

Les grandes universités reçoivent chaque année des dons qui dépassent en général 1 million de dollars. Combien cette manne doit-elle être bénie! d'autant plus qu'elle arrive souvent au moment même où elle est désirée et nécessaire, et qu'elle ignore les lenteurs bureaucratiques et les retards de la manne officielle...

Ainsi lorsque l'université d'Harward construisit son école de médecine à Boston, qui se compose de cinq bâtiments grandioses,

il manquait plus d'un million de dollars; on expose la situation à Pierpont Morgan qui écoute, réfléchit, et se borne à répondre: «Ail right! sirs»... et promet la somme.

«En avril 1912 périssait, sur le Titanic, un jeune gradué d'Harward, Harry-E. Widener. Sa mère échappa au naufrage et donna à l'université la collection de livres que son fils, ardent bibliophile, avait réunis. L'université projetait à ce moment de reconstruire sa bibliothèque, trop petite... Mme Widener se laissa aisément persuader d'associer la mémoire de son fils à cette reconstruction. Elle s'en chargea entièrement; son architecte exécuta le monument, sur le terrain désigné, et d'après les indications fournies par l'université. Celle-ci n'a pas même su — du moins officiellement — le prix qu'il en a coûté (on le dit compris entre 2 et 3 millions de dollars). La première pierre fut posée en juin 1913. La bibliothèque était inaugurée en juin 1915, et complètement installée pour la rentrée suivante. Là non plus, aucune formalité administrative n'est venue entraver le don ni retarder l'exécution 1 .»

Des exemples de ce genre abondent.

Je comprends bien que les milliardaires sont une spécialité américaine; mais pourquoi ce qui se fait avec «bigness» aux Etats-Unis ne se ferait-il pas en plus modeste ou en petit chez nous?

Et nous n'avons pas besoin seulement de l'appui de la grande industrie; nous avons besoin de l'appui du public tout entier, du vôtre, Mesdames et Messieurs. Non pas seulement de votre appui financier, mais aussi de votre appui moral. J'espère avoir réussi à vous faire entrevoir combien l'activité de l'université peut être féconde, et intéresser par conséquent chacun; mais il y a autre chose. Les gens d'étude sont ainsi faits qu'ils ne peuvent travailler avec fruit que s'ils sentent

régner l'intérêt autour d'eux; ils ont besoin de sympathie qui les entoure; il leur faut le voisinage de personnes qui suivent, fût-ce de loin, les questions qui les passionnent eux-mêmes. En un mot il leur faut un milieu. Et c'est sur vous que nous comptons pour constituer ce milieu toujours davantage, sur vous surtout qui êtes anciens élèves de l'université. Pour la dernière fois, je fais appel à l'exemple de l'Amérique et je cite Caullery en l'abrégeant:

«Les universités américaines ont un contact solide avec la société, d'ordre traditionnel et sentimental: c'est l'attachement qui lie tout Américain à l'institution, collège ou université, par laquelle il a passé. Ce loyalisme est un trait de moeurs général; il a une importance particulière pour les universités libres, car c'est sur lui, en somme, qu'est basée toute leur existence. Sa force et sa généralité sont une des marques Indéniables d'un côté idéaliste dans la mentalité américaine; il repose sur la solidarité et la camaraderie que la vie universitaire établit entre les étudiants, et qui identifie en quelque sorte leurs souvenirs de jeunesse à l'institution où ils l'ont passée.

L'université devient le centre d'une vaste famille; elle mérite le nom d'alma mater, et ses nourrissons, qui y ont acquis leurs grades, ses alumni, considèrent comme un devoir de subvenir à ses besoins après avoir été élevés par elle.

Les alumni, durant toute leur vie, participent aux fêtes et solennités universitaires, revenant souvent pour cela de très loin; s'il s'agit d'universités libres, ils ont une part active à sa direction en formant un conseil doté d'un grand pouvoir.

Cette participation des anciens élèves à la gestion de l'université est un héritage de la tradition anglaise; elle est un ciment puissant entre les a~umni et l'alma mater. Elle fait de celle-ci une personne aimée et vivante, non une émanation abstraite de l'Etat.»

L'organisation de nos établissements d'enseignement supérieur ne permet pas, pour le moment, une semblable participation; mais elle n'empêche pas que vous tous, étudiants et anciens élèves de notre université, vous ne lui gardiez votre affection, que vous ne vous liiez de plus en plus entre vous, et à elle, et que vous ne constituiez le noyau de ce milieu dont je parlais tout à l'heure.

J'ai fini, Mesdames et Messieurs. Je n'ai pu songer à être complet, et n'ai voulu que jeter au vent quelques idées qui devront, pour porter des fruits, être discutées entre les différents partis intéressés. Mon but sera atteint si j'ai pu vous faire toucher du doigt l'importance vitale de certaines questions, et vous engager à y réfléchir, puis à y intéresser ceux qui vous entourent.

Tous, nous tenons à ce que la Suisse ne soit pas considérée seulement comme un beau pays muni de confortables hôtels, peuplée de portiers et de larbins. Nous voulons qu'elle soit respectée; elle peut l'être pour ses institutions libérales, c'est vrai, mais elle doit l'être aussi pour son industrie forte et vivante, reposant sur le labeur tenace et intelligent de ses habitants. Il faut absolument pour cela que cette industrie s'appuie de plus en plus sur la science. Les universités ont le devoir impérieux de faire leur possible pour réaliser ce contact. On peut discuter des modalités et des moyens; il semble impossible que l'on ne soit pas d'accord sur le fond de la question.

Puisse du choc des opinions naître la lumière qui guidera notre université sur le chemin du progrès, pour le plus grand bien de l'industrie, du canton de Neuchâtel, et de la Patrie suisse.

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