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DISCOURS DE M. EUGENE CORDEY

Professeur Recteur sortant de charge.

MONSIEUR LE CONSEILLER D'ETAT, CHEF DU DÉPARTEMENT DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES CULTES, MESSIEURS LES PROFESSEURS, MESSIEURS LES ETUDIANTS, MESDAMES ET MESSIEURS,

Le protocole de l'Université veut que le recteur sortant de charge présente aux étudiants le nouveau recteur.

S'agissant de vous, mon cher successeur, vous présenter, ce n'est ici évidemment qu'une image de rhétorique et une façon de parler, car le dévouement, le zèle et l'intérêt enthousiaste que vous avez apportés à la cause des enfants depuis de si longues années comme médecin et comme philanthrope nous est un gage que ceux-ci, arrivés à l'âge d'adolescents exigé pour leur entrée à l'Université, vous connaissent tous et vous aiment de longue date. Ainsi, déjà chargé des petits, voilà que, comme recteur, vous allez avoir encore les grands sur les bras. C'est dire que vous allez être chéri par petits et grands. Quel sort est plus digne d'envie?

Vous ne m'en voudrez donc pas si, envisageant d'emblée avec une entière sérénité un rectorat qui s'ouvre sous de si heureux auspices, je coupe court aux présentations pour prendre congé moi-même de mes administrés.

MESSIEURS LES ETUDIANTS,

L'atmosphère dans laquelle vous êtes appelés à travailler s'est-elle beaucoup modifiée depuis deux ans? Je ne le pense pas. Je vous signalais déjà le danger qu'il y avait pour vous à sacrifier par trop à la pratique des sports et je crois bien que je puis renouveler aujourd'hui les conseils que je vous donnais jadis; les sollicitations auxquelles vous êtes exposés dans cette direction n'ont fait en réalité que s'accentuer.

Et d'abord, si vous lisez les journaux, vous aurez pu être émerveillés par le récit des fortunes extraordinaires réalisées par certains praticiens du podium. Le boxeur Dempsey, par exemple, vous est signalé comme l'un des plus gros contribuables des Etats-Unis, et ce n'est point étonnant puisque le Journal de Paris, du 15 octobre dernier, annonce que Dempsey a accepté de se rencontrer avec un adversaire digne de lui au Arènes de Bayonne l'an prochain et qu'une bourse de deux millions de francs a été garantie au gagnant! Que nous voilà loin, n'est-ce pas du montant d'un prix de Faculté! Et n'est-il pas humiliant pour l'humanité de penser que les meilleurs champions du travail intellectuel, savants, philosophes, poètes, peintres, musiciens n'ont jamais connu et ne connaîtront jamais pareille aubaine?

Je vous sais cependant assez de bon sens pour ne pas vous émouvoir outre mesure de ce triomphe du poing dans le monde.

Mais voici qui vous touche de plus près.

J'ai eu l'été dernier sous les yeux un programme de réunion religieuse destinée aux jeunes gens et aux étudiants et où je lis ce qui suit:

«Au cours de ces journées seront traités les sujets suivants: Les prophètes d'Israël éducateurs de la conscience; L'éducation de la conscience par l'antiquité gréco-latine; La crise de la pensée protestante au temps de la révocation

de l'Edit de Nantes; A travers la jeune Amérique, souvenirs d'un récent séjour; Le Christ Sauveur.

»Des exercices physiques et des jeux sportifs seront pratiqués tous les jours sous la direction d'entraîneurs qualifiés.

M. X., champion du monde pour la lutte, a promis son concours au moins pour une journée».

Quelle étrange époque que la nôtre où les spéculations de la pensée la plus sérieuse ont besoin pour réclame d'exhiber les biceps d'un champion du monde! Je ne serai tout-à--fait rassuré sur l'influence de ces moeurs nouvelles que lorsque les gymnastes à leur tour, pour varier le programme de leurs fêtes, feront appel eux-mêmes à un Leibnitz ou à un Kant, au moins pour une journée.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Vous êtes venus ici en amis de l'Université; je puis donc vous parler à coeur ouvert et risquer une confidence.

Eh! bien, les préoccupations, les soucis, les difficultés n'ont pas été épargnés au recteur et aux autorités universitaires pendant les deux ans qui viennent de s'écouler. C'est sur cette période en effet que se sont fait sentir le plus durement les conséquences économiques de la guerre, c'est pendant cette période que le gouffre des déficits a paru le plus menaçant et que le souci des économies dans les dépenses de l'Etat a posé devant l'opinion les problèmes les plus ardus. La matière imposable ayant déjà donné tout ce que l'on pouvait légitimement lui demander, il a fallu examiner naturellement si le fardeau du budget ne pouvait pas être allégé par la suppression de certaines charges de l'Etat. Ainsi, bien des problèmes ont été posés à l'Université par le Conseil d'Etat et, je m'empresse de le dire, dans l'esprit le plus bienveillant; bien des questions ont été agitées parmi lesquelles l'une des plus graves, la dissociation

des Facultés et leur dispersion entre les cantons romands possédant jusqu'ici une Université: tel canton aurait eu ainsi une Faculté de théologie ou une Faculté de lettres, tel autre une Faculté de droit, tel autre une Faculté de médecine ou de sciences. Ainsi, disaient les partisans de ce système, les frais seraient moindres pour chacun et chacun aurait cependant une Haute Ecole. Fort bien, mais cela ne serait plus une Université. Or, à mon avis, l'enseignement reçu dans une Université ne comporte pas seulement pour l'étudiant l'avantage de s'assimiler telle discipline du savoir humain, théologie, droit ou médecine. Il a surtout ce privilège énorme de mettre l'étudiant à même, par la nature du milieu ambiant, par la fréquentation des camarades des autres Facultés, par la variété et la multiplicité des questions qu'il entend discuter, d'acquérir cette ouverture de l'esprit qui forme à proprement parler, à côté même des connaissances spéciales acquises dans telle ou telle discipline, la culture universitaire, celle qui donne à l'homme le goût des idées générales, la largeur de vues et qui l'avertit que tout ne roule pas dans ce monde dans le cercle restreint de ses études particulières. Et ce que je dis des étudiants est vrai aussi dans une large mesure des professeurs eux-mêmes.

Mais, dispersez cet ensemble, isolez les Facultés les unes des autres, privez-les de l'apport incessant que les étudiants appartenant à l'une fournissent inconsciemment à leurs camarades de l'autre, vous bornez du même coup l'horizon de ceux qui les fréquentent et vous risquez fort de faire de ceux-ci des pédants, c'est-à-dire des gens de la plus désagréable espèce qui soit au monde.

Au reste, cette intime union de toutes les grandes Facultés et de toutes les carrières de l'intelligence, cette loi imposée aux intellectuels et aux savants de puiser en commun dans leur jeunesse aux mêmes sources du savoir humain, cette élévation obligée de toutes les professions libérales au même degré de culture intellectuelle, c'est la

tradition de la civilisation européenne, c'est l'honneur de la culture universitaire. Par des efforts continus et au prix de sacrifices qui l'honorent grandement, notre petit pays malgré ses ressources modestes a réussi à réaliser cet idéal. Non seulement, il offre à ses enfants les moyens de parvenir aux carrières libérales, mais il attire la jeunesse d'autres climats qui, lorsqu'elle rentre dans ses foyers, emporte avec gratitude et pour en faire profiter sa patrie, non seulement les connaissances dont elle s'est enrichie, mais le souvenir des méthodes qui ont servi à l'instruire et le respect des idées de liberté et de probité scientifiques qui sont à la base de nos traditions. Si vous connaissez un autre moyen d'influence du canton de Vaud dans le monde, j'en serai' pleinement heureux; pour moi, je n'en connais pas de plus noble ni de plus élevé. Regardons-y donc à deux fois avant que de consentir a une mutilation de l'oeuvre accomplie, avant que de laisser tomber l'Université de Lausanne dans l'abîme du passé.

Ecartons, d'où qu'elles viennent, ces suggestions ne tendant à rien de moins qu'à son écartèlement; gardons notre confiance dans ses destinées.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Je ne sais pourquoi me reviennent maintenant dans la mémoire ces vers de Voltaire dont le bon sens lumineux peut servir de guide dans bien des rencontres, et qui ne me semblent pas ici dénués d'à-propos:

Dans son état heureux qui peut se plaire,
Vivre à sa place et garder ce qu'il a...

Quel sens profond dans ce distique sous sa forme si alerte et sous son apparente légèreté!

«Se plaire en son état», ne faut-il pas pour y parvenir toute une philosophie, et une suprême sagesse n'est-elle pas seule capable de nous y conduire?

«Vivre à sa place», n'est-ce pas là un avis précieux non seulement à l'adresse de l'ambitieux incapable, mais encore du timide et du modeste?

Et enfin, «garder ce qu'on a», quel conseil par le temps qui court et qu'il peut bien être proclamé heureux celui qui, ces derniers dix ans, peut se flatter de l'avoir suivi!

Eh! bien, Mesdames et Messieurs, au moment où je dépose ainsi publiquement la charge de recteur, songeant à mon pays, au canton de Vaud, à la place si honorable qu'il s'est acquise au sein des autres cantons suisses, non seulement au point de vue politique, mais par ses institutions d'ordre moral, social et intellectuel; songeant encore à son passé, à sa vieille Académie qui était, certes, plus et mieux qu'une simple Faculté isolée, pensant tout spécialement aux sacrifices qu'il a faits dans le domaine de l'instruction publique et voyant enfin la place qu'il a conquise par là bien au-delà de ses frontières, je reprends —- mais en lui donnant cette fois toute la portée d'un voeu et d'un souhait — ma citation de tout à l'heure et je dis: Puisse le canton de Vaud, aujourd'hui comme hier, et demain comme aujourd'hui, non pas vivre seulement, mais «vivre à sa place et garder ce qu'il a».