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DISCOURS DE M. MAURICE LUGEON

Professeur de géologie Recteur sortant de charge.

MONSIEUR LE CHEF DU DÉPARTEMENT DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, MESSIEURS LES PROFESSEURS ET ETUDIANTS, MESDAMES ET MESSIEURS,

Le recteur qui dépose sa charge fait en général un discours beaucoup moins travaillé que celui qu'il prononce le jour de son installation. Il n'a plus que le passé derrière lui; il n'a pas l'espoir de revenir bientôt au pouvoir et aurait-il cette espérance qu'elle serait bien vaine. Son exil de la fonction administrative suprême est définitif. La plupart de ces hommes dont l'activité est arrêtée par la loi s'en vont avec des sentiments divers. Ils ont d'une part, cela est incontestable, le sentiment d'un allégement qui ne manque pas de charme et d'autre part une vague tristesse qu'il serait puéril de nier. Investi du pouvoir, tout homme quelque peu aiguillonné par une ambition native et légitime veut que la trace de son activité passagère demeure. L'habitude est vite prise de ce travail intense en collaboration avec tous ses 'collègues d'autres Facultés que I'on apprend à connaître et à apprécier. Rien n'est plus instructif que des séances de la Commission universitaire. La loi fait que pour constituer cette commission on a créé un mélange d'hommes d'instruction si diverse qu'ils représentent toutes les mentalités: scientifique, littéraire et commerciale. Côte à côte se plaçaient un avocat, un médecin, un chimiste, un philosophe, un ingénieur, deux hommes de lettres, deux pasteurs, un commerçant théorique et un

pharmacien, et cette chambre hétéroclite était présidée par un géologue! De ce cénacle restreint de ma vie de travail je garderai le plus charmant des souvenirs et, mes chers collaborateurs, j'aime à croire qu'il en sera de même pour vous. Vous vous rappellerez ces longues séances, souvent lard dans la nuit, où nous discutions la rédaction d'un rapport ou d'une lettre importante. Malgré nos esprits si différents les uns des autres, nous arrivions à nous mettre toujours d'accord et noire liberté était si grande que nous avons bien vite renoncé à conclure par un vote. Comme moi, vous avez dû goûter avec un rare bonheur ces petites luttes qui parfois étaient de vraies batailles d'idées ou de principes où, par exemple, la stratégie de l'avocat ou du philosophe se heurtait au calcul du chimiste ou de l'ingénieur. Il y avait toujours heureusement le médecin pour réparer le mal, l'un des pasteurs pour apporter la paix et les hommes de lettres pour écrire l'histoire.

Lorsqu'un recteur entre en charge, il se donne en tâche de grands projets de réforme et lorsque, par la vitesse du temps, arrive l'expiration des deux années de grand travail, il s'aperçoit qu'il n'a pu tout accomplir de ce qu'il s'était imposé. Est-ce bien, est-ce mal? La question peut se poser, et l'on s'est parfois demandé si la fonction ne devrait pas être plus longue.

Et vous tous, mes chers collègues, peut-être garderez-vous aussi le souvenir de quelques heures utiles en Sénat. Vous aviez voulu un recteur un peu prime-sautier, en général de bonne humeur, parfois autoritaire, rarement fatigué et qui voulait du travail et toujours du travail, qui vous harcelait un peu trop. Vous me pardonnerez tous mes défauts — si toutefois vous avez une dose suffisante de mansuétude — et vous me laisserez vous exprimer du plus profond de moi-même tous mes remerciements pour votre aide infatigable.

Je n'oublierai pas non plus ici quatre collaborateurs plus modestes, mais combien utiles, mes aides de bureau

toujours prêts à éveiller mon attention sur des faits administratifs difficiles parfois à deviner.

Et voilà pourquoi il y a des raisons toutes d'amitié pour regretter le départ.

Il y en a d'autres. Je ne crois pas qu'il existe au monde une fonction plus intéressante que celle d'un recteur. Dès le premier jour de son travail, il marche de découverte en découverte et sa surprise est grande. Homme en général spécialisé dans les sciences ou dans les lettres, en quelque sorte limité par sa spécialisation, il voit s'ouvrir à ses côtés des besoins inconnus de l'humanité pensante, car une Université concentre, en un très faible espace, tous ces désirs. C'est la matière spirituelle, — si je puis dire, — qui s'est concrétionnée en une sorte de point lumineux dont les rayons divers, se multipliant toujours, tous d'égale force, mais de mission différente, doivent aller dans toutes les directions apporter leur lumière et scruter tous les territoires de la matière et de l'esprit. L'homme qui est placé au centre de cette concrétion doit savoir à la fois comprendre ces besoins multiples et les équilibrer. Il s'aperçoit que ces nécessités insoupçonnées par lui la veille sont impérieuses, si l'on veut avoir vraiment ce que l'on doit appeler une Université: il peut, de son fauteuil, embrasser l'immense synthèse de la pensée humaine. Cette vue seule, par sa grandeur, et qu'il n'aurait peut-être jamais eue, si les circonstances ne l'y avaient pas obligé, paye largement le temps qui lui a été pris, qui a été arraché à ses recherches de prédilection.

Mais ces désirs, comment les réaliser?

Si nous étions des gens très riches, je veux dire que si cette Université était subitement possesseur de capitaux considérables, j'ai l'impression que nous serions très peu de temps sans crier misère! Voilà qui va peut-être paraître singulier. Et cependant examinons ce paradoxe apparent par comparaison. Notre Université est fort modeste; il y en a de plus grandes, de beaucoup plus grandes, non par le nombre des étudiants, cela n'est pas dans la question,

mais par la puissance, la diversité des enseignements, l'armement des laboratoires. Et dans ces Universités-là — et j'en connais de nombreuses —règne un état d'esprit très semblable au nôtre. C'est que le professeur — en admettant qu'il soit réellement un homme de science — n'est jamais satisfait intégralement. II ne l'est pas, de par son état d'esprit naturel. Et si vous prenez le corps professoral tout entier, le désir de développement collectif y tient de l'âpreté.

Jetez un regard sur le court passé de l'Université et vous verrez son développement constant. Et alors apparaît très grand, considérable, le sacrifice fait par ce minuscule pays de Vaud 'pour sa Haute Ecole.

Ceux qui ont la responsabilité financière, le Grand Conseil et le Gouvernement, ont fait pour le mieux. Il faut le reconnaître. L'Université devait au fond, en principe, répondre uniquement aux besoins du pays. Dès sa fondation elle fut entraînée dans une sorte de tourbillon, dont les causes sont multiples, ét qui la déplaça de sa modeste fonction primitive.

Et ce tourbillon continue-t-il à agir? Oui, il n'y a là aucun doute. Il se meut avec des vitesses variables. Et l'on peut parfois se demander si le sacrifice n'est pas hors de proportion avec la modestie que doit savoir reconnaître et maintenir un petit pays. D'un côté donc cette école qui, par une sorte d'instinct, élargit son cadre, et de l'autre celui qui représente le peuple, dans l'espèce le Gouvernement et dans le cas particulier le chef du Département de l'Instruction publique. D'un côté celui qui demande toujours -— le recteur — et de l'autre celui qui accorde autant que faire se peut, le Conseiller d'Etat délégué à l'instruction.

Les facultés de quémandeur d'un homme sont, quelles que soient son imagination et sa force de persuasion, presque toujours limitées. Cette limitation, en elle-même, ne nous amène-t-elle pas à trouver que le législateur a eu une excellente pensée en rendant le recteur non rééligible?

L'Université y trouve un gain de force avec certitude, alors que l'Etat, avec le caractère quasi-inamovible du Chef de l'Instruction, aura plutôt de la faiblesse.

Et voilà que sans le vouloir je réponds, alors que je ne le voulais pas, à une question que je posais tout à l'heure.

J'ai donc joué ce rôle de quémandeur, et cela m'amène, Monsieur le Conseiller, de par la tradition du reste, à rechercher si notre collaboration momentanée a été fructueuse.

En analysant notre situation réciproque, non comme homme, mais comme simple organe de la nation, ainsi que je viens de le faire, j'ai fait une sèche dissection comme si j'avais eu devant moi un minerai à étudier. Il y a quelque chose à faire intervenir, c'est la conscience. Et si sous cet angle encore j'examine le passé, que dois-je conclure? Que l'Etat s'est montré aussi souriant que possible en considération des moyens à sa disposition. Il a suivi, plus ou moins rapidement, les désirs de l'Université et je dirai même que parfois il les a précédés.

Sans doute, ce sourire que j'appellerai provisoirement final, ne va pas sans quelques grimaces intercalaires. Peut-être, Monsieur le Conseiller, avons-nous tous les deux grimacé par moment. Vous connaissiez ma nature comme je connais la vôtre. Tous deux, nous étions faits toutefois pour nous entendre et je garde bon souvenir de nos entretiens qui furent du reste peu nombreux. Et je dois bien le dire, en ce qui concerne nos désirs, vous avez su toujours, non pas précisément nous contenter à souhait —puisque j'ai dit ii y a un instant que nous étions insatiables et je ne dois pas me contredire — mais nous satisfaire en agissant selon ce qui vous paraissait être pour le mieux. Je sais que vous l'aimez, cette Alma mater où vous avez vous-même puisé votre savoir. Je sais que vous voudriez faire tout ce que cette grande amie vous quémande, mais je sais aussi que vous n'êtes pas seul et qu'il y a toujours derrière vous cette inquiétante question du coût des sacrifices. Nous savons plus que tout autre votre inquiétude, mais vous,

vous savez aussi ce qu'est l'effort du corps enseignant supérieur. Vous devez reconnaître son dévouement sans limite, son esprit de sacrifice, sa dignité, et vous avez senti cette dignité durant ces années pénibles pendant lesquelles tous vos professeurs, sans trop murmurer, ont essayé de vivre dans des conditions de modestie telles qu'un ouvrier habile n'aurait pas voulu les accepter.

Et ceci m'amène à me servir de vous comme intermédiaire. L'Université ne peut s'adresser directement au pays, mais en vous parlant elle peut l'atteindre.

L'Université a demandé à plusieurs reprises que la situation financière du corps professoral fût étudiée et améliorée sans retard. L'Etat accepta la nomination d'une commission mixte chargée d'étudier les modifications à apporter à la loi, pourtant si récente, de l'enseignement supérieur. L'Université déposa un rapport détaillé admis par le Sénat après une discussion mémorable. Rien ne venait, et je dois bien le dire, iii naissait un murmure de mécontentement, il commençait à régner une impression non encore effacée de manque de confiance.

Aujourd'hui, la loi, de 1916 vient d'être quelque peu modifiée par le Grand Conseil. En tant que professeur, nous n'avons pas à la discuter mais à la subir. Nous aurions aimé voir des remaniements plus profonds. Nous espérons que son application ne donnera plus cours à l'arbitraire de jadis, de hier. Le Gouvernement a bien voulu prendre en considération nombre de nos demandes et nous le remercions par votre intermédiaire, Monsieur le Conseiller. Et nous vous prions d'apporter au Grand Conseil l'expression de la reconnaissance de l'Université et par lui. au pays tout entier, ce pays qui par l'impôt doit subir les conséquences du vote de ses représentants. Puissent le contentement, surtout la confiance, revenir et avec eux le travail fructueux et bienfaisant.

Une Université peut paraître à plusieurs comme une sorte d'objet de luxe. Mais ce n'est pas ainsi qu'il faut envisager l'oeuvre et ce n'est du reste point ainsi qu'elle

fut comprise par ses fondateurs. Les Universités sont des bastions puissants dans le rempart de la liberté. Leur présence élève l'âme de la nation et la consolide. Par leur existence elles font respecter au dehors le pays qui les renferme. Voilà quelques arguments d'ordre moral, mais il y en .a d'autres plus tangibles pour un petit pays comme est la Suisse. Nos Universités essaiment sur toute la terre leurs anciens élèves. Les étrangers n'oublient pas la terre qui les a intellectuellement nourris. Devenus industriels ou hommes d'Etat dans leurs pays, ils aiment à s'entourer de leurs anciens collègues suisses. Habitués à notre pays, à ses moeurs, à son honorabilité industrielle et commerciale, tous ces émigrés de nos amphithéâtres et laboratoires savent ce qu'ils peuvent trouver avec confiance dans leur patrie d'origine ou d'adoption momentanée. Et je suis convaincu que le développement industriel extraordinaire de la Suisse trouve son origine 'en grande partie dans les Hautes Ecoles et avec l'allant industriel suit l'allant commercial.

Ainsi donc, si les dépenses que fait le peuple pour ses écoles paraissent au premier regard parfois exagérées, nous disons au contraire que c'est un placement de premier ordre.

Les deux années qui viennent de s'écouler se sont traduites pour l'Université par une vie intensive. Mais si l'organisme a continué normalement son existence, combien de ceux 'qui lui avaient consacré te plus pur de leur vigueur ont hélas disparu. La mort est venue trop souvent éclaircir nos rangs.

Nous n'apercevons pas aujourd'hui, ici même, cet homme qui savait marquer par sa présence à de telles cérémonies son attachement à son oeuvre, je veux parler d'Eugène Ruffy, le fondateur de l'Université. Il n'est plus, parti trop tôt, entouré de regrets. Il a heureusement pu voir prospérer ce qu'il avait créé. Nous garderons fidèlement son souvenir. Nous aimerions tous voir, en une place

d'honneur, dans ce Palais de Rumine, son souvenir perpétué par la pierre ou le bronze, afin que nos successeurs n'oublient pas l'existence de cet homme fait d'énergie, d'intelligence, de bonté. N'oublions pas que sans lui nous ne serions pas ici réunis. Gloire à sa mémoire.

Quatre de nos professeurs honoraires nous ont quitté: Ernest Lehr, Georges Favey, Louis Grenier, anciens collègues ayant appartenu à la Faculté de droit, puis Charles Dapples qui appartint à la Faculté des sciences et qui fut directeur de l'Ecole d'ingénieurs. Ces hommes avaient beaucoup contribué au renom de notre Université. Ernest Lehr en particulier, ce grand patriote français qui n'avait pu supporter de vivre en son pays d'Alsace sous la domination d'un vainqueur justement haï, avait fondé ici même ce grandiose édifice du droit civil comparé et contribué pour beaucoup à la célébrité de l'Ecole de Lausanne. Favey et Grenier, ces anciens recteurs, n'avaient pas complètement quitté leur enseignement; ils n'avaient pu s'arracher à la demeure qui les avait abrités et jusqu'à leur mort ils nous aidèrent. Puis, cet homme si vivant et si bon, Stockmar, directeur aux Chemins de fer fédéraux et professeur à l'Ecole des hautes études commerciales, nous a été également ravi. Samuel Eperon, ce médecin si distingué et si modeste, professeur d'ophtalmologie, est lui aussi parti. Enfin, trois jeunes, dont l'avenir s'ouvrait plein d'espérance. Socin, professeur à la Faculté de médecine, à peine installé dans sa chaire de pathologie, nous était brusquement enlevé dans les montagnes qu'il aimait tant, laissant derrière lui la douleur inconsolable de ses collègues; car nous étions tous les amis de cet homme dont la silhouette est toujours présente à nos yeux. Paul Narbel, privat-docent en médecine, ce vaillant compagnon, cet homme d'un charme extraordinaire, savant si distingué, pourvu de connaissances considérables, aussi bien médecin que naturaliste, pouvons-nous même nous imaginer qu'il n'est plus là? Fermant les yeux, il me semble voir son visage intelligent, bon d'aspect, comme il était bon de

coeur; et la joie de vivre qu'il communiquait semblait sortir d'une vie robuste et inlassable. A-t-il peut-être trop donné de son amour à ses malades, trop d'amitié à ses amis, trop de passion à ses recherches? Il s'est épuisé pour les autres et son départ nous laisse inconsolables, car nous ne pouvons croire que nous n'entendrons plus sa voix si chaude, si prenante, si encourageante. Il est parti, hélas, laissant deux petits enfants et une jeune mère, digne compagne d'un homme si distingué. Puis Henri Sigg, ce jeune professeur de minéralogie, sournoisement abattu par la tuberculose. Lui aussi s'annonçait comme l'un de nos plus brillants maîtres. C'était un travailleur stupéfiant, comme j'en ai peu connu. Il ignorait le repos, maniait son travail comme un chef d'usine. Il avait une instruction immense; il était géologue, pétrographe, cristallographe, chimiste et technicien dans l'art des mines. Il savait aussi bien se plier aux manipulations les plus délicates de l'optique transcendante que prendre le lendemain la pique du mineur. C'était un homme supérieurement bâti; sa forte carrure, sa haute taille, sa force musculaire devaient, semble-t-il, tout pouvoir braver. Mais déjà ceux qui le connaissaient savaient que les climats tropicaux avaient un peu miné ce colosse. Durant les hivers durs de la guerre, ne pouvant s'arracher dans, ce Palais de Rumine à son laboratoire d'une crudité connue, il prit froid. Dur pour lui-même, il ne voulut point se reconnaître malade. Jusqu'à la dernière heure il a travaillé sans relâche et, mort à trente ans, il laisse derrière lui un bagage de recherches et de publications déjà considérable.

La maladie de cet homme distingué, sa mort, auront peut-être quelques conséquences imprévues. Nous l'avions engagé à se soigner. Et de fait il s'était éloigné quelque temps à la montagne. Mais une maladie telle que la sienne, la nécessité de subvenir aux besoins des siens, tout cela coûte et la dépense peut être hors de proportion avec le

traitement. Et de fait Sigg touchait quelque chose comme 3500 à 4000 francs de traitement fixe, amélioré toutefois plus tard mais trop tardivement. C'était la pauvreté pour un homme de science, pour un professeur. Et nous savons que ce sont ces conditions financières qui l'empêchèrent de se soigner normalement.

Ces faits nous frappèrent tous très douloureusement. Comme le Gouvernement demandait à l'Université des propositions au sujet de la question des traitements, la Commission universitaire, puis le Sénat, ont proposé la création d'un fonds pour maladie, veuves et orphelins. Des Universités suisses ont à leur disposition des sommes considérables. Ce fonds, l'Université désire l'alimenter et le gérer elle-même en principe, en modifiant profondément la répartition des sommes qui reviennent aux professeurs sur les finances d'études et par un impôt de capitation. Tout un projet soigneusement étudié a été présenté au Gouvernement et nous avons tout lieu d'espérer que la fondation désirée ne tardera pas à prendre naissance. Il le faut. Du reste l'Etat aura un avantage tel dans la création de ce fonds qu'il a tout intérêt à l'encourager. Le recrutement du personnel enseignant sera peut-être facilité quand on saura que l'Université peut aider de son côté à prendre soin des professeurs malades et que la veuve, et les orphelins pourront être soutenus. Sans doute, ce fonds ne pourra guère être dès le début de bien grand secours, mais il faut commencer une fois. Enfin, tel que le système d'alimentation du fonds a été proposé, il amène une modification heureuse dans la répartition collective des finances d'études, car vraiment le système actuel, copié sur les universités germaniques, date d'une époque où la distribution des enseignements était bien différente de ce qu'elle . est aujourd'hui, époque où l'influence de cours obligatoires se faisait moins sentir au détriment des professeurs qui, tout en étant les hommes peut-être les plus illustres d'une Université, voient leur prébende fortement réduite parce

que leur enseignement très spécialisé n'est pas nécessaire pour la grande masse des étudiants.

La Commission universitaire actuelle a, dans la succession qu'elle a recueillie, le devoir de faire valoir le mandat du Sénat. +

La mort seule ne nous a pas séparés à jamais de collègues aimés, d'autres ont dû également abandonner leur chaire pour divers motifs. Nous avons vu s'en aller avec grand regret, mais tout de même avec ce sentiment mélangé de fierté, MM. Juret, professeur de linguistique, et Baldensperger, chargé d'un cours de théologie, appelés à enseigner dans l'Université de Strasbourg. Nous avons vu là-bas ces chers anciens collaborateurs le jour glorieux de l'inauguration de cette Haute-Ecole redevenue française. Nous avons vu, plein d'émotion, tout le peuple en fête acclamer le collège des professeurs et lui rendre hommage.

Nous avons vu également nous quitter M. Muret, professeur de littérature espagnole, collègue dont l'enseignement était si apprécié; puis M. Reiss, fondateur de l'Institut de police universitaire, dont la renommée s'est étendue sur toute la terre pour le bien de notre Université; puis M. Paul Rambert, professeur à la Faculté de droit, choisi par la nation pour occuper un siège dans notre Cour suprême de justice. Nous avouons que ce départ nous a été très sensible, tout en étant très flattés de voir un des nôtres ainsi honoré, car cet honneur, il en rejaillit quelque éclat sur la maison. Enfin, c'est également peiné que nous avons enregistré la démission de M. Porchet, nommé Conseiller d'Etat, l'un de nos brillants privat-docents. Nous savons qu'il est parti avec regret, mais qu'il sache bien, et il le sait parfaitement, que nous saurons toujours lui faire remarquer qu'il a été des nôtres. II est de ses anciens maîtres qui ne pourront jamais complètement transformer la vieille amitié familière qu'ils conservent pour lui en ce respect hiérarchique et administratif qu'exige sa haute

fonction. Comme notre nouveau Conseiller d'Etat connaît mon caractère parfois malicieux, il saura comprendre ce que j'entends, car nous nous sommes toujours bien compris.

A ces vides pénibles pour les uns, à ces vides qui nous enorgueillissent pour les autres, fallait-il trouver des remplaçants, tout comme des modifications dans certains enseignements nécessitaient l'appel de nouveaux professeurs. Dans la Faculté des sciences sont venus MM. Piccard et Duboux pour l'enseignement de la chimie et chimie-physique, M. Maillefer pour la génétique, matière non encore exposées dans notre Université, M. Paschoud pour les mathématiques, M. Thumann pour l'hydraulique, M. Bischoff pour la photographie et la police scientifique, mais appartenant également à la Faculté de droit. Enfin une nomination qui ne manquera pas d'amener très souvent des confusions. Il y a à Lausanne deux de nos charmants collègues, deux frères, qui s'appellent Dumas. Tous deux sont mathématiciens. Comme nos mémoires sont souvent en défaut, plusieurs d'entre nous, ne pouvant arriver à fixer leur prénom, appellent l'un, celui qui enseigne le calcul infinitésimal, soit les mathématiques pures, tout naturellement Dumas-le-Pur par opposition à celui qui enseigne les mathématiques appliquées et que nous désignons en petit comité par un qualificatif que je vous laisse deviner. Or voilà que survient un autre frère, le troisième Dumas, chargé du cours d'éléments de machines et de la direction du laboratoire d'essai de matériaux. Comment donc, pour nous qui avons faible mémoire des noms propres, arriverons-nous à le distinguer des deux autres? Je ne sais. Qu'importe du reste! N'est-ce pas là un spectacle unique que l'existence côte à côte dans une Université, dans une même Faculté, de trois frères aussi distingués l'un que l'autre! Exemple rarissime et qui nous flatte de voir ces

trois Vaudois travailler pour la gloire de l'Université vaudoise.

Dans la Faculté des lettres nous sont venus M. Bonnard pour l'enseignement de la littérature anglaise, M. Bohnenblust pour celui de la littérature germanique, M. Arcari pour les cours de littérature italienne, M. Juret pour la linguistique, mais qui, à peine nommé, nous quitta. Dans la Faculté de médecine, M. Popoff, un vieux collaborateur, a été chargé d'exposer l'embryologie, et M. de Meyenburg succède au regretté Socin dans la chaire de pathologie.

Dans la Faculté de droit, M'. Guisan succède à M. Rambert. Enfin, citons deux nouveaux privat-docents, deux seuls; le recrutement se raréfierait-il, ce qui ne manquerait pas d'être inquiétant? M. Denéréaz qui s'est chargé d'apprendre à ses auditeurs tout son savoir considérable sur la musique, et M. Faes, le distingué directeur de la Station fédérale agricole, qui enseigne la pathologie végétale, cours d'une importance considérable dans un canton comme le nôtre et qui nous fait bien augurer de l'avenir de l'enseignement de l'agriculture dans notre Haute Ecole.

Je ne voudrais pas m'étendre d'avantage sur ces faits concernant directement le personnel enseignant, mais je tiens toutefois, Mesdames et Messieurs, à vous signaler une modification profonde dans l'une de nos sections, dans la plus importante, l'Ecole d'ingénieurs. Sous l'impulsion du directeur actuel, M. le professeur Landry, une réforme générale de l'enseignement a été étudiée et adoptée. Nos étudiants. ingénieurs étaient par trop chargés. Leurs études se faisaient et se font encore sous une discipline spéciale nécessitée par leur genre de travail, ce que l'on appelle le régime intérieur. Ces jeunes hommes voyaient avec envie leur camarades jouissant pleinement de la liberté académique. Actuellement, grâce au programme d'études dont on a élagué 'certaines branches ou diminué l'importance, ils peuvent un peu respirer. Soucieux de leur culture générale, ils doivent profiter des heures libres pour suivre

quelques cours dans d'autres Facultés. Nous ne doutons pas que sous ce système, sous la haute surveillance de notre nouveau directeur qui, par son énergie, a su vivifier son école, celle-ci n'en devienne que plus prospère et que les ingénieurs qui en sortiront nous remercient de la peine que se sont donnée leurs maîtres pour les armer pour l'âpre lutte de l'existence.

Il me serait agréable, Mesdames et Messieurs, de vous entretenir encore longuement sur ces deux années qui viennent de s'écouler, mais je crains d'abuser de vous. Je ne puis être que très bref. Le règlement général de l'Université avait été transformé sous la direction de mon prédécesseur — pour lequel ce fut un très grand travail — et adopté le 8 mars 1918.

Enfin nous avons conclu un nouveau contrat d'assurance accidents pour les étudiants en sciences et en médecine.

En ce qui concerne nos relations extérieures, vous savez ce qu'ont été les brillantes conférences de M. Rey, de la Sorbonne, de M. de La Pradelle, de la Faculté de droit de Paris, de M. Froidevaux, de l'Université catholique de la même ville, de M. Blondel, du Collège de France, de M. Gygax, de Zurich, de M. le Dr Rist, de M. Guillaume, de Berne. Quelques leçons très spéciales ont été données par un savant hollandais d'une grande célébrité, le professeur van Laar. Espérons que cette habitude de faire appel à la collaboration momentanée de professeurs étrangers à notre école se maintiendra.

Nous avons eu l'occasion de nous faire représenter dans quelques manifestations où nous avons estimé utile la présence de l'un d'entre nous, ainsi à Strasbourg, comme je vous l'ai déjà mentionné; à Bruxelles, lors du Congrès des médecins de langue française et lors de l'inauguration de l'Université internationale; à Monaco, où le Club alpin français avait mis à l'ordre du jour d'intéressantes questions

de glaciologie. Par contre, nous avons estimé qu'il ne nous était pas possible de nous rendre à une conférence interuniversitaire franco-suisse qui s'est tenue à Genève.

Quelques-uns de nos professeurs ont été l'objet de distinctions flatteuses. M. Paillard, notre distingué professeur à l'Ecole des hautes études commerciales, a été appelé par le gouvernement grec pour étudier la création d'une école de commerce à Athènes. M. Arthus a vu ses efforts, son travail, couronnés par l'Académie de médecine et par l'Institut de France.

Nous avons, nous aussi, par nos modestes moyens, désiré témoigner nos hommages d'admiration à quelques savants étrangers et suisses. La Commission universitaire a décerné le titre de docteur honoris causa à six hommes, MM. Beudant et Lefur, de la Faculté de droit, M. Friedel, de la Faculté des sciences, et M. Baldensperger, de la Faculté de théologie de l'Université de Strasbourg. En Suisse, ce grade a été donné à deux de nos sympathiques amis, MM. Philippe Godet et Charles Knapp, de l'Université de Neuchâtel.

En vous choisissant pour diriger notre Haute Ecole, mon cher collègue M. Olivier, le Sénat a eu la main particulièrement heureuse. Vous êtes certainement l'un de ceux qui connaissent le mieux les rouages de l'Université. Vos fonctions de chancelier vous ont habitué plus que tout autre à la direction suprême. il me paraît tout à fait inutile de faire une présentation bien longue et pompeuse, du fait même qu'il y a deux ans, en termes très justes et très justement flatteurs, notre chef du Département disait ce que vous étiez lorsqu'il vous installait comme professeur ordinaire. Vous n'avez certainement pas changé depuis ces deux ans, vous avez même rajeuni, car d'ancien professeur vous voici jeune recteur. Dans cette jeunesse-là, je sais d'avance ce que sera votre carrière. Vous serez la sentinelle veillant sans repos; vous avez beaucoup de travail devant vous. Vous êtes de taille à l'abattre. La besogne est grande, mais vous savez que vous serez aussi bien secondé et aussi

bien encouragé que je l'ai été moi-même. Et puissiez-vous, lorsque votre mandat sera éteint, conserver de votre fonction le souvenir agréable que je garde moi-même. C'est là mon voeu le plus cher.

Je m'aperçois que j'allais commettre un grand oubli. L'un des éléments essentiels d'une Université ce sont les étudiants, a priori tout au moins, et l'usage veut que le recteur qui sort de charge leur fasse un petit discours final. A ce moment-là, le recteur ne remplit plus le rôle d'un père, mais en quelque sorte celui d'un oncle. Or les recommandations d'un oncle sont toujours écoutées d'une oreille, parce qu'il est presque toujours un homme plutôt faible pour ses neveux et nièces. La jeunesse le sent et le sait.

Je ne crois pas, mes chers amis, que vous ayez eu, en fin de compte, beaucoup à vous plaindre de moi. Au début de ma fonction, vous avez bien essayé de me rendre la vie un peu dure. Vous vous êtes peut-être aperçu à la longue qu'en ma qualité de naturaliste j'étudiais avec calme un phénomène comme un autre. Je vous ai toujours laissé causer très longuement et moi-même j'en faisais autant. De sorte que, lorsque vous veniez en délégation me trouver, je me demande comment vous résumiez nos conversations. J'usais de petits trucs que je puis vous dévoiler aujourd'hui. Je vous convoquais parfois vers 11 h. 30. J'avais eu soin, de m'offrir une modeste collation à l'avance, de sorte que je pouvais sans crise d'estomac vous conserver très longuement et vous réduire à la faim. En général, ces délégations qui avaient été affamées ne revenaient plus. Que voulez-vous, n'avons-nous pas aussi été des étudiants? Je vous ai laissé un jour créer une association d'étudiants libres. Je savais très bien de quoi il s'agissait. La première séance de cette association débuta par un discours assez violent, où un orateur démontra que les étudiants actuels savaient mieux se conduire que leurs maîtres lorsque ceux-ci faisaient leurs études. Que les étudiants actuels buvaient en

particulier beaucoup moins. Qu'ils étaient beaucoup plus mûrs que nous le fûmes, etc. Le lendemain, le recteur convoquait le président de la singulière assemblée. Il lui fit remarquer tranquillement que pour d'anciens alcooliques, nous n'étions tout de même pas trop mal conservés, que notre estomac était excellent, et que nous lui souhaitions de tout coeur une vieillesse aussi sereine, même en buvant exclusivement de l'eau. Nous n'avons plus entendu parler de cette association.

Une autre fois, une délégation est venue assez menaçante, mais elle ne savait pas quelle menace elle pouvait mettre à exécution. Il y a peut-être ici des étudiants qui se souviennent de ce jour-là. Je répondis que si, étant jeune comme eux, j'avais eu de telles indignations, nous aurions fait autrement de bruit, de tapage, qu'ils ne savaient pas s'y prendre, qu'il y avait un moyen superbe à leur disposition: la grève. Je les y engageai beaucoup, leur expliquant que les professeurs auraient ainsi quelques jours de congé supplémentaires, mais que les examens resteraient malheureusement sans changement, même si la grève durait un semestre entier.

Cette excitation était pardonnable, même fort compréhensible. La guerre avait excité les esprits. Après que le recteur eut été légèrement égratigné par quelques journalistes, qui estiment avoir le monopole de comprendre seuls la liberté de pensée, tout s'est calmé peu à peu et nous avons fait le meilleur des ménages. Vous vous êtes remis au travail; les examens ont été bons en moyenne. Allons, venez, mes chers neveux et nièces, votre oncle vous l'avez bien compris, et vous savez combien il vous aime, lui qui a consacré toute la force de sa vie pour vous.

Je vais enfin vous quitter, Mesdames et Messieurs, enfin! Vous m'excuserez de ce discours si peu académique, mais ne vous ai-je point avertis que le recteur sortant de

charge travaillait beaucoup moins son discours que celui qu'il prononce en entrant en fonctions?

Et je terminerai par un petit couplet de circonstance.

L'Etat s'apprête à faire des sacrifices nouveaux pour maintenir aussi brillant que possible l'un des fleurons de sa couronne.

Or, on reste frappé de la sorte d'indifférence qui règne dans ce pays, pourtant riche, vis-à-vis de l'Université dont il est cependant fier. Nous ne tendons pas la main, mais n'oubliez pas nos laboratoires, nos fonds universitaires, quand vient l'heure d'écrire vos dernières volontés. Déjà quelques citoyens ont compris l'importance considérable qu'il y avait pour la communauté à aider par leurs dons la marche de quelques-unes de nos subdivisions. Ces gestes sont trop rares, puisque l'Université travaille pour le bien du pays, pour son élévation morale et matérielle. Je m'adresse aux notaires et je les prie, eux des bons conseillers, de nous venir en aide. Ils revaudront ainsi à la Haute-Ecole vaudoise ce qu'elle leur a donné en savoir. Je dis cela sans scrupule. car ce que nous demandons, ce n'est pas pour nous, c'est pour la science, et la science a montré ce qu'elle était dans ces dernières années.

Les peuples les plus scientifiquement outillés, les plus hautement moraux, auront la place la plus heureuse. Que chacun aide à cette vie heureuse en renforçant l'organe créateur des hommes d'Etat, des ingénieurs, des savants, des moralistes, en renforçant les moyens de travail des Hautes Ecoles et en particulier de l'Université vaudoise.

Ce n'est plus l'ancien recteur qui prononce cette dernière phrase, car il ne l'est plus qu'en souvenir: c'est le citoyen. J'ai dit.