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Cérémonie d'installation du recteur et d'un professeur ordinaire

du 7 novembre 1946

DISCOURS DE M. LE

PROFESSEUR HENRI MEYLAN
recteur entrant en charge
Monsieur le conseiller d'Etat,

Mes premières paroles, ce matin, seront pour vous remercier de ce que vous avez bien voulu me dire tout à l'heure.

Je tiens, à mon tour, à vous exprimer les sentiments de confiance et de respect que vous porte l'Université tout entière. Vous savez quel attachement nous gardons à votre prédécesseur, M. Paul Perret, pour la façon dont il a veillé aux destinées de notre maison durant près de quinze ans. Soyez assuré, Monsieur le conseiller d'Etat, que nous serons heureux d'entretenir avec vous les mêmes relations de déférence courtoise et de confiance réciproque, certains de travailler ainsi pour le bien de notre Université et de notre pays tout entier, que nous ne séparons point dans nos coeurs.

Monsieur le prorecteur,

Je suis confus de ce que je viens d'entendre et je souhaiterais de vous rendre la pareille. La tradition ne le veut pas. Qu'il me soit permis, du moins, de vous remercier, au nom de l'Université, de tout ce que vous avez fait pour elle, durant ces deux ans où vous avez porté sans faiblir, je dirais même allégrement, la dignité et les charges du rectorat. Vous avez eu pour cela l'appui de tous ceux qui sont, à commencer par M. le chancelier, les collaborateurs du recteur dans cette maison, Je sais que je pourrai, moi aussi, compter sur leur entier dévouement, et cela m'est infiniment précieux.

Vous avez évoqué tout à l'heure, avec une amitié qui me touche profondément, la maison de mes parents, où vous veniez parfois, jeune assistant de physique à la Faculté des sciences, Je n'étais pas encore collégien en ce temps-là, mais je me rappelle fort bien avec quelle admiration et quel respect vous parliez du professeur Henri Dufour, enlevé à son enseignement dans l'hiver 1910 par une mort prématurée. Bien avant de lire le magnifique et terrible livre de Duhamel qui s'appelle Les Maîtres, dans la série des Pasquier, j'ai appris de vous ce qu'est un maître, au sens universitaire du mot, Je ne l'ai jamais oublié.

• Et je voudrais, aujourd'hui, rendre hommage à ceux qui m'ont formé, depuis Mlle Louisa Monastier, qui fut ma maîtresse d'école enfantine, et que j'ai la joie d'associer à cette cérémonie, jusqu'à mes maîtres de Lausanne et de Paris, auxquels je dois tant. Trois noms seulement, que je ne puis prononcer sans émotion, celui de mon père, qui fut plus de vingt ans professeur de grec à la

Faculté des lettres, et qui m'a communiqué sans doute le goût des problèmes linguistiques et l'amour des vieux papiers, celui de Charles Gilliard, dont l'enseignement du latin et de l'histoire au Gymnase classique a marqué profondément ceux qui furent ses élèves, celui de René Guisan, enfin, dont les étudiants en théologie d'il y a vingt-cinq ans, ceux de la Faculté universitaire comme ceux du chemin des Cèdres, n'oublient pas ce qu'il fut pour eux.

Mesdames et Messieurs,

C'est devenu un lieu commun — hélas! il n'a que trop d'actualité — de mettre en parallèle le développement des moyens techniques dont l'homme dispose et la régression de ce qu'il y a de plus humain dans l'homme.

Le contraste est flagrant du progrès matériel et de la barbarie morale. Tant de crimes et de fautes, que l'on croyait, naïvement, appartenir à un passé révolu, et que nous avons vu reparaître à nouveau, s'étaler, se justifier, avec un luxe de procédés scientifiques qui en décuplait les effets. L'homme d'aujourd'hui, avec son intelligence et ses instincts, avec ses besoins et ses rêves, semble pris dans un cercle infernal, esclave de ses propres inventions.

Mais ce n'est pas de cette actualité obsédante que je veux parler ici ce matin, Je voudrais esquisser un autre aspect du problème, celui des rapports entre la technique et l'esprit humain, et cela dans les sciences que l'on cultive à l'Université.

On est tenté, à première vue, d'opposer entre elles les sciences dites naturelles et les sciences morales, les Facultés vouées à l'étude de la matière et celles qui ont l'homme pour objet.

D'une part, des sciences nouvelles qui se créent presque sous nos yeux, en liaison étroite avec les mathématiques, pour la prospection de l'infiniment grand et de l'infiniment petit; grâce à des instruments de recherche d'une ingéniosité prodigieuse — et d'un coût prodigieux aussi — d'autre part, les vieilles disciplines, déjà enseignées dans l'Université médiévale: les lettres, le droit, la théologie — les humanités, comme on disait à la Renaissance.

Ce jeu de contraste et d'opposition est facile. Il serait dangereux de s'y livrer, car il creuserait davantage encore un fossé sur lequel il importe au contraire de jeter des ponts, il renforcerait un antagonisme entre scientifiques et littéraires qui n'est déjà que trop répandu.

Il importe bien plutôt de voir que chaque science a ses moyens d'investigation, ses techniques, ses méthodes, mais aussi son esprit et sa manière à soi.

Assurément les différences sont frappantes : d'une part, les sciences de laboratoire, d'instruments, si j'ose dire, d'autre part, les sciences du livre, du texte écrit.

Je ne dis pas — notez-le bien — sciences de fait et sciences d'idées, car on reconnaît de plus en plus, chez les physiciens comme chez les historiens, que le fait scientifique utilisable est le résultat d'un long travail du savant qui observe, qui essaie, qui manipule, qui construit.

Mais le savant de laboratoire dispose d'instruments de toute sorte, et même d'êtres vivants, de souris ou de cobayes, pour faire ses essais, Il peut répéter indéfiniment ses expériences, en faisant varier les conditions, en dosant les ingrédients, en choisissant les réactifs.

Le philologue et l'historien, eux, sont devant des textes qu'il s'agit d'interpréter. Ils ne peuvent pas faire des expériences, ils ont à scruter un passé où ils n'ont pas accès immédiatement. Ils ont recours, consciemment ou non, à

des comparaisons répétées entre le passé et le présent, ils font constamment intervenir leur expérience personnelle.

Le sort du linguiste est plus hasardeux encore, qui part des données du latin, du grec et du sanscrit pour remonter plus haut et décrire la morphologie de l'indo-européen commun dont on ne possède pas une ligne. Quant au géologue, cet historien de la terre, il lui arrive, s'il est curieux, de chercher à esquisser, en relation étroite avec le zoologiste et le botaniste, la succession des grandes ères de notre planète, virtuose, lui aussi, de l'interprétation, j'allais dire des mots, mais c'est du sol qu'il s'agit, des couches terrestres, des grands plis, des failles qu'il apprend à lire et à commenter.

Les uns et les autres, savants de laboratoire et spécialistes des textes, ont leur technique, leurs habitudes, leurs règles plus ou moins empiriques, et toujours sujettes à révision.

Il y a une technique à acquérir, ou si l'on veut, un apprentissage à faire pour bien éditer un papyrus grec ou un fragment de chanson de geste, découvert dans une vieille reliure, pour établir une date controversée, pour dater une lettre du XVIe siècle où seuls le jour et le mois sont indiqués, non l'année. Celui qui publie un texte d'après les manuscrits sait combien les copistes sont exposés à se tromper, mais s'il est tenté de mépriser un peu les vieux scribes, il sera bien vite ramené à l'humilité en constatant combien il est malaisé souvent de choisir entre deux variantes, Et la difficulté capitale de classer les manuscrits afin d'établir un arbre généalogique des copies est encore loin d'être résolue, depuis tantôt cinq siècles que les érudits de la Renaissance ont commencé d'éditer des textes. Toujours dans nos disciplines, il faut apprendre à observer.

Il s'agit de bien lire, et l'art du déchiffrement est la condition primordiale des études historiques.

Il s'agit de confronter les témoins assignés et la psychologie du témoignage — les juristes le savent bien — est chose infiniment délicate.

Il s'agit de juger de la sincérité des textes et ce sont de petits détails souvent inaperçus qui permettent de se faire une conviction ou de démasquer l'imposture.

Technique à manier, à pratiquer, à posséder comme l'artiste possède son instrument en faisant des gammes, technique à perfectionner, à renouveler, à adapter sans cesse aux cas particuliers, aux cas singuliers, à ces hapax legomena qui font la joie et le désespoir du chercheur.

Si l'historien est désavantagé, en regard du physicien et du biologiste en fait d'instruments, s'il ne peut pas multiplier les vérifications et les recoupements par des méthodes différentes, en revanche il a' le temps pour lui, et ce n'est que juste!

Là où le savant de laboratoire travaille avec une hâte fiévreuse, sachant que d'autres dans le monde entier sont «attelés» — si l'on ose dire — aux mêmes recherches — et c'est à qui arrivera le premier — l'historien, dans la plupart des cas, est en possession d'un sujet qu'on ne lui disputera point, il a découvert un texte inédit qu'il publiera à son heure, à condition toutefois qu'on lui donne les moyens de le faire. Il ne compte pas son temps, qui ne lui sera jamais payé, mais il a le temps d'attendre, et l'on ne s'ennuie jamais dans la compagnie des hommes qui ont vécu avant nous. Peut-être même a-t-on quelque peine à s'arracher d'eux pour revenir à la réalité présente.

De part et d'autre, donc, il y a des techniques de recherche et d'exposition, des procédés et des règles, dont il faut se garder de faire des principes intangibles, si l'on ne veut pas tomber dans la routine et le pédantisme,

Pour les historiens comme pour les médecins, le mot de Claude Bernard reste vrai «Nos idées ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes. Il faut les changer quand ils ont rempli leur rôle, comme on change un bistouri émoussé quand il a servi assez longtemps.»

Mais la technique n'est pas tout. Le savant qui réfléchit sur son travail et sur ses méthodes est amené bientôt à constater qu'il sait peu de choses et que la connaissance humaine est singulièrement précaire.

S'il est permis de faire intervenir ici la distinction faite par M. Gabriel Marcel entre «problème» et «mystère», je dirais volontiers que la technique de chaque science permet au savant de résoudre les problèmes qu'il se pose, les questions qu'il adresse à la nature pour lui arracher ses secrets, mais, si loin qu'il pousse ses investigations, il se heurte inévitablement au mystère. Quelle est la nature dernière de cette matière qu'il analyse, de cette énergie qu'il mesure et qu'il capte? Qu'est-ce que cet homme qu'il cherche à guérir? Qu'est-ce que l'esprit humain avec ses prodigieuses facultés de découverte et son incurable misère?

L'historien qui se penche sur les textes — je devrais dire l'exégète de profession, car nous le sommes tous, en droit aussi bien qu'en lettres et qu'en théologie —connaît, lui aussi, cette prise de contact avec le mystère. Sans cesse il vient s'y heurter au cours de son travail d'interprétation.

C'est ici que commencent les véritables difficultés, comme en montagne la dalle qu'on ne saurait éviter, après les préliminaires de l'arête.

De quoi s'agit-il en effet, une fois le texte établi ou la lettre déchiffrée? C'est un second déchiffrement qui commence, car le texte est un texte chiffré, mais la grille est chaque fois à découvrir,

Il s'agit de comprendre, au sens plein de ce mot, de saisir, de toucher, de pénétrer le secret de l'auteur, de trouver ce qu'il a voulu dire. Par delà les mots et les procédés du style, il s'agit de deviner sa pensée, et plus secrètement encore, son intention.

Que ce soit une tragédie d'Eschyle ou un dialogue de Platon, un fragment du Digeste ou une page de Tacite, un sonnet de d'Aubigné ou une strophe de Baudelaire, l'exigence est là, impérieuse et qui nous dépasse. Toutes les ressources de la philologie, ses meilleurs outils (éditions, commentaires, lexiques et thesaurus) sont peu de chose là devant et nous laissent comme désarmés, nus devant le sphynx.

Ce ne sont pas les textes réputés les plus hermétiques, ceux des siècles de décadence, des rhéteurs archaïsants et compliqués — je ne parle ici que de l'Antiquité — qui sont les plus difficiles. Ce sont souvent les plus grands, les plus beaux, ceux dont on pressent aussi qu'ils sont les plus riches, les plus nourrissants. Mais comment leur arracher leur secret, ou plutôt comment l'obtenir sans violer le mystère, à quelle initiation se soumettre et quelle grâce implorer? L'exégète lui-même a besoin ici d'un guide qui le prenne par la main.

Il y a une page terrible de Nietzsche, ce philologue qui avait appris son métier et qui l'aimait, sur la prétention de ceux qui ramènent toutes choses à leur mesure, à l'aune de leur médiocrité,

Malheur à qui croit juger de haut ceux qu'il étudie, à qui croit expliquer ceux qui le dépassent, et qui fait la leçon à ceux qui restent, par delà tous les siècles, nos maîtres, les maîtres!

Et quand il s'agit des textes sacrés, que dire de l'entreprise? Je pense à ces lettres de saint Paul, le treizième apôtre, hors cadre et hors toute commune

mesure, ce theophoros, qui portait en lui le Seigneur de Gloire, en même temps que les stigmates du Crucifié imprimés dans sa chair; je pense à ces lettres dictées à l'adresse des communautés qu'il avait engendrées, à ces lettres brûlantes et passionnées, lourdes de substance cependant, inimitables et déroutantes pour qui s'est nourri des classiques d'Athènes, à ces phrases intraduisibles où la syntaxe est violentée et les mots malmenés, contraints d'exprimer une pensée qui vient d'ailleurs, un message qui n'a pas de sens pour les Grecs et à quoi s'achoppent les Juifs, un Evangile qui scandalisera les intellectuels et les honnêtes gens de tous les temps.

Et je pense à ceux qui se sont penchés depuis des siècles sur ces textes-là, à ces gloses insérées entre les lignes ou dans les marges, à ces commentaires d'autrefois et d'aujourd'hui, depuis le temps de Marcion qui les découpait arbitrairement, afin de les épurer des interpolations judaïsantes, jusqu'à Karl Barth qui les abordait, il y a vingt-cinq ans, avec ses propres présuppositions, avec les grandes questions de l'existentialisme allemand. En passant, ou plutôt en s'arrêtant, car il vaut la peine de s'y arrêter, à saint Augustin qui s'y est repris à trois ou quatre fois avant de briser la coque de l'épître aux Romains pour y trouver le secret de l'élection divine et du salut de l'homme — et cela nous a valu le chef-d'oeuvre des Confessions. En s'arrêtant, en revenant à Luther qui l'a expliquée de façon unique et géniale à ses premiers étudiants, cette épître aux Romains, et qui n'y est jamais revenu, dans la suite, pour en donner un commentaire ordonné et complet.

C'est bien le cas de dire avec l'apôtre: «Qui est suffisant, qui est à la hauteur de ces choses?» (II. Cor, 2, 16.)

S'interroger ainsi, ce n'est pas faire preuve de scepticisme et de découragement, c'est bien plutôt réfléchir sur la tâche qui nous est imposée.

C'est mesurer aussi ce que nous devons à ceux qui nous ont précédés, qui ont forgé les outils dont nous nous servons tous les jours et qui ont frayé à nos recherches des voies nouvelles,

Loin de se laisser aller au découragement devant une tâche impossible, le savant d'aujourd'hui est saisi parfois d'une sorte d'émerveillement devant ce monde dont il discerne mieux la structure, devant les correspondances insoupçonnées de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, devant ces processus d'assimilation cellulaire par le moyen des vitamines dont il commence d'entrevoir le mécanisme chez la plante et l'animal.

Et tout autant l'exégète devant la cohérence interne, la beauté et le rayonnement du monde intérieur, de ce monde spirituel dont Platon et saint Augustin, Pascal et notre Vinet ont pénétré les secrets et contemplé les perspectives infinies.

Messieurs les étudiants,

Vous trouverez peut-être que ces considérations sur les méthodes et le cheminement de la pensée sont par trop inactuelles, et vous serez tentés d'y voir une sorte d'évasion hors de la réalité quotidienne dans laquelle vous vous débattez.

Je l'ai fait, soyez-en sûrs, à bon escient. Car il me paraît inutile de se perdre en vaines paroles sur les difficultés du présent, plus inutile encore de déplorer les incertitudes de l'avenir dont nous ne pouvons percer le secret,

Notre devoir d'homme et de citoyen est de faire face à la situation quelle qu'elle soit. Notre privilège d'intellectuel est de tâcher d'y voir clair, et pour cela

rien ne vaut l'habitude de réfléchir sur ce que l'on fait et sur ce que l'on sait, la culture en un mot.

Pour se préparer à demain, le mieux est encore de faire soigneusement l'apprentissage de son métier, dans la profession que l'on a librement choisie. Elle a valeur d'apologue pour notre temps, l'histoire de ce cantonnier d'un petit village français, au bord de la Manche, qui malgré tout, au milieu des ruines, continuait paisiblement son travail, tondant les haies et desherbant le bord des chemins.

Vous êtes venus à l'Université à la fois pour y prendre vos grades et pour apprendre à travailler dans un champ bien déterminé. Jusqu'ici on vous a enseigné beaucoup de choses, désormais vous allez être initiés à la recherche elle-même et au travail personnel, cela est capital.

Cette formation est sévère, elle vous paraîtra parfois longue, il n'importe. C'est à cet apprentissage que doit servir ce que l'on appelle d'un vieux mot: la liberté académique.

Je pense ici particulièrement aux étudiants des Facultés des lettres, de droit et de théologie et je leur dis: Apprenez à faire un bon usage de votre temps, soyez sévères à l'endroit de vous-même, afin de pouvoir être généreux pour les autres. «Le temps, écrivait Vinet il y a un siècle, ne se compose pas seulement d'heures et de minutes, mais d'amour et de volonté, On a peu de temps, quand on a peu d'amour.»

Dans cet apprentissage du travail et de la liberté vos maîtres sont prêts à vous aider; ils respecteront votre individualité, mais ils ne peuvent rien s'ils n'ont pas votre confiance. Puissions-nous, les uns et les autres, nous donner joyeusement à la tâche qui nous attend!