LES ÉTUDES BIBLIQUES
D'APRÈS L'ENCYCLIQUE DE S. S. PIE XII
«DIVINO AFFLANTE SPIRITU»
DISCOURS RECTORAL
PRONONCÉ LE 15 NOVEMBRE 1946
A L'OCCASION DE L'OUVERTURE SOLENNELLE
DE L'ANNÉE ACADÉMIQUE PAR
Romae, 20 Novembris 1948.
De mandato Reverendissimi Magistri Generalis O. P. attente
legimus opusculum cui titulus: Les études bibliques d'après l'enseignement
de S. S. Pie XII «Divino afflante Spiritu» a Reverendo
adm. Patre Fr.-M. Braun O. P. conscriptum, atque declaramus non
solum nihil obstare quominus typis edatur, sed contra ejus editionem
multum profuturam esse iis omnibus qui genuinam mentem
eiusdem encyclicae intellegere velint.
J. M. VOSTÉ, O. P. G. DUNCKER, O. P.
Imprimi poterit: Imprimatur:
Romae, 20 Novembris 1946. Friburgi, 4 Décembris 1946.
fr. E. SUAREZ, O. P. L. WAEBER
Mag. Gen. Vic. Gen.
Inter arma!
Le monde était en guerre le 30 septembre 1943;
et nous avions presque perdu l'espoir de voir revenir
la colombe et son rameau d'olivier, le jour où, après
tant d'autres messages consacrés aux actualités troublantes,
Sa Sainteté le Pape Pie XII envoyait à l'univers
sa lettre encyclique Divino afflante Spiritu. A ces premiers
mots, la pensée s'élevait au-dessus des préoccupations
de l'heure présente; et, certes oui, c'était
l'Esprit de paix qui planait dans la profondeur du
ciel.
Ce document venait consacrer un anniversaire.
1893-1943! Cinquante ans allaient être révolus depuis
que le Pape Léon XIII d'illustre mémoire avait fait
paraître l'encyclique Providentissimus Deus pour
défendre la Bible contre les attaques dont elle était
de toutes parts l'objet, et pour fixer les grandes lignes
du programme d'études bibliques qu'il voulait à la
fois traditionnel et progressiste. Grande alors était
la confusion qui régnait au dehors comme au dedans
des écoles catholiques, à ce moment où la critique
biblique — la haute critique comme on disait en ce
Occasion de
l'encyclique.
temps-là — multipliait ses objections contre la vérité
des Écritures 1. Dans leur désarroi, plus d'un pensait
comme A. Loisy qu'il était devenu nécessaire de jeter
du lest 2. C'est ainsi, par exemple, que Mgr d'Hulst,
recteur de l'Institut catholique de Paris, venait d'exposer
dans un article retentissant du Correspondant 3 la
fameuse théorie des obiter dicta, suivant laquelle l'inspiration
biblique, maintenue pour les textes dogmatiques
et moraux, était supposée absente des passages de
moindre importance. Il s'en serait suivi que la Bible
ne devait plus être considérée comme à l'abri de toute
erreur; on pensait se tirer d'affaire en concentrant
la défense sur les points saillants, où les grandes doctrines
étaient en jeu.
En somme, avec des nuances dont nous ne saurions
contester l'importance, un même problème dominait
tous les débats ayant trait à l'interprétation des
Écritures. Il s'agissait de savoir si l'inspiration divine
— divino afflante Spiritu — devait être retenue comme
facteur, pur et simple suivant les uns, principal ou
universel suivant les autres, de la composition des
livres saints. Si la Bible n'était inspirée que partiellement,
ou dans un sens large, comme les livres poétiques
de la littérature profane, les savants seraient autorisés
à souscrire aux interprétations nouvelles, imposées
croyait-on par les découvertes modernes qui mettaient
en cause la véracité des écrits bibliques. Si, au contraire,
l'inspiration scripturaire devait être maintenue, dans
le sens rigoureux fixé par les conciles de Trente 1
et du Vatican 2, d'après lesquels Dieu est l'auteur
de tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament
et de toutes leurs parties, il s'agissait d'expliquer
comment l'inerrance divine nécessairement liée au
fait de l'inspiration était conciliable avec les difficultés
soulevées au nom de la géologie, de l'histoire, et de
la critique littéraire qui ne manquait pas de signaler
les imperfections, voire les incohérences et les prétendues
contradictions du texte sacré.
Ce problème un et multiple enfièvrait les esprits
de l'époque. On s'en rendrait compte aisément en se
rappelant par exemple les remous causés en 1897,
au quatrième congrès catholique tenu à Fribourg, à
l'occasion de tel mémoire sur la législation mosaïque
présenté par un jeune Dominicain venu de Jérusalem.
Ce religieux s'appelait le P. Marie-Joseph Lagrange.
La violence avec laquelle il allait être pris à parti
donne la mesure des passions qui rendaient pratiquement
toute discussion impossible 1.
L'encyclique Providentissimus Deus avait pris position
contre la théorie suggérée par Mgr d'Hulst. Elle
réaffirmait que l'inspiration s'étend à tous les livres
canoniques et à toutes leurs parties; qu'elle exclut
toute erreur pour la bonne raison que l'erreur répugne
à la véracité divine 2. C'était la doctrine des conciles,
à laquelle on ajoutait seulement quelques précisions
concernant le rôle des auteurs sacrés. «Par une vertu
surnaturelle, lisait-on, l'Esprit Saint les a excités et
poussés à écrire, et il les a assistés pendant qu'ils écrivaient,
de telle sorte qu'ils concevaient exactement,
voulaient rapporter fidèlement et exprimaient avec
une vérité infaillible tout ce que Dieu ordonnait et
seulement ce qu'il leur ordonnait d'écrire 1. » C'était
dire assez clairement que l'inspiration divine n'est pas
la même chose qu'une révélation de vérités toutes
faites, déposées en quelque sorte dans l'esprit des
hagiographes. Si — suivant un enseignement dont il
serait facile de suivre les traces dans la tradition des
Pères 2 — Dieu a poussé et excité ces écrivains à écrire
et s'il les a assistés pendant qu'ils écrivaient de façon
à leur faire dire ce qu'il voulait lui-même nous exprimer,
il faut reconnaître qu'il s'est servi d'eux comme d'instruments,
en mettant en oeuvre leurs facultés et leurs
ressources naturelles. La conséquence de ceci est que
la pensée divine nous devient perceptible dans l'Écriture
par la lecture de textes humano-divins, soumis
aux conditions, sujets aux vicissitudes de tous les
textes de l'antiquité. D'où la nécessité, pour retrouver
la pensée de Dieu, auteur principal de la Bible, de commencer
par scruter ces pages en recourant aux procédés
d'investigation en usage pour l'interprétation des documents
littéraires du passé. C'est en partant de ce principe
que l'encyclique Providentissimus établissait son
programme et qu'elle invitait les professeurs d'Écriture
Sainte à s'y conformer, non seulement pour défendre
la Bible, mais aussi pour en dégager le sens avec plus
d'exactitude.
L'encyclique Providentissimus de Léon XIII passe
à bon droit dans les écoles catholiques pour la charte
des études bibliques. Elle leur a donné, c'est incontestable,
une impulsion décisive. Sa publication fut
un événement mémorable. Après cinquante ans de
recherches, de publications scientifiques, d'enseignement
dans les séminaires et les universités, la nouvelle
encyclique de Sa Sainteté Pie XII rallume la flamme
du souvenir: elle rappelle le programme tracé par
Léon XIII; et elle en profite pour le confirmer et
pour le préciser, en tenant compte à la fois des acquisitions
réalisées et des problèmes nouveaux qui se
posent aux hommes de notre génération 1. Si l'encyclique
Providentissimus fut en son temps la charte officielle
des études bibliques, l'encyclique Divino afflante Spiritu
sera désormais le document dont les savants catholiques
voués aux recherches bibliques veilleront à
appliquer les consignes. J'ai dessein de vous le faire
connaître. Et, puisqu'une analyse détaillée de la lettre
pontificale 1 ne saurait convenir à ce discours, je prendrai
comme point de départ cette règle fondamentale,
sur laquelle le Saint-Père nous invite à concentrer
notre attention:
«Que, par-dessus tout, les interprètes ne perdent
pas de vue qu'ils doivent veiller à discerner et à préciser
le sens littéral des paroles de la Bible 2. »
A parler net, le sens littéral est tout bonnement
le sens voulu par les écrivains sacrés: ce qu'Isaïe,
ce que le Siracide, ce que saint Jean, ce que même
l'abréviateur du IIe livre des Macchabées ont voulu
dire à leurs lecteurs en écrivant sous la motion du Saint-Esprit.
Nous ne cherchons pas autre chose lorsque
nous entreprenons l'explication d'un auteur ancien ou
moderne. Traitant de cette explication des textes,
G. Lanson écrivait naguère: «Il faut partir du sens
Le sens
littéral
de l'auteur; par ce qu'il a voulu dire se détermine
la limite de ce qu'on a le droit de lui faire dire 1. »
Il concluait en ces termes: «L'explication des textes
est identique en son essence à l'exégèse pratiquée dans
les sciences religieuses et dans la philologie grecque
et latine 2. » Disons inversement: L'exégèse biblique,
dans ses premières démarches tout au moins, est identique
à l'explication des textes de la littérature profane.
Ceci me paraît clair.
Mais les écrivains inspirés appartiennent à un lointain
passé. Saint Jean, le plus jeune d'entre eux,
rédigeait son Évangile au tournant du Ier siècle. Les
uns se sont exprimés en hébreu, voire en araméen,
d'autres dans ce grec populaire de la Koinè, qui était
parlé dans tout le bassin de la Méditerranée. Des écrits
sortis de leur plume inspirée, nous possédons des versions
plus ou moins fidèles. L'une d'elles, la version
latine de saint Jérôme, généralement connue sous le
nom de Vulgate, a reçu au concile de Trente une attestation
officielle. Qu'est-ce à dire? Qu'elle est parfaite,
irréformable, oeuvre de l'Esprit, destinée à remplacer
les textes originaux? Point du tout. La Vulgate,
explique l'encyclique, a été simplement choisie comme
version officielle parmi les versions latines qui circulaient
Étude des
langues anciennes.
à l'époque; de ce fait, elle a reçu dans l'Église
latine un témoignage d'authenticité, non point critique
mais juridique 1. Si son usage généralisé pendant des
siècles prouve qu'elle est exempte d'erreur en matière
de foi et de moeurs, il s'ensuit qu'elle suffit à la rigueur
pour nous faire connaître l'essentiel de la Bible. Mais
de là à prétendre qu'elle doive ou puisse être substituée
aux textes grecs ou hébreux, il y a une marge qu'il
nous est interdit de franchir. Si vénérable, si excellente
soit-elle, une version n'équivaudra jamais à l'original,
surtout si cet original relève d'un génie différent de
celui du traducteur, avec ces nuances de sens qu'il
est impossible de rendre sinon par approximation.
Ainsi, en est-il de toutes les littératures étrangères.
Que penser d'un professeur de littérature anglaise,
allemande ou russe qui ne serait versé dans la connaissance
ni de l'anglais ni de l'allemand ni du russe?
D'où ce premier avertissement donné aux interprètes
de la Bible: «Ceux qui, en négligeant les langues
bibliques, se fermeraient l'accès des textes originaux,
ne sauraient échapper au reproche de légèreté et de
nonchalance. Car il est du devoir de l'exégète de chercher
à saisir avec le plus grand soin et religieusement les
moindres traits sortis de la plume de l'hagiographe
sous l'inspiration de l'Esprit divin, afin d'en pénétrer
plus profondément et plus pleinement la pensée. Qu'il
s'applique donc attentivement à acquérir de jour en
jour une plus grande maîtrise des langues bibliques
et des autres idiomes orientaux pour étayer son interprétation
de tous les secours que fournissent les diverses
branches de la science philologique 1. » En suivant ce
précepte, on ne ferait qu'imiter l'exemple de saint
Jérôme et des grands exégètes du XVIe et du
XVIIe siècle 2. Leur méthode sur ce point doit demeurer
la nôtre, s'il est vrai que le texte original, qui est l'oeuvre
personnelle de l'écrivain sacré «a plus d'autorité et
plus de poids que n'importe quelle version ancienne
ou moderne, si parfaite soit-elle».
Le P. Lagrange exposait des idées semblables dans
la Revue biblique d'avril 1900 3. Il insistait sur la nécessité
de recourir aux textes dans leur langue originale,
afin de les étudier en eux-mêmes et pour eux-mêmes.
1
Que de préjugés n'eut-il pas à surmonter! Nous en
avons la preuve dans le soin qu'il prend de se justifier.
Si la Vulgate demeure le livre de base des commentateurs
« les textes primitifs, écrivait-il, ne seront pas
connus comme ils doivent l'être, dans leur réalité
concrète, dans les nuances de leur vocabulaire et de
leurs tournures propres, dans le génie de leur langue,
dans le secret de leur composition littéraire, et pourtant
c'est sous cette forme et non sous une autre que s'est
produite la Parole de Dieu, de sorte que si vraiment
on l'estime comme telle, on ne saurait apporter trop
de soin à la comprendre telle qu'elle est 1». Ces remarques,
il y a cinquante ans, risquaient de passer pour quelque
peu révolutionnaires. Elles étaient simplement
l'expression d'une élémentaire évidence, qui devra
désormais demeurer en dehors de toute discussion.
Étudier la Bible par un recours direct aux textes
originaux serait chose relativement facile si ces textes
eux-mêmes nous étaient conservés dans leur état
primitif. Comment le seraient-ils du moment où ils
partagent, l'erreur exceptée, la condition des livres
humains? Tout passe, et les textes anciens ne résistent
guère à l'usure du temps. Si les tablettes cunéiformes
de la Babylonie et les papyrus d'Égypte reviennent
au jour à la faveur des découvertes, c'est là un sort
exceptionnel dont les premiers manuscrits des livres
La critique
textuelle.
de la Bible n'ont point hélas! bénéficié. Leur sort est
celui de la masse des documents de la littérature profane:
nous n'en possédons que des copies plus ou moins
correctes; comme toutes les copies de ce genre, elles
portent les traces de l'humaine faiblesse. Les fautes,
auxquelles elles n'ont échappé que dans une mesure
relative sont, les unes de simple inadvertance (lacunes,
répétitions, altérations), les autres intentionnelles, provenant
de copistes assez peu scrupuleux pour modifier
les textes qu'ils étaient chargés de retranscrire. La critique
textuelle a pour mission de découvrir ces erreurs
afin de rétablir le texte sacré dans un état aussi
parfait que possible 1. C'est une tâche austère. Elle
suppose de la part de ceux qui l'assument un grand
esprit d'objectivité, une patience à toute épreuve, et,
oserais-je le dire, un certain flair qui n'est pas le fait
du premier venu. Ces qualités ne dispensent pas de
la connaissance approfondie, à la fois théorique et
pratique, des règles dans lesquelles se condense l'expérience
des humanistes pour discerner dans la masse
des manuscrits ceux qui se recommandent par leur
souci habituel de probité, et de toute façon pour y
relever les marques de corruption. Si pareil travail
est obscur, il n'en est pas moins de première nécessité.
Et si la division du travail s'impose, il faut admettre
que des équipes de savants puissent limiter leur activité
scientifique à cette part modeste des études bibliques.
Tel est l'exemple que nous donnent aujourd'hui
les moines bénédictins chargés de reviser la Vulgate
de saint Jérôme. D'autres travaux du même genre
mériteraient un aussi généreux effort. Nul ne songerait
à remplacer l'édition critique de la Bible hébraïque
établie par R. Kittel 1, ni les admirables volumes
du Nouveau Testament publiés à Oxford 2. Mais
quelle reconnaissance mériterait de la part des exégètes
le savant qui nous offrirait une édition manuelle des
versions latines préhieronymiennes, dont la consultation
aujourd'hui serait aussi nécessaire qu'elle est
devenue malaisée.
Nous ne sommes encore qu'à pied d'oeuvre. La
philologie nous apprend la signification des mots et
la valeur de leurs rapports dans la construction grammaticale
de la phrase. La critique textuelle reconstitue
jusqu'à un certain point, et certes de mieux en
mieux, avec un instrument sans cesse perfectionné,
la matérialité des textes. Mais, à supposer que tout
ceci fût réalisé à la perfection, l'oeuvre principale
de l'exégète ne serait pas encore commencée: il resterait
à comprendre ce que les auteurs inspirés ont
voulu dire.
Et voici le vaste domaine de la critique littéraire
ouvert aux interprètes de la Bible. On ne saurait y
pénétrer autrement que dans la compagnie des écrivains
sacrés eux-mêmes; eux seuls nous livreront
leurs secrets. C'est dire qu'il faut commencer par
s'intéresser à tout ce qui concerne leur personnalité.
A quoi bon, objectait un étudiant? Les Écritures
ne sont-elles pas l'oeuvre de l'Esprit-Saint? Pourquoi
dès lors nous enquérir, par de fastidieuses digressions,
des questions de dates et d'authenticité? Que
m'importe Amos ou Nahum, et même Pierre ou Paul?
Le véritable auteur, nous le connaissons, il est de tous
les temps, ou plutôt il est au-dessus des temps; c'est
Dieu lui-même, dont il doit nous suffire d'entendre
la Parole.
Certes oui, Dieu est l'auteur de l'Ancien et du
Nouveau Testament dans leur ensemble comme dans
chacune de leurs parties. Il en est même l'auteur principal.
Mais, si pour s'adresser aux hommes Dieu a voulu
se servir comme d'instruments d'Amos, de Nahum,
de Pierre, de Paul — tout écrit étant nécessairement
dépendant de son contexte historique — j'estime de
la plus grande importance de savoir qu'Amos était
un berger de Juda, que Nahum écrivait avant la chute
La personnalité des
auteurs.
de Ninive, que Pierre était le prince des Apôtres et
Paul le persécuteur des chrétiens. Toujours est-il que
l'encyclique ne laisse pas de place à l'hésitation.
«L'exégète, lisons-nous, doit s'efforcer avec le plus
grand soin, en tenant compte des éclaircissements
fournis par les recherches récentes, de discerner quels
furent le caractère particulier de l'écrivain sacré et
ses conditions de vie, à quelle époque il a vécu, à quelles
sources écrites ou orales il a puisé, quelles formes de
langage il a employées. C'est ainsi qu'il pourra savoir
plus exactement qui a été l'hagiographe et ce qu'il
a voulu exprimer par ses écrits 1. » Ces règles, nous
les trouvons déjà formulées par saint Athanase, dans
ce passage du Contra Arianos 2, que je vous demande
la permission de reproduire: «Comme dans tous les
autres endroits de l'Écriture, il faut observer ici à
quelle occasion l'Apôtre a parlé, à qui et pour quel
motif il a écrit; il faut y apporter une scrupuleuse
et loyale attention, de peur qu'en ignorant ces circonstances
ou en les comprenant mal on ne s'écarte du
véritable sens.»
De la personne des auteurs, l'intérêt passe insensiblement
à leur milieu culturel et aux procédés de
composition dont ils se sont servis. Nous abordons
ainsi la fameuse question des genres littéraires. Ce
n'est pas un problème nouveau. Il y a beau temps que
Les genres
littéraires.
l'étude des genres littéraires passe à bon droit pour
une des lumières les plus éclairantes de l'exégèse 1.
Mais la place de choix qui lui est assignée dans
l'encyclique, la recommandation instante dont elle
est l'objet, l'ordre formel enfin qui nous est donné
de ne pas la négliger : tout cela est nouveau 2.
C'est que les recherches ont fait du chemin. Conduites
ces dernières dizaines d'années, à la faveur de
découvertes heureuses, avec une exactitude remarquable,
elles ont mis en plus vive lumière les formes du langage
employées au cours de l'antiquité dans les compositions
poétiques comme dans l'énoncé des lois
morales ou dans le récit des événements 1. La Bible
en sort grandie. Aucun livre du passé ne l'égale par
l'exactitude historique. Du point de vue spirituel et
religieux, elle est purement hors de pair. Il n'en est
pas moins vrai que les écrivains sacrés ont été tributaires
des procédés de narration et d'exposition adoptés
de leur temps. De là, une certaine façon de schématiser
les choses, de se contenter d'approximations, d'employer
volontiers des expressions hyperboliques sinon paradoxales
2, de recourir même à des récits entièrement
figurés d'apparence historique. A tout ceci, rien
d'étonnant; nul n'est en droit de s'en montrer surpris.
La Sainte Écriture est un cas d'incarnation. «De
même, explique l'encyclique, que le Verbe substantiel
de Dieu s'est rendu semblable aux hommes en tout,
sauf le péché, ainsi les paroles de Dieu exprimées en
langage humain, s'y sont assimilées en tout, l'erreur
exceptée 1.»
On saisit, dès lors, dans quelle direction il s'agit
de chercher la solution de maintes difficultés soulevées
contre la véracité de la Bible. Car il n'est pas rare,
lorsque d'aucuns reprochent aux auteurs sacrés d'avoir
commis des erreurs, qu'il s'agisse simplement de ces
manières de parler et de raconter que les hommes
du temps avaient l'habitude d'employer et dont
l'usage était autorisé par la coutume générale 2. Sans
doute, la prudence est-elle toujours requise. Ce que
furent les manières de parler adoptées par les auteurs
de la Bible, on ne peut l'établir à priori. Sous cette
réserve, l'exégète se doit — c'est un ordre, encore un
coup, qui lui est maintenant donné — de mettre tout
en oeuvre pour rechercher comment la forme du langage
ou le genre littéraire peuvent conduire à une
interprétation exacte et vraie.
Pour mener à bien ce travail de recherches, il
faudrait tenir le plus grand compte de toutes les découvertes
dont notre siècle est redevable à l'archéologie,
à l'histoire des institutions et des littératures anciennes:
vaste chantier qu'il n'est pas donné à un seul homme
de pouvoir explorer. L'exégète heureusement n'est
pas seul. Nous l'avons déjà dit, le travail auquel il
est consacré est un travail d'équipe. Et dans cette
équipe une place de choix est laissée aux laïques.
«Que ceux-ci le sachent, fait remarquer l'encyclique,
non seulement ils se rendent utiles à la science profane,
mais ils rendent aussi un service signalé à la cause
chrétienne, lorsque avec toute l'application et tout
le zèle possibles, ils se livrent à l'exploration et à la
recherche des oeuvres de l'antiquité ou lorsqu'ils s'appliquent
du mieux qu'ils peuvent à éclaircir les questions
de ce genre moins clairement connues 1. » En
relevant cet encouragement du Saint-Père, appelé à
susciter quelques belles vocations scientifiques en esprit
d'étroite collaboration avec les interprètes attitrés des
Saintes Écritures, il m'est agréable de signaler une
étude récemment parue sous les auspices de notre
séminaire de droit 2, qui me paraît répondre d'une
manière très heureuse au voeu du Saint-Père. Son
auteur, M. Ramon Sugranyes de Franch, y traite
avec une rare maîtrise un point de droit palestinien
Collaboration des laïques.
à l'époque évangélique. Mis en éveil par quelques
allusions à la prison pour dettes, dans la parabole
du serviteur impitoyable 1, M. Sugranyes entreprit une
vaste enquête dans le recueil touffu des papyrus juridiques
de l'époque ptolémaïque. Plus d'une fois, j'avais
eu le plaisir de le rencontrer dans notre séminaire
de Nouveau Testament. Le principe qui préside à
l'organisation des séminaires universitaires est celui des
vases communiquants. Chacun forme un tout distinct,
mais les portes de communication sont largement ouvertes
et un niveau moyen est atteint grâce aux échanges
des uns et des autres. Il arrivait donc à M. Sugranyes
de s'installer au milieu de nos répertoires et de nos
dictionnaires pour préparer la dissertation qu'il comptait
présenter à la Faculté de droit. L'exégèse néotestamentaire
n'eut bientôt plus guère de secret pour lui.
Mais il promenait sur les textes un regard de juriste,
attentif aux particularités qui avaient échappé à la
plupart des commentateurs. Plus d'un soutenait que
les paraboles évangéliques, la parabole du serviteur
impitoyable comme les autres, étaient de petites histoires
inventées de toutes pièces 2. En comparant les
1
textes évangéliques avec les papyrus hellénistiques, il
eut le mérite de découvrir d'abord et de montrer ensuite
que l'exécution sur la personne du débiteur signalée
en passant dans l'Évangile était un moyen de procédure
généralisé à l'époque du Christ dans l'Orient
romanisé. Il concluait que la scène dont Jésus se sert
pour illustrer sa doctrine du pardon présentait de
solides garanties d'historicité, et que la parabole méritait
d'être considérée comme un véritable document
d'histoire institutionnelle 1. Cette acquisition méritera
d'être retenue. Pour ma part, j'y vois une application
de ce passage de la lettre pontificale: «Toute connaissance
humaine, même profane, possède une dignité,
une excellence pour ainsi dire innée, puisqu'elle est
comme une participation finie de la connaissance
infinie de Dieu, mais elle acquiert une dignité plus
haute et une sorte de consécration, quand elle est
employée à répandre sur les choses divines une plus
vive lumière 2.»
Une interprétation rationnelle de la Bible est la
seule voie à suivre pour résoudre les difficultés que l'on
fait d'ordinaire à l'historicité de la Bible. Une juste
et prudente application du principe des genres littéraires
suffit dans la plupart des cas à les dissiper comme
Difficultés à
résoudre.
par enchantement. Il en reste; peut-être même en
restera-t-il toujours, car l'exégèse comme les autres
sciences peut avoir ses secrets impénétrables 1. Et,
cependant, l'histoire de la critique biblique au cours
de ces cinquante dernières années nous promet un
progrès constant, pourvu que nous demeurions fidèles
au travail qui nous est imposé 2.
Aussi le Saint-Père ne manque-t-il pas de saisir
l'occasion pour encourager les spécialistes des études
bibliques à s'attaquer hardiment «aux questions
difficiles restées jusqu'à présent sans solution, moins
pour réfuter les objections, que pour s'efforcer de
découvrir une explication sérieuse qui concorde fidèlement
avec la doctrine de l'Église, en particulier
avec l'enseignement traditionnel concernant l'infaillibilité
de la Sainte Écriture et qui corresponde dûment
aux conclusions certaines des sciences profanes 3 ».
Tel n'est pas le langage du conservatisme exagéré
que nous avons entendu naguère, aux heures graves
de la crise moderniste 4. Il n'était pas rare alors que
les pionniers des études bibliques eussent à souffrir
de suspicions injustes. Aux yeux de certains, toute
nouveauté de méthode appliquée à la Bible paraissait
imprudente, sinon téméraire ou impie. Ceux qui les
proposaient étaient considérés comme des aventuriers,
comme des loups affublés de peaux de moutons, dont
les intentions étaient pour le moins sujettes à caution 1.
Que nous ayons parfois donné lieu à ces réactions
peu intelligentes, c'est possible. Avec nos appareils
critiques et toutes nos discussions, nous donnions l'impression
que l'étude de l'Écriture ne faisait qu'un
avec ces travaux d'approche. On voyait bien l'enchevêtrement
des échafaudages, mais la construction
demeurait cachée et l'on avait vite fait de perdre
patience. Sans doute, si je désire faire une lecture
pieuse ou une méditation de la Bible, je préférerai
toujours le livre qui m'ouvre au plus vite les arcanes
du texte sacré. C'est ce que l'on exigeait aussi des
commentaires scientifiques, sans se douter que tout
était à construire de la base au faîte. Pour que l'édifice
fût solide, ne fallait-il pas sérier les tâches, creuser
les fondations, assurer les armatures : le reste viendrait
ensuite. Il est venu. C'est une grâce de notre temps de
nous l'avoir montré en des ouvrages excellents, à la
portée de tous.
Toutefois, dans l'ordre des recherches strictement
scientifiques, beaucoup reste encore à faire. L'encyclique
nous parle de questions difficiles demeurées jusqu'à
présent sans solution. Elle nous dit aussi que, s'il
s'agit de doctrine concernant la foi et les moeurs, rares
sont les textes définis par l'autorité de l'Église et qu'il
y a encore beaucoup de choses sur lesquelles peut et
doit s'appliquer la sagacité des interprètes 1. Ces ouvriers
sont invités à travailler en pleine liberté d'esprit,
fidèles aux enseignements de l'Église, mais prêts également
à accueillir toujours avec gratitude comme un
bienfait de Dieu et à mettre à profit les apports de
la science profane. Pour que cette liberté ne souffre
point de contrainte, le Saint-Père avertit solennellement
tous les fidèles du devoir qui leur est fait de juger
non seulement avec équité mais aussi avec charité
le travail des savants; il les met en garde contre «ce
zèle intempestif qui estime que tout ce qui est nouveau
doit être par là-même combattu ou tenu pour
suspect 2 ». Le travailleur intellectuel, qui poursuit son
rude labeur dans la solitude d'une chambre close, n'est
pas pour autant un séparé. S'il est animé par un souci
1
d'apostolat, il entend le monde tout entier bourdonner
autour de lui. La sympathie de ses frères est un soutien
dont il peut avoir besoin. Est-ce trop demander que
de faire confiance à ceux qui ont assumé dans l'Église
la lourde mission de défendre leur foi et de l'éclairer?
Le programme que nous venons de résumer à
grands traits vise évidemment, nous le disions en commençant,
la découverte du sens littéral. Nous ne craignons
pas de nous tromper en affirmant qu'il est dirigé
contre une certaine réaction, menée de ci de là avec
grand enthousiasme en faveur du sens figuré ou mystique.
On peut en voir l'indice dans tel passage de
l'encyclique où il est question de ceux «qui, prétendant
ne trouver qu'à peine dans les commentaires de la
Bible de quoi élever leur pensée vers Dieu, affirment
à l'envi qu'il faut entrer dans la voie des interprétations
mystiques 1 ».
Entre cette exégèse mystique, toute en figures,
Abus du sens
mystique.
en symboles, en allégories et l'exégèse littérale qui
s'attache à déterminer aussi exactement que possible
le sens voulu par l'auteur, comment fixer notre choix?
C'est une question que l'on ne saurait éluder ni par
les boutades décochées à l'adresse des «maigres
mamelles du sens littéral» ni par une fin de nonrecevoir
d'un littéralisme obstiné.
Nul ne songe, tout d'abord, à mettre en doute
soit la possibilité, soit l'existence d'un sens figuratif
à certains endroits de l'Écriture 1. Les paroles et les
faits de l'Ancien Testament ont été disposés par Dieu
en vue de ce qui devait s'accomplir sous le régime de
la Nouvelle Loi. Lorsqu'il institue l'Eucharistie, Jésus
présente son corps sous les espèces du pain comme
la nouvelle Pâque, et son sang comme le sang de la
Nouvelle Alliance, destiné à remplacer celui des victimes
qui scellèrent au pied du Sinaï le pacte de Jahvé
avec Israël. En droit, l'existence d'un sens typique,
appelé aussi suivant saint Paul «spirituel», est donc
établi 1. La pâque juive annonçait la Cène eucharistique
et le sang de l'alliance sinaïtique préfigurait
l'immolation sanglante du Calvaire.
Le vrai problème dont nous avons à nous occuper
est donc de savoir non si l'Ancien et le Nouveau Testament
contiennent des sens figuratifs, mais si dans
les cas particuliers tel ou tel passage peut être interprété
typiquement. On sent bien que la plus grande
discrétion ici est de rigueur. Du sens figuratif voulu
par Dieu, l'encyclique nous dit «que les exégètes catholiques
doivent le mettre en lumière avec toute la diligence
que réclame la dignité de la Parole de Dieu 1 ».
Et c'est bien, en effet, une question de dignité pour
l'exégèse. A tourner toutes choses en figures, sans règles
sûres, sans critères, on risquerait de ne plus prendre
l'Écriture très au sérieux: les analogies superficielles
de mots, de choses, de situations remplaceraient
l'examen diligent des textes; l'exégèse serait livrée
aux caprices de l'imagination. Il ne suffit donc pas
de s'abandonner devant un texte de la Bible au libre
jeu des associations verbales. Les seuls moyens dont
nous disposions pour découvrir les sens spirituels
véritables sont, ou bien les organes de la Révélation 2
s'il s'agit du sens typique proprement dit, ou bien
l'étude approfondie du sens littéral lui-même s'il s'agit
du sens spirituel largement entendu pour signifier ce
qui se trouve implicitement contenu dans le texte
inspiré.
Rien ne défend assurément de suggérer aussi à
propos d'un texte les accommodations qui viennent à
l'esprit. Les Pères, surtout à Alexandrie, recouraient
volontiers à ce procédé comme l'avaient fait les philosophes
grecs à propos des fables du paganisme, et les
Juifs hellénisés, parmi lesquels Philon occupe la première
place, à propos de l'Ancien Testament. On ne peut
toutefois perdre de vue que ces accommodations sont
extrinsèques à l'Écriture; et qu'elles risquent d'être
dangereuses, maintenant que les fidèles de notre
temps, plus particulièrement ceux auxquels la Bible
pose des problèmes troublants, se préoccupent de
savoir «ce que Dieu lui-même nous révèle dans les
Saints Livres plutôt que ce qu'un orateur ou un écrivain
éloquent nous disent, en se servant avec habileté
des paroles de la Bible 1 ».
Ces remarques sont capitales; le devoir de l'exégète,
comme celui du prêtre chargé de répandre le bienfait de
la parole de Dieu parmi les fidèles, est donc nettement
tranché. Ils proposeront le sens spirituel ou figuratif si
d'une façon ou de l'autre, celui-ci peut s'autoriser de la
Révélation 2. En dehors de ces cas, dûment établis, ils
ne se laisseront pas trop séduire par l'exemple de l'abbé
Tardif de Moidrey 3, en cédant à l'entraînement des
accommodations gratuites, qui deviendraient facilement,
ce sont les termes mêmes de l'encyclique, un
abus de la Parole divine 1.
Ne sommes-nous pas en passe de restreindre notre
horizon? Je sais que les critiques littéraires profanes
se mettent plus au large. Les textes, nous disent-ils,
ont une vie; leur développement n'est jamais achevé.
Après avoir cherché minutieusement ce qu'un texte
signifiait pour son auteur, ils estiment convenable de se
demander ce qu'il signifie aussi pour nous. Qui songerait
à condamner l'activité du lecteur qui prend le texte
comme tremplin pour s'élever plus haut? On voudrait
qu'une même licence fût accordée aux simples fidèles,
qui, n'ayant pas reçu de mission doctrinale, ne risquent
pas comme les clercs d'engager l'autorité de l'Église.
Au demeurant, la poésie a aussi ses droits; si elle
cherche ses thèmes dans l'oeuvre de la création, pourquoi
lui refuser l'accès du monde invisible qu'il nous
est donné d'apercevoir dans la transparence des deux
Testaments 2? Sur tous ces points, nous sommes d'accord
puisque, en dépit des réserves précédentes, le «sens
accommodatice», dont les Pères ont fait usage, est
autorisé par l'Église. Mais, est-ce trop exiger, demanderons-nous
à notre tour, de ne pas confondre ce qui
relève du génie poétique en travail de création avec
ce qui est le seul fait de l'Inspiration divine? Une
erreur n'est jamais permise. C'en serait une de ne pas
distinguer ces deux plans ou de placer l'inspiration
privée d'essence poétique au niveau de l'Inspiration
scripturaire, qui elle est d'essence charismatique, purement
surnaturelle.
Il faudrait surtout ne pas croire que, pour demeurer
fidèle à ce que cette inspiration a de meilleur, il faille
quitter le terrain du réel pour s'élever dans le ciel
de la fantaisie. Le sens littéral nous offre mieux qu'une
piste de départ. Il se présente lui-même, sous les apparences
les plus humbles, les plus humaines aussi, avec
ses abîmes de mystère, que nous sommes invités à
approfondir lentement. C'est de ce contenu substantiel
que nous devons prendre conscience, non en l'abandonnant
pour le survoler, mais en nous y attachant
par un effort de pénétration.
Approfondir un texte, c'est aller toujours plus
avant dans la pensée d'un auteur afin d'arriver à
cette pleine intériorité qui se réalise par la communion
au génie opérant 1. Quand il s'agit de la Bible,
Vers une
théologie biblique.
communier au génie opérant de l'auteur n'est pas autre
chose, en fin d'analyse, que communier intensément
à la pensée de Dieu lui-même. De simplement littéraire,
l'exégèse devient alors théologique; et elle
trouve ainsi son dernier achèvement.
L'encyclique se fait pressante pour inviter les
exégètes à poursuivre ce terme: «Qu'ils s'appliquent,
exhorte-t-elle, d'une manière toute spéciale à ne pas
exposer uniquement ce qui regarde l'histoire, l'archéologie,
la philologie et d'autres matières semblables;
mais, tout en donnant ces notions dans la mesure
où elles peuvent concourir à l'explication des textes,
qu'ils mettent surtout en évidence, dans chaque livre
ou dans chaque texte, la doctrine théologique concernant
la foi et les moeurs. Ceci étant, leurs interprétations,
non seulement aideront les professeurs de
théologie à proposer et à confirmer les dogmes de la
foi, mais elles serviront aussi aux prêtres pour expliquer
la doctrine chrétienne devant le peuple et à tous les
fidèles enfin pour mener une vie sainte et digne d'un
chrétien 1. »
Pareil travail ne peut être poursuivi que dans la
lumière de la foi, c'est-à-dire aussi dans la lumière
de l'Église, gardienne de cette foi, non en ordre dispersé,
chacun pour soi essayant les textes à sa façon
sur son esprit ou sur son coeur, mais dans la plus étroite
union avec le magistère apostolique, qui a reçu du
Christ la promesse de l'Esprit-Saint pour le conduire
jusqu'au bout de la vérité 2 et la mission d'annoncer
la Parole de Dieu en tous temps et en tous
lieux.
Dans cette Église du Sauveur, les Pères et les
Docteurs occupent une place spéciale. De quelles ressources
ne nous priverions-nous pas si nous en venions
à négliger les oeuvres scripturaires d'un Augustin,
d'un Cyrille d'Alexandrie, d'un Chrysostome, d'un
Thomas d'Aquin 3. Le goût dont ils témoignent dans
une proportion fort inégale pour les accommodations
1
dont nous avons parlé un peu plus haut, ils le devaient
au milieu culturel dans lequel ils baignaient. Tous
n'avaient pas l'érudition de saint Jérôme, bien que
la plupart, dont le grec était la langue maternelle,
aient été mieux préparés que nous ne le sommes habituellement
à comprendre les moindres nuances du
style des Évangiles ou des Épîtres. Appartenant à
une époque pas très éloignée du Nouveau Testament,
ils sont témoins des idées et des moeurs qu'on y découvre.
Et même, s'il ne s'agit que de l'Ancien Testament,
leur importance reste de premier ordre, puisque beaucoup
d'entre eux vivaient dans cet Ancien Orient dont
la connaissance aide si puissamment à comprendre
la Bible. Toutefois, ils sont surtout nos maîtres à un
titre plus élevé; nous voulons dire, en reprenant les
termes de l'encyclique: «par la suave intuition qu'ils
avaient des choses célestes, et par cette merveilleuse
pénétration d'esprit, grâce à quoi ils entraient jusque
dans les profondeurs les plus intimes des paroles
divines 1. » Cette connaissance en quelque sorte intuitive
que connaissent si bien les mystiques, cette aisance
quasi connaturelle avec laquelle leur esprit se portait
d'un seul élan au centre du message biblique, les
Pères le devaient à leur sainteté. Elles étaient le
fruit du don d'intelligence (intus legere) qui vient
de l'Esprit Saint et qui confère à celui qui le reçoit
l'acuité de regard nécessaire pour pénétrer par delà
les mots jusqu'à la chose dite, en plein coeur de la
vérité 1.
Toujours prêt à nous conduire sur le chemin de
cette vérité, l'Esprit divin assiste l'Église enseignante
pour l'aider à accomplir son ministère, et l'Église
enseignée pour en recevoir les fruits. L'exégète catholique,
chargé de faire connaître le sens de l'Écriture,
pourrait-il s'en passer? Pour comprendre la Bible
inspirée de Dieu et s'accorder suivant les analogies
de la foi au dépôt des vérités transmises par les Apôtres,
lui suffirait-il de recourir à ses seules lumières naturelles
comme s'il était chargé d'expliquer un passage
d'Horace ou d'Homère? Et, à trop miser sur les moyens
d'investigation naturels, n'en viendrait-il pas à cette
étroitesse d'esprit qui, en se concentrant sur des points
accessoires, lui ferait perdre de vue le principal?
«Nous avons presque cessé de parler, écrivait récemment
un de nos meilleurs maîtres 2, comme les Pères
faisaient couramment et comme les commentateurs
l'ont encore fait après eux, des lumières nécessaires
pour comprendre les mystères de Dieu, ces mystères
que scrute dans leur profondeur l'Esprit de Dieu que
nous possédons dans l'Église.» Il poursuivait: «La
lumière de foi et les charismes de l'Esprit-Saint nous
procurent la pénétration de la Parole divine... Pénétrer,
voir les choses sous les plissements de la couche
superficielle, mais qu'un regard ordinaire privé de la
force de pénétration divine ne découvrirait point
aisément.»
Chacune à son rang, faut-il le redire, les sciences
philologique, critique, historique sont nécessaires à
l'intelligence des Écritures, mais elles ne suffisent
pas. Aussi, après s'y être consacré de toutes ses forces,
l'exemple nous vient de haut, l'exégète digne de sa
vocation saura se recueillir devant «le Maître intérieur»,
pour recevoir le supplément de lumières qui
ne se trouvent pas dans les livres. Loin de le détourner
du sens littéral qu'il voulut inspirer, l'Esprit-Saint
lui donnera, à Son heure, de le mieux saisir, tant en
lui-même que par rapport aux autres passages des
Livres Saints, dans cette vue d'ensemble qui sera non
une construction artificielle mais une contemplation
sereine de la doctrine en laquelle toutes les parties
se tiennent.
La théologie biblique est le fruit de ce travail
de pénétration et de systématisation des données
scripturaires à la lumière de la foi. C'est la part de
choix de l'interprète catholique. Ajoutons-le, celle
aussi vers laquelle s'orientent de plus en plus les travaux
protestants à l'heure actuelle 1. Si, entre les uns et
les autres, nous constatons avec joie une sorte d'entente
spirituelle dans l'effort tenté pour dégager les valeurs
de vie contenues sous la lettre inspirée, nous le devons
en grande partie aux grands et modestes savants qui
ont commencé par prendre sur eux les défrichements
les plus arides. Ce serait mal reconnaître leurs mérites
exceptionnels que de renoncer, contrairement à leurs
voeux, à pousser plus loin la pointe de nos recherches.
Les problèmes qu'ils ont résolus, les réponses qu'ils
ont données aux difficultés, les éclaircissements dont ils
nous ont fait bénéficier nous laissent la liberté nécessaire
pour nous appliquer à cette théologie constructive,
qu'un P. Lagrange par exemple ne cessa de considérer
de loin comme le couronnement promis à ses
travaux 1. Le résultat sera, si la chose est encore
nécessaire — malheureusement je crains qu'elle ne le
soit — de dissiper cette impression fausse et injuste,
que l'exégèse est une discipline desséchante pour le
coeur, décevante pour l'esprit. Comme toute science,
comme tout art manuel, elle requiert naturellement
une initiation laborieuse, mais elle tend vers la joie
la plus délectable d'entrer en contact vivant avec
la Parole de Dieu, de capter la Révélation à sa source
dans son premier jaillissement, d'entrer en contact
spirituel avec les amis de Dieu favorisés dans les
deux Testaments de la communication des plus hauts
mystères. «Vivre dans cette ambiance, méditer ces
vérités, ne rien connaître, ne rien chercher d'autre,
ne vous semble-t-il pas, écrit le Saint-Père, suivant
les paroles de saint Jérôme, que c'est dès ici-bas
habiter le royaume céleste 1 ? »
Cette exégèse pratiquée dans les Facultés de théologie
et dans les Séminaires ne saurait, bien entendu,
se laisser enfermer dans l'enceinte d'un petit cénacle.
La Parole de Dieu, dont elle cherche à retrouver le
sens, tout le sens et rien que lui, est à la vérité destinée
au monde entier. Vertu de Dieu pour le salut de tous
les croyants, disait saint Paul 2. Comme à l'origine,
elle est appelée à poursuivre sa course 3 par la prédication:
fides ex auditu 4. L'objectif qui se pose à la
conscience des professeurs d'Écriture Sainte est donc,
1
Préparation
à la
prédication.
ne disons pas pratique, mais apostolique. D'où cette
prescription à laquelle ils seront tenus de s'arrêter:
«Les professeurs d'Écriture Sainte donneront tout
l'enseignement biblique dans les Séminaires de manière
à pourvoir les jeunes gens que l'on doit former
au sacerdoce et au ministère de la prédication de cette
connaissance des Écritures et à leur inspirer pour elles
cet amour sans lesquels l'apostolat est incapable de
produire des fruits nombreux 1. »
C'est ainsi que, rayonnant des Universités et des
Séminaires, l'exégèse biblique répondra aux besoins
des âmes modernes, lesquels, quoi qu'on pense, sont à
la fois d'ordre critique et d'ordre théologique. D'ordre
critique, car on veut savoir au juste ce qu'il faut penser
de la Bible et ce que la Bible signifie; d'ordre théologique
pour répondre à l'immense aspiration du monde
vers un règne de vérité et d'amour. La connaissance
de l'Écriture et la connaissance du Christ vont de pair.
Travailler à mieux faire connaître l'Écriture, c'est travailler
à. ramener les hommes au Sauveur qui est venu
fonder ce règne Par conséquent, nous dit le Saint-Père,
c'est «ouvrir pour le genre humain désuni et
agité les sources de cette grâce divine, que les peuples
et leurs gouvernements ne peuvent sous-estimer ni
dédaigner sans se rendre incapables de faire naître
et de consolider la tranquillité et la concorde 2 ».
*
* *
Dans le tableau que je viens de retracer en grandes
lignes d'après l'encyclique pontificale, je me suis
attaché moins au détail des éléments qu'à l'unité de
l'ensemble. De l'étude des langues orientales à la préparation
au ministère de la prédication, une finalité
commune leur imprime la même orientation. Par
là, elle rejoint les autres disciplines théologiques:
la théologie dogmatique et morale, l'apologétique, la
pastorale, auxquelles elle est appelée à fournir un
apport sans cesse enrichissant. Dans les Écoles du
moyen âge, la Bible était le livre du maître. Saint
Thomas la commentait à l'Université de Paris. On
ne concevait pas une théologie qui ne fût continuellement
vivifiée par la présence de cette source jaillissante.
Depuis lors, la spécialisation a séparé ce qui à l'origine
était si profondément uni. Est-ce un progrès ? Au
point de vue de la méthode, de la division des traités, de
la répartition des cours, de la clarté des idées, il faut
le penser. Mais ces avantages seraient chèrement payés
si une étroite collaboration cessait d'exister entre les
professeurs chargés des cours d'exégèse et les titulaires
des autres chaires de théologie. On pourrait
souhaiter de la voir se resserrer par un ajustement
de nos programmes. Mais enfin, l'accord existe, puisqu'on
ne conçoit plus aujourd'hui un professeur de
théologie spéculative ou pratique qui ne puise ses
références dans les commentaires les mieux élaborés.
La théologie biblique, à laquelle le Saint-Père attache
une si grande importance, sur laquelle il revient avec
tant d'insistance à diverses reprises, me paraît néanmoins
appelée à favoriser un rapprochement plus
étroit encore, en unifiant à la base les autres branches
du savoir théologique appelées à se ramifier dans toutes
les directions.
D'autres que les théologiens, au sein de l'Université,
ne seraient-ils pas sensibles au langage que leur
tiendrait la Bible? Entre l'arrêt du soleil dans le
récit de Josué et la prison pour dettes à l'époque évangélique,
que d'autres sujets capables de retenir l'attention
des spécialistes du Droit, des Sciences, des Lettres!
Aussi envisagerait-on volontiers des rencontres, dont
les Écritures feraient les frais, à ce plan supérieur où
toutes les disciplines se rejoignent dans leur commune
référence à la Parole de Dieu.
Ce projet, déjà réalisé à l'Université catholique
de Louvain, nous fournirait sans doute, s'il pouvait
être exécuté également à Fribourg, un terrain où
nous serions de plain-pied avec nos collègues des
autres Universités suisses. La paix religieuse est une
belle chose. On sait de quel coeur Mgr Besson, dont
j'aime à évoquer ici la mémoire vénérée, voulut s'y
consacrer jusqu'à la fin de sa vie. Un fossé profond
continuera, malgré tout, à séparer longtemps encore
catholiques et réformés. Sur l'idée que nous nous
faisons de l'Église, du magistère et de la succession
apostolique, nos positions de part et d'autre sont
en ce moment irréductibles. Mais, des deux côtés
de ce fossé, des rapprochements sont possibles. Je
pense qu'un grand pas serait fait si, également
attachés à la Parole de Dieu contenue dans les Saintes
Écritures, nous y cherchions les motifs de nous rencontrer
dans la connaissance et dans l'amour de Dieu.
Etudiée comme elle mérite de l'être, la Bible reprendrait
alors la place qui lui était réservée aux grandes
époques de la chrétienté, lorsque tous les chrétiens se
nourrissaient de ses leçons, et considéraient toutes choses
à sa lumière. Après la coupure de la Réforme, la raison
prétendument éclairée s'est efforcée de nous en détourner.
Pour que la Bible, en face des justes requêtes de
l'intelligence, ne cesse point de nous instruire, il fallait
que nos méthodes fussent revisées. C'est chose faite.
Le programme qui vient de nous être proposé dans
l'encyclique Divino afflante Spiritu montre à l'évidence
comment dans l'étude de la Bible, la confiance en la
Parole de Dieu qui s'adresse à nous et la confiance
en l'intelligence qui est invitée à l'accueillir sont intimement
liées. On peut donc espérer qu'après les crises
du rationalisme et le désarroi du modernisme, entretenus
par des découvertes à vrai dire étourdissantes,
les Saintes Écritures, trop longtemps placées sous le
boisseau, éclaireront d'un plus bel éclat notre maison
terrestre. Il n'est pas téméraire d'espérer que, suivant
les mystérieux desseins de la Providence, elles réuniront
un jour au même festin tous les enfants de
notre Père.