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LE DIOCÈSE DE LUGANO DANS SON ORIGINE HISTORIQUE ET SA CONDITION JURIDIQUE

DISCOURS RECTORAL
PRONONCÉ LE 15 NOVEMBRE 1947
A L'OCCASION DE L'OUVERTURE SOLENNELLE
DE L'ANNÉE ACADÉMIQUE PAR
CELESTINO TREZZINI

En général, les idées ne sont pas toujours nettes et claires sur ce que, pendant de longues années, on a communément appelé la Question diocésaine tessinoise. Beaucoup d'obscurités planent encore tant sur son histoire que sur la solution — à la vérité très singulière 1 —qu'on lui donna.

Il n'est donc pas inutile, me semble-t-il, qu'on tente de projeter quelque lumière, autant que faire se peut, dans les limites restreintes de ce Discours inaugural, sur cette intéressante page d'histoire et de droit.

Les motifs de la solution adoptée ne peuvent être compris, si l'on ne connaît pas les origines et l'évolution historique de ce problème plusieurs fois séculaire. Dans le cas du diocèse de Lugano s'est vérifié un phénomène général mille fois constaté, à savoir: que les institutions juridiques sont ordinairement préparées et conditionnées par les antécédents historiques. Il en résulte que, pour les saisir entièrement, il est nécessaire d'en étudier l'histoire.

Je vais donc traiter d'abord mon sujet sous son aspect historique. Cet exposé donnera la clé de la solution juridique finalement intervenue.

I

On croit généralement que la Question diocésaine tessinoise a été un problème du XIXe siècle et, plus particulièrement, de la seconde moitié de ce siècle. C'est une erreur. L'idée de réunir les territoires du canton du Tessin actuel en un seul diocèse remonte à la fin du XVIe siècle.

J'ai dit: tous les territoires du Tessin actuel. Car, depuis la plus haute antiquité et jusqu'en 1884, le territoire tessinois était réparti, quant au spirituel, entre les diocèses de Côme et de Milan. La plus grande partie, savoir: les cinq districts de Mendrisio, de Lugano (moins la pieve de Capriasca), de Bellinzone (moins les trois paroisses de Gnosca, Moleno et Preonzo), de Locarno (moins la paroisse de Brissago) et du Val Maggia appartenaient au diocèse de Côme. Par contre, les districts de Blenio, Leventine et Riviera — les trois vallées dites ambrosiennes —, la pieve de Capriasca et les paroisses de Brissago, Gnosca, Moleno et Preonzo relevaient de l'archevêque de Milan 1. A la suite de quels événements les territoires tessinois avaient-ils été

ainsi répartis entre deux diocèses aux rites différents? Pourquoi, particulièrement, les hautes vallées du Tessin avaient-elles été rattachées à l'archidiocèse de Milan, dont elles étaient complètement isolées, nul ne saurait le dire avec certitude. Cet état de choses plonge ses racines dans la nuit des temps, et les explications qu'on en donne ne sont guère que des hypothèses plus ou moins plausibles.

Avant la conquête suisse, il ne fut jamais question d'un diocèse embrassant tout le canton actuel du Tessin. Une telle idée était alors inconcevable pour les raisons suivantes:

a) Les territoires tessinois n'avaient jamais constitué une unité géographique et moins encore une entité politique avant 1798, ou plus exactement avant 1803, date de leur réunion en un seul canton souverain. L'unité géographique et politique faisant défaut, on comprend qu'il ne pût jamais être question alors d'un diocèse tessinois.

b) De leur côté, les souverains temporels — les Visconti et les Sforza, d'abord seigneurs et ensuite ducs de Milan, pour ne parler que des chefs politiques des XIVe et XVe siècles — n'avaient ni raison ni intérêt à modifier l'organisation ecclésiastique de leurs territoires en multipliant les évêchés. Les deux diocèses de Côme et de Milan étaient entièrement situés à l'intérieur de l'Etat de Milan, et les ducs les avaient pour

ainsi dire sous la main. Pour leurs desseins politiques et leurs ingérences dans le domaine spirituel, mieux valait avoir à traiter avec un nombre restreint plutôt qu'avec un grand nombre d'évêques.

c) D'autre part, l'évêque de Côme pouvait très facilement entretenir des communications suivies avec ses ouailles des régions tessinoises. Du reste, ne séjournait-il pas une partie de l'année à Lugano, où sa résidence est mentionnée déjà au milieu du XIIIe siècle, et une chaire épiscopale n'était-elle pas dressée depuis une date immémoriale dans l'église collégiale de St-Laurent, qui portait alors le titre de semi-cathédrale ? L'archevêque de Milan, il est vrai, était complètement séparé de ses fidèles des vallées ambrosiennes, mais il y entretenait depuis des siècles un vicaire général qui résidait ordinairement à Biasca, centre des dites vallées.

Les conditions changèrent dès le moment où les Confédérés, à la suite de conquête, de soumission volontaire ou de cession, devinrent les maîtres des régions tessinoises. Le fait qu'une nouvelle souveraineté s'était substituée à l'autorité des ducs de Milan, devait fatalement conduire à une profonde modification des rapports entre autorité civile et évêques diocésains. A plus ou moins brève échéance, le phénomène allait se produire, tant de fois vérifié au cours de l'histoire et répété encore à notre époque, que les guerres ou

les bouleversements politiques entraînant des changements de frontières, amènent les gouvernements à demander —le cas échéant à imposer au Saint-Siège — la réorganisation des diocèses. Tout ceci afin d'obtenir que le territoire national entier relève, quant au spirituel, de diocèses nationaux; autrement dit, pour obtenir qu'aucune partie du territoire national ne relève d'évêques ayant leur siège à l'étranger 1.

Tôt ou tard, cette idée devait naître chez les cantons souverains en ce qui regarde les bailliages tessinois.

C'était la conséquence des conflits de juridiction qui, dès le début de la domination suisse, s'instituaient

assez fréquemment entre les cantons souverains et les évêques de Côme et de Milan; c'était, aux yeux des Confédérés, un moyen de résoudre ces difficultés. Car, si les cantons avaient immédiatement approuvé les anciens statuts locaux, garanti et même élargi dans la suite les anciennes franchises 1, ils avaient cependant hérité des ducs de Milan la prétention de s'ingérer dans les affaires religieuses, en tout premier lieu en matière de collation des bénéfices et d'administration des biens d'Eglise 2.

Or ces ingérences, canoniquement inadmissibles, car l'Eglise ne veut ni ne peut se laisser asservir dans les domaines qui lui sont propres, ne pouvaient manquer de provoquer les remarques et les protestations des évêques diocésains; ce que baillis et gouvernements souverains ne prisaient guère. D'où des frottements dégénérant fréquemment en conflits ouverts, plus ou moins graves.

Fatalement, le renouvellement de tels conflits avec des évêques résidents à l'étranger devait, à la longue, faire naître chez les Confédérés le désir de soustraire, d'une manière ou d'une autre, les bailliages tessinois à leur juridiction ecclésiastique. L'idée allait surgir d'une administration spirituelle propre sous la forme d'un diocèse de Lugano, ou tout au moins d'un vicariat autonome.

Depuis le début de la domination suisse jusqu'à la dernière décade du XVIe siècle, les rencontres peu amicales entre évêques diocésains et autorités des cantons souverains n'avaient pas manqué 1. Mais on ne trouve

nulle part, avant 1595, la moindre allusion à un changement de l'organisation diocésaine. L'idée surgit inopinément dans le courant de 1595: pour la première fois les Recès fédéraux parlent de la séparation des bailliages de l'évêché de Côme et d'un diocèse de Lugano 1. Voici dans quelles circonstances.

L'évêque de Côme, Mgr Feliciano Ninguarda —bien connu des Confédérés puisqu'il avait été nonce apostolique en Suisse — était mort le 5 janvier 1595 2.

Les cantons souverains craignaient que sa succession fût confiée à son vicaire général, avec lequel ils n'étaient point, paraît-il, en très bons termes. A ce moment-là, un ressortissant de Lugano, Mgr Eugenio Camuzzi, était évêque de Bobbio et aurait désiré —d'après les Recès fédéraux — succéder à Mgr Ninguarda sur le siège de Côme 1. Uri fut chargé, par la Diète de Baden du 24 juin 1595, d'écrire au Pape en faveur du transfert de Mgr Camuzzi, de Bobbio à Côme 2. Mais la démarche n'aboutit point, et le Pape Clément VIII nommait, le 17 juillet 1595, le prélat milanais, Filippo Archinti, à l'évêché de Côme 3. Grande fut la désillusion des Confédérés

Ninguarda; S. MONTI, Atti della visita pastorale diocesana di F. Feliciano Ninguarda, dans Periodico della Società storica per la provincia e l'antica diocesi di Como, II, Introduzione; REINHARDT-STEFFENS, Einleitung, p. 374 ss.; L. PASTOR, Geschichte der Päpste, Freiburg i. Br. 1886 ss., IX, p. 450 ss., 466 ss., 486 ss., 510 ss. et 518; G. TURAZZA, La successione dei Vescovi di Como dal 379 al 1930 (cité: TURAZZA), Como 1930, p. 169.

à la nouvelle de cette nomination! Ils en furent profondément irrités. Du mécontentement, naquirent tout à la fois deux idées: celle de la séparation et celle de la création du diocèse de Lugano. «Pour cette raison, lit-on dans les Recès, nous croyons avoir un motif suffisant tour demander au Pape la séparation du diocèse de Côme; nous pensons, en outre, qu'une telle séparation est pour d'autres motifs encore dans l'intérêt des hauts souverains et de leurs sujets; nous sommes persuadés que les revenus des biens situés sur le territoire confédéré seraient suffisants pour assurer la création d'un siège épiscopal à Lugano 1. »

L'idée était lancée. Née d'un mouvement de mauvaise humeur, elle s'enracina cependant dans les esprits et revint de temps à autre, au fur et à mesure que les conflits entre les deux pouvoirs se multipliaient et s'envenimaient. Tel fut, en effet, le cas pendant une grande

partie du XVIIe siècle. D'un côté, les cantons souverains appuyaient les baillis dans leurs ingérences en matière de collation des bénéfices, d'administration des biens d'Eglise et d'application du privilège du for 1.

D'autre part, l'évêque de Côme défendait fermement ses droits et n'était guère enclin à faire des concessions: d'où des plaintes continuelles contre lui. Il est vrai que l'on ne s'en tint pas toujours à l'idée primitive d'un évêché de Lugano, et parfois on envisagea des solutions moins radicales que celle de 1595. Mais même alors que l'on proposait ces solutions nouvelles, l'idée de l'évêché autonome revenait immédiatement comme étant la solution la meilleure et la plus désirable. «Le moyen le plus indiqué pour aplanir toutes ces difficultés serait d'arriver, moyennant l'envoi d'une ambassade au Pape, à obtenir, pour les bailliages transalpins un évêque propre, dont les revenus seraient constitués par le produit des biens que l'évêque de Côme possède en territoire confédéré; les cantons souverains catholiques présenteraient une liste de trois noms, parmi lesquels le Pape choisirait l'évêque 1. »

En 1636, on revient à la charge. On craint que, si le Pape n'intervient pas de toute son autorité, ou si l'on n'obtient pas un évêque particulier conformément à la proposition faite jadis par les trois cantons primitifs, les conflits avec l'évêque de Côme ne finiront jamais 1. C'est à cette occasion qu'apparaît clairement le motif premier et le véritable but politique qui poussaient les cantons à demander la séparation: les souverains voulaient arriver à s'assurer les nominations aux charges ecclésiastiques. «Les ambassadeurs, lit-on en effet dans les Recès fédéraux, doivent se rappeler de l'utilité qu'il y aurait pour leurs seigneurs et souverains si ceux-ci pouvaient nommer toutes les autorités, tant spirituelles que temporelles; ils doivent rechercher les moyens pour arriver à ce résultat 2. »

La préoccupation politique se manifeste de nouveau en 1643. On veut que cesse le système des pensions grevant les bénéfices 1; si l'évêque de Côme ne se décide pas à les supprimer, on laisse entendre que le séquestre pourrait être mis sur les biens sis dans les bailliages 2; le vicaire in spiritualibus — à ce moment-là on se contentait d'un vicaire relevant immédiatement du Saint-Siège — devait être, si possible, un Confédéré 3. On veut éliminer toute ingérence des étrangers. En 1644, enfin, on avance l'idée, qui avait bien l'air d'un chantage — idée qui sera reprise en 1856 et réalisée en 1859 —, d'une séparation décrétée par acte unilatéral. Tel est, du moins, le sens qu'il faut donner, semble-t-il, à la proposition de quelques cantons. En effet, une note ajoutée postérieurement au Recès de Zurich dit que, de l'avis de certains cantons, «pour

empêcher d'ultérieures usurpations de la part de l'évêque, on devrait dénoncer sa juridiction, nommer un vicaire indépendant dans le pays même et lui attribuer les revenus de l'évêque sis dans les bailliages. A ce vicaire, on devrait ensuite interdire toute ingérence dans la juridiction civile 1 ».

En 1645, à l'occasion de l'ambassade d'hommage envoyée par les cantons catholiques au nouveau Pape Innocent X, 2 les Etats souverains revinrent à la charge pour obtenir un évêque pour les bailliages tessinois, ou du moins un vicaire apostolique indépendant; d'autant plus, ajoutaient-ils, que l'évêque de Côme prétendait ne pas être soumis au nonce apostolique en Suisse 3.

Mais l'année 1646 devait couper court à tous les efforts et aux espoirs des cantons. Sauf sur un seul point de détail, Rome rejeta toutes les critiques et toutes les plaintes portées contre l'évêque de Côme. Comme on peut l'imaginer, la réponse ne fut pas du goût des cantons, qui menacèrent même de recourir 1

encore une fois au séquestre des revenus, si Rome ne leur donnait pas satisfaction 1.

De fait, cependant, les cantons n'insistèrent plus pendant une vingtaine d'années. Les Recès fédéraux du moins restent muets jusqu'en 1664. La question est reprise alors incidemment, peut-on dire. En 1664, la Valteline, qui était un bailliage des Grisons, demandait à son tour un vicaire indépendant de l'évêché de Côme. Les cantons estimèrent qu'il fallait profiter de l'occasion pour demander encore une fois la séparation de leurs bailliages du dit diocèse 2. La demande fut-elle vraiment faite? On ne le sait. Les Recès ne le disent pas.

Après 1664, la Diète ne s'occupa plus, de quelle façon que ce soit, partielle ou totale, du problème de la séparation. Pendant tout le XVIII siècle, nulle allusion ne fut faite dans les Recès fédéraux à cette question. Les rapports avec l'évêque de Côme ne devinrent cependant pas plus pacifiques, mais si, de temps à autre, il y eut des oppositions, celles-ci n'eurent plus l'acuité des conflits du milieu du XVII siècle. 3

L'idée du diocèse tessinois reprit corps en même temps que les territoires des anciens bailliages se constituèrent en canton souverain. Relativement simple au début, le problème se compliqua étrangement au milieu du XIXe siècle; ce qui eut pour effet d'en retarder la solution et de la rendre extrêmement difficile.

Au début, l'idée d'un diocèse tessinois est discutée dans le cadre de la réorganisation des diocèses suisses. Dans la suite, elle le fut d'une manière absolument autonome et indépendante. Pour finir, elle sera réalisée de la manière boiteuse que nous verrons et, dans une certaine mesure, comme un moyen de mettre un terme au malencontreux conflit qui sévissait alors à l'évêché de Bâle.

La sécularisation de l'évêché de Constance, le 25 février 1803, duquel dépendait la plus grande partie de la Suisse alémanique 1, avait amené les cantons catholiques et la Diète fédérale à s'occuper d'une nouvelle organisation diocésaine en Suisse. On en discuta déjà à la Diète, en 1803 2, où l'on parla, entre autres,

d'un diocèse de Lucerne et où l'on envisagea la conclusion d'un concordat avec le Saint-Siège.

C'est alors que l'on fit surgir l'idée que le Tessin pourrait être réuni à un diocèse d'outre-St-Gothard: Lucerne ou Coire.

La réaction des autorités tessinoises fut immédiate et ne laissa rien à désirer en fait de clarté. En ce qui concerne le concordat, le député à la Diète reçut pour instruction de faire savoir que, si le canton du Tessin estimait qu'un concordat était nécessaire, il entendait le conclure lui-même, sans le concours d'aucun intermédiaire 1. Et quant à la question diocésaine, il avait le mandat impératif de dire catégoriquement que le Tessin voulait former un diocèse à part. Le député devait protester contre toute agrégation ou tout démembrement ecclésiastique du canton 2.

Dans la suite (1805), si l'autorité cantonale adopta une attitude plus conciliante en ce qui concernait le projet de concordat et se montra disposée à participer aux négociations avec le Saint-Siège 1, elle réaffirma explicitement son intention bien arrêtée d'avoir un diocèse propre 2. De nouveau, lors de la ratification de la décision de la Diète autorisant le landamman de la Suisse à reprendre les négociations avec le Saint-Siège et avec les évêques étrangers «pour rendre 1'Eglise suisse indépendante de toute juridiction épiscopale étrangère», le Grand Conseil insista encore sur l'idée — «de laquelle il ne démord pas» — d'obtenir un diocèse particulier pour le Tessin 3. En 1806, dans sa

séance du 17 mai, le Grand Conseil donnait la même instruction au député à la Diète: «Il déclarera que le canton du Tessin veut former un diocèse à part et que tel est le désir du peuple, et que les convenances physiques, politiques et morales exigent que la démarcation des limites du territoire soit aussi celle de la juridiction spirituelle 1. »

Au début du XIXe siècle donc, la position prise par le canton du Tessin se présentait on ne peut plus clairement: accord de principe pour la séparation des diocèses de Côme et de Milan; opposition irréductible à toute incorporation à un diocèse d'outre-St-Gothard; volonté bien arrêtée d'avoir un diocèse tessinois.

Depuis la session de mai 1806 à l'année 1814, le silence se fit sur «la question diocésaine». Dans tous

les cas, les procès-verbaux du Grand Conseil n'en parlent plus. Ce qui est d'ailleurs fort explicable si l'on pense aux difficultés politiques du moment, surtout à l'occupation militaire par les troupes italiennes du général Fontanelli. On avait alors de plus urgentes préoccupations! 1

Le 26 juin 1814, il est question au Grand Conseil de la reprise —mais cette fois sur le terrain exclusivement cantonal — des démarches en vue de la création du diocèse 2, Le gouvernement est autorisé, le 6 mars 1815,

à ouvrir les négociations 1. Quant à la dotation du futur diocèse, elle devait être constituée, suivant la proposition du gouvernement lui-même, par les biens que les diocèses de Côme et de Milan possédaient sur territoire tessinois 2. Ces biens devaient former l'apanage et la mense du nouvel évêque 3 ».

Effectivement, le Conseil d'Etat commença les démarches auprès du nonce apostolique à Lucerne, qui se montra d'emblée favorable 4. Il adressa un mémoire

au Souverain Pontife 1 en même temps qu'il priait le Directoire helvétique d'ouvrir des négociations avec la cour impériale de Vienne au sujet des biens de l'évêché de Côme sis dans le canton 2. Dès ce moment, les pourparlers et la correspondance avec la nonciature apostolique à Lucerne, le Directoire helvétique et la cour de Vienne s'échelonnent assez irrégulièrement le long des années 1815 à 1820 3. L'examen des actes

de cette période permet de faire les constatations suivantes:

a) l'attitude du Saint-Siège demeure constamment favorable à l'idée du diocèse, sous la seule réserve qu'une dotation suffisante lui soit assurée 1;

b) le Directoire helvétique, sollicité d'appuyer, à Vienne, les démarches de l'autorité cantonale en vue du règlement de la question patrimoniale, non seulement refuse d'intervenir, mais à un moment donné désavoue les dites démarches et s'y oppose 2;

c) la cour de Vienne n'est pas contraire à la création du nouveau diocèse, mais déclare péremptoirement ne pas pouvoir accorder la cession des biens de l'évêché de Côme sis au Tessin 1.

D'où il ressort que, si à ce moment la création du diocèse — rêve des autorités et du peuple tessinois — n'aboutit pas, le Tessin en est redevable, non pas au Saint-Siège, comme plus tard on voudra le faire croire contre toute vérité historique, mais au peu d'empressement du Directoire à appuyer les justes aspirations du peuple tessinois et de ses autorités, et surtout à la

nette opposition du gouvernement impérial de Vienne, quant au transfert des biens au nouveau diocèse. Vienne, d'ailleurs, ne se départira jamais de cette opposition, aussi longtemps que l'Autriche dominera la Lombardie!

La question s'enlise alors, mais sans cependant que le peuple et le clergé tessinois ne l'oublient. La campagne reprend dès 1831, grâce au chanoine Lamoni 1 qui avait l'appui d'un certain nombre d'ecclésiastiques éminents; ce fut malheureusement sans résultat pratique. En 1833, l'initiative du clergé provoqua l'envoi par le gouvernement de deux ecclésiastiques en députation à Rome 2. Le Saint-Siège renouvela ses dispositions favorables 3; mais encore une fois, toutes les

difficultés, avouera plus tard le colonel Luvini lui-même en plein Grand Conseil 1, se heurtaient à la question financière pendante avec l'Autriche 2.

Quelques années plus tard, l'horizon politique tessinois s'assombrit. Le coup d'Etat du début de décembre 1839 porta au pouvoir le parti radical, et presque immédiatement commencèrent les mesures législatives et administratives hostiles à l'Eglise et à la liberté religieuse et de conscience 3. En 1841, le Grand Conseil

discuta et vota une motion de Carlo Battaglini sur les inventaires des biens des corporations religieuses, signe avant-coureur des prochaines sécularisations et supressions des couvents 1. Et l'on procéda immédiatement aux inventaires. En mai de la même année, commença la discussion d'une loi sur «la démarcation des compétences des autorités ecclésiastique et étatique», entièrement conçue dans l'esprit du plus authentique Staatskirchentum, c'est-à-dire du plein asservissement de l'Eglise par l'Etat 2.

C'est à l'occasion de la discussion de cette loi que revint encore une fois sur le tapis la question diocésaine. Mais, malgré la nouvelle orientation politique ouvertement hostile à 1'Eglise, et bien que ce fût avec une arrière-pensée bien arrêtée, les sphères officielles

demeuraient fidèles, encore en 1841, à l'ancienne idée de la création d'un diocèse tessinois. On voulait lutter — c'était le but poursuivi directement — contre les prétendues influences en matière politique des deux évêques diocésains: «Le remède est nécessaire, et il consiste en ce que nous devons avoir notre évêché», s'exclamait le conseiller d'Etat Bernasconi en plein Grand Conseil, le 27 mai 1841 1. «Un voeu est enraciné dans le coeur des Tessinois, pour la réalisation duquel peu ou rien n'a été entrepris jusqu'ici par les autorités (ce qui était contraire à la vérité), c'est la création. d'un diocèse et d'un séminaire cantonal»; ainsi s'exprimait la commission chargée de faire rapport sur le projet de loi mentionné ci-dessus 2.

III

Mais voilà que tout à coup Grand Conseil et gouvernement changent radicalement d'attitude. Tandis

que le Saint-Siège et le peuple tessinois persistent dans l'idée traditionnelle d'un évêché autonome, les autorités cantonales, issues des troubles du Pronunciamento de fin février 1855 1 ne veulent plus d'un diocèse tessinois, mais exigent le rattachement du Tessin à un évêché d'outre-St-Gothard, Bâle ou Coire 2.

Au sujet de cette volte-face si radicale et exclusive de toute autre solution, l'historien se pose naturellement la question de savoir quel motif a pu la déterminer et pourquoi les autorités cantonales, contrairement à la volonté du peuple tessinois, se sont, dans la suite, entêtées dans une idée qui était contraire au bon sens. Car, comme on l'a immédiatement fait remarquer — mais bien en vain — comment pouvait-on raisonnablement prétendre unir le Tessin à un diocèse entièrement allemand, un peuple au caractère tout italien à un peuple de caractère germanique et d'une mentalité si différente? Comment pouvait-on forcer le clergé et les catholiques tessinois à franchir les Alpes — pourtant infranchissables pendant la plus grande partie de l'année — à une époque où le chemin de fer du St-Gothard n'existait pas encore? Pouvait-on contraindre les Tessinois à apprendre l'allemand, ou l'évêque et ses collaborateurs immédiats à apprendre l'italien? 1

Officiellement, on fit valoir tantôt un prétexte, tantôt un autre, selon les circonstances, sans jamais oser — et pour cause — avouer la raison réelle de ce non-sens. Un jour, on faisait valoir les raisons d'une meilleure économie, comme si Soleure ou Coire, au delà des Alpes, étaient d'un accès plus facile et moins dispendieux! 1 Un autre jour, on mettait en avant les dangers de l'influence politique que, prétendait-on, les évêques de Côme et de Milan exerçaient sur le clergé et le peuple tessinois 2; parfois — et pourquoi se gêner? — on

faisait valoir la raison du patriotisme que l'union à l'évêché de Bâle ou à celui de Coire favoriserait 1 ; ce qui, implicitement, constituait une insulte décernée au clergé par les autorités cantonales et par les coryphées du parti au pouvoir.

Le but inavoué, mais réel, était d'éloigner autant

que faire se pouvait l'évêque de ses ouailles, afin de mieux dominer, selon les idées de l'absolutisme de 1'Etat en matière religieuse, les catholiques et le clergé tessinois, séparés comme ils l'auraient été pendant la plus grande partie de l'année dc leur évêque demeurant à Soleure ou à Coire.

Il ne faut pas oublier, en effet, que l'oeuvre d'asservissement de l'Eglise et des consciences battait son plein: la suppression des couvents et des instituts ecclésiastiques d'éducation était un fait accompli depuis 1848 et 1852; la nomination des curés et la propriété des biens paroissiaux avaient été attribuées aux communes par la loi communale du 13 juin 1854; la fameuse loi civile-ecclésiastique venait d'être votée le 24 mai 1855; les évêques de Côme et de Milan ne pouvaient pas publier librement leurs actes 1 ; les pénalités infligées aux membres du clergé pour prétendus abus du ministère étaient, peut-on dire, à l'ordre du jour 2. Tous ces faits, et j'en passe, ne pouvaient point

ne pas susciter les protestations des évêques diocésains pour la sauvegarde des droits de l'Eglise et de la liberté religieuse 1. De toute évidence, ces interventions étaient une gêne intolérable pour les autorités dans leurs tentatives d'asservissement des consciences. Or, en séparant le Tessin de Côme et de Milan, on éliminait du coup ces interventions fâcheuses; en refusant la création d'un diocèse tessinois et en incorporant le canton à un diocèse suisse sis au delà des Alpes, on comptait bien avoir à la merci le clergé et le peuple. Si, en effet, cette domination, avec un évêque sur place ou résidant dans le voisinage immédiat, n'était guère possible, on se flattait d'avoir des chances de réussir, en mettant la barrière des Alpes entre l'évêque et les catholiques tessinois. D'ailleurs, il est si vrai que c'était là le vrai motif de l'opposition à l'érection d'un diocèse tessinois, qu'un député de la majorité eut la franchise de le proclamer en plein Grand Conseil déjà le 7 mars 1854: «L'incorporation du Tessin à un diocèse de l'intérieur

de la Suisse, disait-il, est l'unique moyen de rendre possible l'application des principes contenus dans le projet de loi. Moyennant cette annexion, tous les heurts entre les deux pouvoirs à propos de l'application des dits principes deviennent impossibles» 1.

Toujours est-il que les autorités politiques tessinoises s'attachèrent à l'idée de l'incorporation comme l'huître à son rocher. Elles surent ensuite gagner à cette idée les milieux fédéraux, le Conseil fédéral en particulier, lequel à son tour n'abandonnera plus ce point de vue, comme nous le verrons plus loin 1

Le 17 juin 1855, le Grand Conseil décida de renouer les négociations avec le Saint-Siège et chargea le gouvernement de ces démarches 1.

Devant la nouvelle attitude des autorités tessinoises, le Saint-Siège ne laissa subsister aucun doute sur ses intentions:

a) il se déclara disposé, comme auparavant, à prosuisse

céder à la séparation du Tessin d'avec les diocèses de Côme et de Milan 1;

b) il n'agréa pas l'idée d'incorporer le Tessin à un diocèse d'outre-St-Gothard et il persévéra dans la suite, avec infiniment de raison, dans cette manière de voir 2;

c) se préoccupant, comme il était de son devoir, de la question matérielle, il demanda que fût d'abord réglé le problème des biens et de la dotation 3;

d) il mit la condition préalable que les lois hostiles à l'Eglise et aux libertés religieuses fussent abrogées ou pour le moins suspendues dans leur application 1.

Au Tessin, on considéra cette dernière condition comme inadmissible et contraire à l'honneur et à la souveraineté de l'Etat 1. On s'adressa alors au Conseil fédéral pour qu'il intervînt directement. En effet, prenant occasion de la vacance du siège de Côme à la suite de la mort de Mgr Carlo Romanò 2, le gouvernement tessinois envoyait, le 19 décembre 1855, son «Mémorial» au Conseil fédéral et le priait «d'entamer les négociations soit avec la Cour de Rome, soit avec la Cour impériale. La négociation doit porter sur deux points: la séparation du diocèse et la liquidation des biens de la mense. Pour le spirituel, nous demandons la séparation d'avec les diocèses lombards de Côme et de Milan et l'annexion à un évêché suisse 3 ». La prise de position était encore une fois nette et précise: séparation

de Côme et de Milan, exclusion d'un diocèse tessinois, annexion à un diocèse suisse existant. Ce qui est à souligner ici est le fait que, pour la première fois, on fit appel à l'intervention directe de l'autorité fédérale dans la question 1.

Dans le même ordre d'idées, le 27 mai 1856, le Grand Conseil engageait le gouvernement à poursuivre résolument et énergiquement les négociations en cours et, pour le cas où elles n'aboutiraient pas rapidement, il chargeait le Conseil d'Etat de provoquer et obtenir à la prochaine session des Chambres fédérales une résolution comportant la séparation des diocèses de Côme et de Milan 2. C'était l'invitation adressée aux autorités fédérales de placer le Saint-Siège devant le fait accompli. Gouvernement et majorité du Grand Conseil voulaient

la séparation purement civile, la rupture entre les catholiques tessinois et l'autorité ecclésiastique, en somme une forme de schisme de fait, comme la commission centrale du clergé tessinois le qualifia dans une lettre du 17 juillet 1856 au Conseil fédéral, dans laquelle les intentions étaient exposées sous leur vrai jour 1.

Par malheur, le Conseil fédéral adopta les vues des autorités tessinoises. Déjà le 19 mars 1856, il écrivit à Mgr Bovieri, chargé d'affaires à la nonciature de Lucerne: «Le Conseil fédéral aime à espérer que ces ouvertures seront prises en juste considération et que les autorités fédérales, par mode de procéder contraire, ne se trouveront pas dans la nécessité de prendre en sérieuse délibération la question de savoir s'il n'y a pas lieu de prononcer en fait la séparation de toutes les portions du territoire suisse de la juridiction épiscopale étrangère 1. » Sous un texte apparemment diplomatique,

la pensée apparaissait très clairement. C'était bel et bien un ultimatum: Ou le Saint-Siège procède à la séparation, ou nous nous chargerons nous-même de la décréter! Mgr Bovieri répondit le 11 juillet 1856 à cet ultimatum, en rappelant une fois de plus le point de vue du Saint-Siège 1. Sa réponse fut communiquée au gouvernement tessinois, lequel «répondit — relate le Conseil fédéral 2 — en demandant qu'il fût statué par une loi fédérale que toute juridiction d'évêques étrangers est dès à présent abolie dans tout le territoire de la Confédération suisse».

Si les choses ne furent pas immédiatement poussées à l'extrême en fait de séparation «civile», malgré la prise de position de principe de l'Assemblée fédérale 3, cela est principalement dû, selon les dires du Conseil fédéral, à l'affaire de Neuchâtel, qui avait momentanément détourné les esprits 4. Mais le 15 juin 1859,

sollicité sans discontinuer par le gouvernement tessinois 1 qui restait sourd à ses recommandations de modération, le Conseil fédéral, sans considérer la totale incompétence de l'autorité civile en matière de juridiction ecclésiastique, proposa à l'Assemblée fédérale de déclarer abolie toute juridiction épiscopale étrangère 2. Et le 22 du mois suivant, l'Assemblée fédérale arrêtait: «Toute juridiction épiscopale étrangère sur le territoire suisse est supprimée 3 ».

L'ultimatum avait donc joué contre le Saint-Siège et contre les intérêts religieux des catholiques tessinois. Conseil fédéral et autorités cantonales s'efforçaient d'en rejeter toute la faute et la responsabilité sur le Saint-Siège 1; ce qui, pour tous les gens posés et libres de préjugés, était une pure calomnie.

D'autre part, l'arrêté du 22 juillet chargeait le Conseil fédéral «des négociations relatives à l'institution des grands vicariats provisoires, ainsi que de celles qui auront pour objet le lieu épiscopal futur des portions suisses dont il s'agit et qui seront nécessaires pour la liquidation des biens de la mense». Mais de toute évidence, la rupture unilatérale n'était pas faite pour faciliter la reprise des négociations

Cependant, le Saint-Siège, tout en protestant avec énergie et dignité contre le fait accompli, ne refusa pas de se prêter à de nouveaux pourparlers; par l'intermédiaire de Mgr Bovieri, il se déclara malgré tout «disposé à s'entendre, non seulement pour régler l'administration ecclésiastique dans le Tessin, mais encore pour entamer les négociations qui ont été plusieurs fois offertes, afin de régulariser toutes les autres affaires religieuses qui réclament un remède prompt et efficace 1 ».

Effectivement, le Souverain Pontife autorisa Monseigneur Bovieri à négocier avec les délégués du Conseil fédéral 2 Les conférences eurent lieu du 5 au 9 novembre 1860 3. Là encore, les deux thèses s'affrontèrent une fois de plus: érection d'un diocèse pour le Tessin, annexion du canton à un diocèse suisse existant 4. Aucune entente ne fut possible, chacune des parties s'en tenant aux instructions reçues. On discuta, par contre, un projet prévoyant la création d'un vicariat apostolique provisoire. Mais même ce projet échoua devant l'attitude intransigeante des délégués du Conseil fédéral 5.

Entre temps, le gouvernement tessinois procédait, avec le consentement du Conseil fédéral, à la mise sous séquestre des biens et des revenus de la mense épiscopale de Côme 1. L'année auparavant, la Lombardie avait été libérée de la domination autrichienne et avait passé sous la souveraineté du gouvernement piémontais. Avec la disparition des Autrichiens de la Lombardie, s'évanouissait ainsi la difficulté principale qui s'opposait à la régularisation de la question du temporel. Le 29 novembre 1860, un premier traité concernant

les biens de l'évêché de Côme sis au Tessin était signé entre les plénipotentiaires du Conseil fédéral et ceux du gouvernement de Victor-Emmanuel II 1. Le 29 novembre 1862 était paraphée la convention entre la Suisse et le Piémont, par laquelle ce dernier cédait au Tessin tous les biens. De cette façon la question financière était définitivement réglée et, soit dit en passant, elle le fut d'une façon plutôt défavorable aux intérêts du Tessin 2.

Après ces événements, la question diocésaine revint encore de temps à autre sur le tapis, mais pour être laissée aussitôt de côté. En réalité et jusqu'à l'année 1879 elle demeura stationnaire 3.

La phase qui allait conduire à la solution de la question diocésaine tessinoise commença peu après 1877, à la suite du changement politique survenu au Tessin.

En 1875/77, en effet, le régime si hostile à l'Eglise, issu de la révolution de 1839 et renforcé par le Pronunciamento de 1855, avait été renversé, et le parti conservateur catholique était arrivé au pouvoir. Dès ce moment, gouvernement et peuple se retrouvèrent d'accord sur la volonté bien arrêtée d'en finir avec la situation quelque peu «schismatique», que l'arrêté du 22 juillet 1859 avait créée, et de régler une fois pour toutes la question diocésaine dans le sens traditionnel de la création d'un diocèse à part.

On savait que, du côté du Saint-Siège, il n'y avait pas à craindre de difficultés, car il demeurait acquis à l'idée d'un diocèse autonome 1. A leur tour, les évêques

de Côme et de Milan s'étaient déclarés prêts à renoncer à leur droit de juridiction 1.

Le 12 mars 1879, le gouvernement cantonal envoya au Conseil fédéral un mémoire pour demander que fussent reprises les négociations avec le Saint-Siège, en vue de rétablir une hiérarchie régulière dans le canton. Mais le Conseil fédéral ne manifesta aucun empressement et fit la sourde oreille tant à cette instance qu'à d'autres qui la suivirent 2. Ce qui risqua

de faire surgir un conflit entre les deux autorités. En effet, le Grand Conseil tessinois, vu le silence opiniâtre de Berne, invita le gouvernement le 25 avril 1882 à traiter directement avec le Saint-Siège et à présenter un projet de loi pour le rétablissement de la hiérarchie catholique dans le canton 1.

Ce n'est que le 24 octobre 1882 que le Conseil fédéral daigna répondre au mémoire de 1879, et la réponse fut une nouvelle désillusion pour les catholiques tessinois qui, hélas! en avaient depuis longtemps l'habitude. Il voulait bien prêter la main à une solution,

mais exclusivement à une solution comportant l'incorporation du Tessin à un diocèse suisse, effectivement à celui de Coire. Et il ajoutait: «Pour ce qui concerne la création d'un diocèse spécial pour le Tessin conforme à votre désir (en opposition avec les gouvernements antécédents, lesquels pendant presque trente ans ont demandé l'annexion à un diocèse suisse), nous ne pouvons y prêter la main, et cela pour différents motifs 1. »

Quels étaient ces «différents motifs», le Conseil fédéral ne le disait nullement. Cette réticence surprit même un chef radical, qui était pourtant un adversaire déclaré de la création du diocèse autonome 2; la réponse du Conseil fédéral fut sévèrement jugée par le chef du parti conservateur 3. A la suite de cette attitude du Conseil

fédéral, le 9 février 1883, le Grand Conseil donna pleins pouvoirs au gouvernement pour arriver à une solution, mais, en attendant, il devait «pourvoir rapidement au rétablissement de la hiérarchie catholique moyennant une administration ecclésiastique propre et cantonale»; et il l'autorisa à agir pour le mieux 1.

Sans tarder, le gouvernement cantonal répondit le 21 du même mois de février au Conseil fédéral pour rejeter ses propositions du 24 octobre 1882 2 et délégua à Rome deux de ses membres pour exposer officieusement à Léon XIII le projet d'organisation provisoire d'un vicariat ou d'une préfecture apostolique, en attendant que les négociations avec le Conseil fédéral aboutissent à une solution définitive 3.

Ce fut la dernière fois que la question diocésaine tessinoise était traitée isolément. A partir du mois de juillet 1883, en effet, le problème tessinois allait s'insérer

dans un autre problème concernant l'évêché de Bâle, et il s'y inséra si bien que la solution de l'un se trouva en fonction de la solution de l'autre.

Sur le diocèse de Bâle pesait encore la lourde hypothèque que l'époque du Kulturkampf lui avait imposée. Son évêque légitime 1, l'héroïque Mgr Eugène Lachat, avait été chassé de son siège; cinq des sept cantons diocésains ne reconnaissaient plus son autorité et l'empêchaient de se rendre sur leur territoire pour y remplir les obligations de sa charge 2. Cette triste situation durait depuis 1873 et, au fond, tout le monde sentait le besoin de sortir de l'impasse.

Au Conseil fédéral siégeaient alors Frédéric-Emile Welti et Numa Droz, deux hommes de tendance modérée, qui désiraient sincèrement que la paix religieuse

revînt et que les blessures causées par le Kulturkampf fussent effacées 1. Louis Ruchonnet, bien que chef du parti radical suisse, unit ses efforts à ceux de Welti et Droz. Il est hors de doute que l'intervention d'un tel homme, qui était d'une grande habileté politique et savait être conciliant, n'a pas peu contribué à désarmer

l'opposition du parti radical suisse et à l'amener à accepter la solution des deux problèmes religieux de Bâle et du Tessin 1. Grâce à l'influence de ces trois

hommes, le Conseil fédéral finit par accepter de traiter avec le Saint-Siège 1. Avant l'ouverture des négociations, le Conseil fédéral invita, à Berne, une délégation du gouvernement tessinois 2. C'est à cette occasion, le

25 juillet 1883, que M. Pedrazzini, le délégué du Tessin, fit officiellement la proposition de demander au Pape le transfert de Mgr Lachat de Bâle au Tessin 1, idée que le

Conseil fédéral accepta «comme pouvant contribuer à la pacification religieuse des cantons qui font partie du diocèse de Bâle, puisqu'il serait possible d'appeler à occuper le siège épiscopal de ce dernier une personne agréable au Saint-Siège et au gouvernement des cantons diocésains 1 ».

La conférence, qui devait régler les deux questions de Bâle et du Tessin, s'ouvrit à Berne le 12 août 1884. 2 Le Saint-Siège y avait délégué Mgr Domenico Ferrata, qui devait se révéler, dans cette circonstance et dans la suite de sa carrière, comme un des plus fins collaborateurs de la diplomatie pontificale 3. Les délégués

du Conseil fédéral étaient M. A. O. Aepli et M. R. Peterelli. 1 Les discussions furent très laborieuses 2, en particulier parce que les parties en présence s'en tenaient, en ce qui concerne la question tessinoise, à leurs instructions respectives: annexion du Tessin à un diocèse suisse d'une part; création d'un diocèse autonome d'autre part.

Cependant, grâce à l'attitude conciliante du délégué du Saint-Siège, ainsi qu'à la parfaite loyauté et à la compréhension des représentants du Conseil fédéral, les difficultés furent surmontées, tant et si bien que déjà le 21 août le projet concernant le Tessin était prêt. Le même jour, Mgr Ferrata l'expédiait à Rome. Léon XIII s'empressa de l'approuver, et le Conseil fédéral fit de même 1. Comme il était convenu, l'échange des ratifications de la convention de Berne, qui porte la date du 1er septembre 1884, eut lieu dans la ville fédérale le 29 novembre de la même année 2.

La convention de Berne représentait un compromis et, prise dans son ensemble et selon les intentions des hautes parties contractantes, elle avait une portée transitoire. Elle contenait cependant des dispositions qui devaient rester définitivement acquises:

a) elle réalisait la séparation des paroisses tessinoises des deux évêchés de Côme et de Milan; 1

b) elle reconnaissait au Pape le droit exclusif de nomination de l'administrateur du Tessin; 1

c) elle comportait, pour le Tessin, l'engagement de prendre toutes les mesures d'exécution de la convention, notamment en ce qui concerne le traitement de l'administrateur provisoire, sa résidence, ses prérogatives, etc.

Vue à la lumière du droit constitutionnel de l'Eglise, la convention de Berne avait une valeur considérable. Car, implicitement, elle sanctionnait les principes canoniques:

a) que seule l'autorité ecclésiastique est compétente en matière de circonscriptions diocésaines et que, par conséquent, l'arrêté de 1859 était sans effet juridique, qu'il était, en réalité, un abus de pouvoir;

b) que seule l'autorité ecclésiastique était compétente pour la nomination de l'administrateur apostolique, en opposition avec les vieilles prétentions du «Staatskirchentum», en application duquel on voulait que Rome reconnût aux autorités tessinoises un droit d'intervention.

Par la convention du 1er septembre 1884, un grand pas avait été accompli. Il s'agissait de la mettre à exécution, notamment en ce qui concernait l'engagement de l'Etat du Tessin contenu dans l'art. 4.

Les négociations ouvertes à Bellinzone dès le 6 septembre, entre Mgr Ferrata et les délégués du Tessin 1 aboutirent rapidement, et le résultat en fut consigné dans la convention du 23 septembre 1884, entre l'Etat du Tessin et le Saint-Siège 2.

La nouvelle convention dite de Bellinzone était d'une importance capitale. En effet, les art. 1, 2 et 6

garantissaient à l'administrateur apostolique «dépendant directement du Saint-Siège» la plus complète liberté

dans l'exercice de sa juridiction sur tout le territoire du canton; la liberté dans le choix de son vicaire général et du personnel de la chancellerie; la liberté complète pour tout ce qui regarde l'organisation, l'instruction, l'administration, la nomination des supérieurs et des professeurs du ou des séminaires; la pleine et entière liberté de publier les lettres pastorales et autres actes du ministère spirituel. La convention signifiait en somme la condamnation et l'abolition de toutes les entraves et tracasseries que la législation et les mesures administratives des trente dernières années avaient imposées à l'Eglise. Tout l'arsenal des lois et mesures contraires à la liberté du ministère spirituel

pouvait désormais être aboli 1. Et c'est avec raison que Mgr Ferrata pouvait dire de la convention de Bellinzone qu'elle marquait «une nouvelle époque 2 ».

L'approbation des conventions de Berne et de Bellinzone n'alla pas toute seule au sein du Grand Conseil tessinois 1. Cependant, elles furent approuvées

le 27 novembre 1884 1. La nomination de Mgr Lachat comme administrateur apostolique provisoire et sa prise de possession de la charge le 1er août 1885 mit finalement en marche la nouvelle administration 2. comune consenso delle competenti autorità, il nostro cantone potrà essere eretto in diocesi propria cd autonoma». Une délégation était accourue à Berne pour protester et décider le Conseil fédéral à modifier l'article. Mgr Ferrata avait fait observer à M. Pedrazzini «que l'art. 3, sans offrir une solution idéale, ne renfermait pas cependant le danger qu'en redoutaient les Tessinois». Vu les oppositions contre la convention de Berne, Mgr Ferrata se rendit le 6 septembre à Bellinzone et réussit à persuader les milieux conservateurs — facilement le gouvernement, non sans quelque peine certains chefs influents du Grand Conseil, entre autres M. Respini — de la nécessité d'approuver la convention. Tout le monde finit par l'accepter, tout d'abord par déférence envers le Saint-Siège, ensuite parce que l'on se rendit compte qu'un refus aurait eu de très graves conséquences. Proc. Verb. Gr. C. 1884, sess. nov., p. 153, 163 s., 168; FERRATA, I, pp. 140 ss., 154 et 156; Incarto Pedrazzini: opinion de Respini, 4 septembre 1884.

L'illustre prélat avait immédiatement gagné les sympathies du peuple tessinois, qui voyait en lui une victime de la persécution et du Kulturkampf et appréciait hautement le sacrifice qu'il avait consenti en abandonnant le diocèse de Bâle pour faciliter le retour de la paix religieuse en Suisse, et en acceptant, malgré son âge — il avait alors 66 ans — et une santé chancelante, la lourde tâche d'organiser la nouvelle administration apostolique. Il s'y employa avec autant de zèle que de bonté et sut mettre les premières pierres de l'édifice que Mgr Vincenzo Molo, son successeur, devait parachever après lui 1. Malheureusement, Monseigneur Lachat mourut déjà le 1er novembre 1886, alors que sa mission venait à peine de commencer.

Sa mort prématurée souleva non seulement la question de sa succession, mais, dans un certain sens, remettait en question la nouvelle organisation, car on en était toujours au provisoire, et «les radicaux... se

mirent en campagne pour empêcher la nomination d'un nouvel administrateur apostolique et pour essayer de détruire les effets des conventions des 1er et 23 septembre 1884, surtout l'institution même de l'administration apostolique 1 ».

Le désir des autorités et du peuple tessinois était d'en sortir aussi vite que possible 2. Le Conseil fédéral

lui-même, immédiatement après la mort de Mgr Lachat, avait manifesté l'intention de voir remplacer le provisoire par un état définitif. Malheureusement, il revenait à la vieille idée du rattachement du Tessin à un diocèse suisse 1.

La plus grande partie de l'année 1887 fut occupée par les pourparlers concernant la reprise et les conditions des nouvelles négociations, ainsi que la nomination du successeur de Mgr Lachat 2. La conférence en vue d'un règlement définitif ne put s'ouvrir à Berne que le 27 février 1888 3.

Le plénipotentiaire du Saint-Siège était encore Mgr Ferrata, alors nonce apostolique à Bruxelles 1.

Encore une fois, son rôle se révéla difficile, et le fin diplomate eut à déployer toute son habileté pour éviter les écueils et aboutir à un résultat satisfaisant pour l'Eglise et pour les catholiques tessinois, sans courir le risque de tout compromettre par une attitude absolument intransigeante. Car il avait devant lui un Conseil fédéral plus que jamais décidé à empêcher la création du nouveau diocèse et à rattacher le Tessin à un évêché suisse 1. D'autre part, le Saint-Siège refusait cette solution

et voulait un diocèse autonome 1. Les positions étaient nettes, mais contradictoires.

Mgr Ferrata se rendit immédiatement compte que, pour sortir de cette impasse, il fallait trouver un moyen terme 2. Il finit par proposer la solution suivante:

création d'un diocèse autonome pour le Tessin, mais rattaché à parité de droits à un diocèse suisse 1. C'était un compromis. Le tout était de le faire accepter par le Conseil fédéral et par le Tessin.

Ce fut alors chose très heureuse que Mgr Ferrata trouvât devant lui des partenaires loyaux et, bien que réformés, au courant des institutions catholiques 2. Lui-même, avec une habileté consommée, mais agissant

toujours avec une parfaite loyauté, sut amener les délégués, et ceux-ci le Conseil fédéral, à accepter sa suggestion, faisant voir, avec toutes les explications nécessaires, que son compromis sauvait à la fois le prestige du Conseil fédéral et, ce qui était essentiel, les intérêts catholiques du Tessin 1.

Effectivement, l'entente de principe se fit rapidement, déjà le 3 mars 1888. Des discussions des jours suivants, sortit la convention du 16 mars de la même année. En voici les articles:

«ART. 1. Pour le moment de l'entrée en vigueur de la présente convention, l'église paroissiale et collégiale de St. Laurent à Lugano sera érigée en église cathédrale pour tout le territoire du canton du Tessin, et cette église sera réunie canoniquement et à égalité de droits à l'église de Bâle, dont l'ordinaire portera dorénavant le titre d'évêque de Bâle et de Lugano.

ART. 2. Pour l'administration de l'église cathédrale réunie, le Saint-Siège nommera d'entente avec l'évêque diocésain, un administrateur apostolique qui sera choisi parmi les prêtres ressortissants tessinois.

L'administrateur apostolique aura le caractère épiscopal; il résidera dans le canton et portera le titre d'administrateur apostolique du Tessin.

ART. 3. Les dispositions de la convention du 26 mars 1828 concernant la nomination de l'évêque de Bâle seront étendues à l'église cathédrale réunie si les autres parties intéressées y consentent.

ART. 4. Il n'est apporté aucune modification à l'art. IV de la convention du 1er septembre 1884 et aux arrangements qui peuvent en découler.

En considération du fait que le canton du Tessin supporte les frais de son administration spéciale, ce canton et son administrateur apostolique ne contribueront ni à la mense de l'évêque diocésain, ni aux autres frais de l'administration générale du diocèse.

ART. 5. L'administrateur actuel demeure au bénéfice de sa nomination, faite par le Saint-Siège en date du 20 septembre 1887.

ART. 6. Les ratifications de cette convention seront échangées à Rome dans le délai de quatre mois, et la convention entrera en vigueur six mois après cet échange.

Protocole final. Il est entendu: 1° que l'église cathédrale réunie ne prendra aucune autre part à l'administration du diocèse de Bâle que celle dont l'art. 3 fait mention; 2° que la mise en vigueur et la pleine application de la convention ne sont pas subordonnées à l'extension des dispositions de la convention du 26 mars 1828, prévue par l'art. 3, ni

à l'usage éventuel de la faculté découlant de cette extension 1. »

La convention fut acceptée par le Conseil des Etats le 28 et par le Conseil national le 29 juin 1888, malgré la forte opposition d'un certain nombre de radicaux 2.

Préalablement, le Conseil fédéral avait tenu à ce que le Tessin donnât son approbation. Le Grand Conseil tessinois, après quelques velléités d'opposition, l'avait acceptée, le 26 avril 1888, par 41 voix contre 2 et 4 abstentions 1. Le Conseil fédéral ratifia la convention

le 4, le Souverain Pontife le 13 juillet suivant 1. L'échange des instruments de ratification eut lieu le 15 juillet 1888, à Rome même, événement significatif que Mgr Ferrata avait intentionnellement provoqué 2.

La bulle de fondation du diocèse de Lugano du 7 septembre 1888 3 mettait le terme final et cette fois définitif à la question diocésaine tessinoise!

Du texte même de la convention de 1888, ainsi que de la bulle d'érection de Léon XIII, on déduit clairement quelle est la condition juridique du diocèse de Lugano et quels sont ses rapports avec l'évêque et le diocèse de Bâle. On peut les résumer ainsi:

a) Le Tessin constitue un diocèse véritable et autonome au sens le plus complet du mot. Il n'est donc pas une simple administration apostolique, comme on le croit souvent 1;

b) Le diocèse de Lugano est uni aeque principaliter, c'est-à-dire à égalité de droits au diocèse de Bâle. La formule elle-même aeque principaliter exprime avec clarté l'idée de l'érection du diocèse, réalisée d'ailleurs formellement par la bulle du 7 septembre 1888 1;

c) Le diocèse de Lugano n'a aucune liaison d'autorité ou de subordination par rapport à celui de Bâle 2.

d) Il faut en dire de même du diocèse de Bâle par rapport à celui de Lugano 1;

e) L'église cathédrale de Lugano a exactement les mêmes prérogatives que toutes les cathédrales, donc elle est parfaitement égale à l'église cathédrale de Soleure 2;

f) Du point de vue financier, le diocèse de Lugano se suffit à lui-même; d'autre part, il n'a aucune prestation pécuniaire à fournir à l'évêque ou au diocèse de Bâle 3;

g) Pour ménager les susceptibilités du Conseil fédéral et des radicaux suisses et tessinois, Léon XIII a admis que l'évêque titulaire du diocèse de Lugano soit celui du diocèse de Bâle, qui a canoniquement le titre d'évêque de Bâle et de Lugano 4. Ce titre est

strictement personnel et ne concerne aucunement le diocèse de Bâle 1;

h) Le titre mis à part, l'évêque de Bâle n'a aucune juridiction par rapport à l'évêché de Lugano; à ce point de vue, il est complètement étranger à la vie de ce diocèse 2;

i) En plus du titre, l'unique prérogative de l'évêque de Bâle et Lugano est d'être entendu par le Saint-Siège à l'occasion de la nomination d'un nouvel administrateur apostolique 3;

k) En cas de vacance du siège de Lugano, l'administration du diocèse ne passe pas à l'évêque de Bâle, mais au chapitre de la cathédrale de Lugano et, par suite, au vicaire capitulaire nommé par ce dernier, conformément aux prescriptions du droit canonique 4;

l) Le diocèse de Lugano est gouverné par un administrateur

apostolique, qui est évêque et qui est nommé librement par le Saint-Siège, après avoir entendu l'évêque de Bâle; cet évêque-administrateur relève directement du Saint-Siège, comme tous les autres évêques suisses 1;

m) L'administrateur apostolique exerce la juridiction épiscopale pleine et entière sur tout le diocèse, exactement comme tous les évêques résidentiels 2;

n) L'union des deux diocèses est, en réalité, une simple union personnelle. Ce qui constitue sa caractéristique principale, très singulière et je crois unique — car elle ne se rencontre nulle part ailleurs, pour autant que je sache — c'est qu'elle ne comporte absolument aucune autorité, pas même un droit de regard ou de contrôle, de l'évêque de Bâle sur le diocèse uni, dont il porte le titre 3;

o) L'administrateur apostolique est en réalité le véritable évêque du diocèse, bien qu'il n'en porte pas le nom;

p) Les diocèses de Bâle et de Lugano sont deux personnes morales ecclésiastiques, parfaitement distinctes l'une de l'autre et autonomes; elles ne se confondent sur aucun point;

q) Si l'on peut dire en toute certitude juridique que l'évêque de Bâle est évêque de Bâle et de Lugano, c'est, par contre, une erreur de parler d'un diocèse de Bâle et Lugano.

Des constatations qui précèdent, il est facile de retenir que l'union de l'évêché de Lugano à l'évêché de Bâle est une union purement extérieure, sans suite juridique dans la réalité. On a dit à ce sujet que le Conseil fédéral et ses délégués avaient été les dupes du Saint-Siège 1. Cette opinion doit être nettement

repoussée, si l'on veut insinuer par là que le Saint-Siège a agi de mauvaise foi et a voulu tromper le Conseil fédéral. Comme il résulte du témoignage irréfragable de Mgr Ferrata, les délégués du Conseil fédéral à la conférence étaient assez versés dans les problèmes canoniques pour n'être point dupes d'une ruse éventuelle de sa part et, d'ailleurs, ils ont été loyalement et aussi exactement que possible renseignés par le délégué du Saint-Siège lui-même sur la portée précise de la formule aeque principaliter 1. A aucun instant, de part et d'autre, la correction et la loyauté ne firent défaut 2. Ce serait porter une accusation gratuite de ruse et de mauvaise foi contre le Saint-Siège que d'affirmer qu'il tenta, à l'époque, de tromper le Conseil

fédéral. Que ce dernier, pour sortir une bonne fois des conflits religieux qui avaient depuis si longtemps troublé la vie publique suisse, et pour sauver son prestige, ait fermé les deux yeux sur la portée réelle de la convention et se soit contenté d'un si maigre résultat après tant d'efforts déployés, soit pour empêcher la constitution du diocèse de Lugano, soit pour réaliser l'annexion effective du Tessin à un diocèse suisse, c'est bien possible. Mais il s'agit là d'une question à laquelle je laisse volontiers à d'autres le soin de donner une réponse!

Si le Conseil fédéral sortait apparemment avec les honneurs de la victoire d'une longue et dure bataille et pouvait se déclarer satisfait du résultat obtenu 1, autorités et peuple tessinois ne furent pas précisément enchantés de la solution donnée au problème, parce qu'elle ne correspondait pas tout à fait à leurs légitimes aspirations 2, On avait de la peine à comprendre,

entre autres, comment les autres peuples confédérés pouvaient avoir leur évêché, tandis que l'on refusait au seul canton du Tessin le droit d'avoir son diocèse gouverné par son propre évêque. Dans le fait de confier le gouvernement du nouveau diocèse à un administrateur apostolique et non à un évêque formellement en titre, le canton voyait une diminutio capitis, et son amour-propre de canton aussi souverain que les autres cantons suisses en avait senti une profonde blessure 1.

Cependant, le Tessin s'inclina devant le fait accompli. Il le fit surtout par déférence et respect envers le Saint-Siège 1, dont il savait les efforts en faveur de ses aspirations. Mais le rapport de la commission sur la convention du 16 mars 1888 lu et discuté au Grand Conseil, tout en admettant qu'au point de vue pratique il fallait reconnaitre que la dite convention donnait entière satisfaction aux besoins religieux de la population catholique, exprimait cependant le voeu qu'un jour viendrait où, unissant la forme à la substance, l'Ordinaire des paroisses tessinoises pourrait porter officiellement et légalement le titre d'évêque de Lugano 2.

On posait ainsi immédiatement la question de la future revision des arrangements conclus en 1884 et 1888.

Que faut-il penser de cette question? Juridiquement parlant, la chose est parfaitement réalisable, toute convention pouvant être modifiée ou abrogée par la volonté concordante des contractants. Sans aucun doute, si une modification correspondant aux désirs des catholiques tessinois pouvait avoir lieu, ceux-ci et leur clergé en seraient très satisfaits. Du côté du Saint-Siège, il n'y aurait aucune difficulté à craindre. Mais comment une telle initiative serait-elle prise par les autorités fédérales? ces dernières seraient-elles disposées à reconsidérer le problème et à se prêter à la modification des conventions existantes? n'y aurait-il pas un certain danger à toucher à la situation actuelle si péniblement acquise, pour une question de simple prestige?

A mon avis, le jeu ne vaut pas la chandelle! D'ailleurs, soixante ans se seront bientôt écoulés depuis l'instauration de l'état actuel des choses. Le titre d'administrateur apostolique est donné à l'Ordinaire de Lugano dans les actes officiels, parce qu'ainsi le veulent les conventions et la bulle d'érection. Mais, pratiquement, pour tout le monde, il est l'évêque de Lugano 1. Sans inconvénient, on peut en rester à la forme en vigueur, et si le titre, qui a une importance

1 Les prévisions que faisait Respini dans son rapport du 23 avril: «Si può essere però certi che quel titolo di Amministratore apostolico è condannato, nella pratica, a cadere inesorabilmente in desuetudine per far luogo al titolo giusto e competente di Vescovo di Lugano», se sont rapidement réalisées.

bien relative dans ce cas, fait quelque peu défaut, on a, par contre, un état de fait et de droit qui est vraiment substantiel, ce qui est le principal. Parlant un jour avec Mgr Ferrata de la solution donnée à la question diocésaine tessinoise, Mgr Mermillod, d'un mot spirituel, la caractérisa ainsi: «Les catholiques du Tessin peuvent se réjouir de la convention du 16 mars. Elle crée dans le Tessin un vrai diocèse sans le nom c'est comme une bouteille pleine d'excellent champagne, à laquelle il ne manquerait que l'étiquette 1 ». L'image dit exactement la chose. Contentons-nous donc d'avoir l'excellent champagne; ne nous torturons pas trop si l'étiquette ne se trouve point sur le flacon!