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INSTALLATION DE M. LE PROFESSEUR F. COSANDEY EN QUALITÉ DE RECTEUR POUR LA PÉRIODE DE 1948 A 1950

LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ, LAUSANNE
F. ROUGE & Cie S. A. 1949

DISCOURS DE M. LE PROFESSEUR
FLORIAN COSANDEY
RECTEUR ENTRANT EN CHARGE
Monsieur le Conseiller d'Etat,

S'il est agréable, pour un recteur entrant en charge, de savoir qu'il peut compter sur la bienveillance du chef de l'Instruction publique, nous jouissons d'un privilège particulier, puisque vous étiez, il n'y a pas très longtemps, notre collègue. Nous serions tenté d'user encore, à votre adresse, de ce terme familier, si nous n'étions soucieux de respecter l'Autorité que vous représentez désormais. Notre tâche de recteur sera facilitée par votre connaissance des affaires de notre maison. Vous n'ignorez ni ses défauts ni ses qualités, vous savez quels sont ses besoins, ses ambitions et ses difficultés. Appelé maintenant à considérer l'Université du point de vue de l'Etat, vous aurez à juger de notre activité, à répondre à nos requêtes, à décider de notre sort, à réaliser l'équilibre entre les nécessités de l'enseignement supérieur et les possibilités de notre pays.

Vous avez toute notre confiance.

Le regret que nous éprouvons de ne plus bénéficier de votre utile et riche enseignement se trouve heureusement compensé par la joie et l'honneur que nous avons de saluer en vous le chef de notre Alma Mater.

Monsieur le Prorecteur, Mon cher Collègue.

Je me sens très honoré d'être celui qui vous adresse, aujourd'hui, en séance publique, les compliments du Sénat universitaire pour la parfaite réussite de votre rectorat.

Notre corps professoral est volontiers réservé dans ses félicitations à l'égard d'un des siens. Or, je sais ce que pensent vos collègues, vous avez été un recteur particulièrement brillant. Constamment soucieux d'équité, respectueux des opinions de chacun, conciliant et ferme à la fois, vous avez marqué votre activité, intra et extra muros, de l'empreinte de votre riche culture. Vos auditeurs ont relevé, chaque fois que vous preniez la parole, l'élégance de vos propos et l'aisance avec laquelle vous adaptiez votre langage au jargon propre à chaque Faculté. Votre premier discours, à l'ouverture d'un laboratoire d'études des vitamines, vous eût classé parmi les biologistes, puis sans aucune difficulté, vous êtes apparu extraordinairement à l'aise parmi les médecins, les philosophes, les gens de lettres et les ingénieurs.

Ce n'est pas sans appréhension que j'entreprends de vous succéder, avec le désir de vous tenir pour modèle dans la mission délicate et difficile qui m'a été confiée.

Mesdames, Messieurs,

Le choix du recteur obéit, tout d'abord, au règlement de l'Université qui permet à chacune des cinq facultés, à tour de rôle, de désigner dans son sein celui qui portera ce titre durant deux ans, avec les responsabilités qu'il représente.

Il est, sans doute, fort agréable d'être le bénéficiaire de ce choix, car la fonction n'est pas exempte de satisfactions. Mais ce

petit orgueil s'accompagne le plus souvent d'un autre sentiment, plus intime, fait d'inquiétude et de timidité, de la crainte de n'être pas doué des qualités qu'on donne l'impression de posséder. A cela s'ajoute, en ce qui nous concerne, le regret d'occuper une place que le voeu de notre Faculté réservait à l'un de nos meilleurs maîtres. Cet éminent collègue a cru devoir renoncer à l'honneur qui lui était offert et qui eût couronné sa longue carrière scientifique. Il nous appartient de lui exprimer, à nouveau et publiquement, notre gratitude et notre amitié.

C'est à tous nos maîtres que nous devons notre position actuelle, à ceux qui, dans notre enfance déjà, nous ont prodigué des conseils, accompagnant leurs encouragements d'une affection toute paternelle, à nos professeurs du collège, du gymnase et de notre Université, à nos collègues d'Innsbrück, de Liège et de Paris. Nous leur devons d'avoir acquis ce qui nous vaut d'être à cette place. Il est aussi naturel d'associer à nos souvenirs et à notre reconnaissance nos amis et compagnons d'étude, et de rendre un respectueux hommage à la bienfaisante atmosphère familiale dont nous n'avons jamais été privé.

Nous ne sommes pas le premier recteur qui ait eu, à son entrée en fonctions, la curiosité de lire les allocutions et les discours prononcés par ses prédécesseurs dans des cérémonies semblables à celle-ci. Cette lecture est fort instructive, et peut-être nécessaire. Il s'en dégage une conception très haute des devoirs du recteur et de ses privilèges, mais elle est désastreuse pour lui s'il y cherche un thème ou une inspiration pour son discours d'installation! A cet égard, tout semble avoir été dit, et nous avons songé au discours parfait que l'on composerait simplement avec les judicieux extraits de notre livre d'or universitaire. Il est cependant frappant de constater ici, quelles que soient les époques et les transformations politiques, sociales, économiques, morales même, qui ont affecté notre pays tout autant que les autres, que ce sont toujours les mêmes principes qui sont affirmés, les mêmes difficultés relevées, les mêmes espoirs formulés.

En 1890, dans son discours inaugural de l'Université, Eugène Ruffy définissait notre mission en ces termes: «L'Université

implique l'idée d'un établissement dans lequel on ne travaille pas dans le seul but de conquérir un diplôme, d'arriver à un résultat de l'ordre pratique, mais dans lequel, également, de nombreux esprits fassent de la science pour la science et cherchent leur principale satisfaction dans l'extension qu'ils peuvent ainsi donner aux connaissances humaines...». «La possibilité, la nécessité même de faire de l'étude pour l'étude elle-même, me paraît, ajoutait Ruffy, l'essence de l'esprit universitaire tel que nous espérons qu'il va s'éveiller chez nous.»

Notre ancienne Académie venait de prendre rang d'Université. Le peuple vaudois, avec beaucoup de courage et de jugement, avait approuvé la création d'une institution d'instruction supérieure, en parfaite connaissance des lourdes charges qu'elle imposerait au pays. Ces phrases de Ruffy sont vieilles de soixante ans. Elles n'en doivent pas moins être méditées aujourd'hui, à notre époque où l'esprit universitaire et tant de valeurs spirituelles et intellectuelles sont attaqués, parce qu'ils seraient l'apanage d'une classe sociale privilégiée et constitueraient, pour certaines idéologies modernes, des forces de résistance qu'il faut abattre. Nul n'ignore qu'il existe des universités auxquelles sont imposées une direction politique et une philosophie partisane, codifiant non seulement la géographie et l'histoire, mais aussi la physique, la psychologie et la musique. Le passé nous enseigne, heureusement, que de telles aberrations sont éphémères, et que des lois infaillibles rétablissent, tôt ou tard, l'équilibre naturel et nécessaire à la pensée et au travail humain.

Nos universités suisses, que nous sachions, ne sont pas menacées dans leur existence, mais il n'est pas certain qu'elles ne le soient un jour dans leur esprit et dans leur liberté de pensée et d'action. Il y a lieu, déjà, de déplorer l'indifférence dont font preuve, trop souvent, à l'égard de l'Université, certains intellectuels qui ne songent qu'à leurs intérêts personnels ou à ceux de leur corporation. Ils ont oublié ce qu'elle leur a donné.

Soucieux de représenter dignement notre Maison, nous estimons de notre devoir de reconsidérer aujourd'hui sa position, sa force et son rôle, et de défendre ses droits et ses biens. Celui qui

s'abstient de plaider sa propre cause, par un sentiment excessif de dignité ou de modestie, perd sa place au profit de plus audacieux ou plus adroits que lui.

Parce qu'autrefois les grandes oeuvres de l'esprit naquirent dans le silence d'une cellule ou d'une bibliothèque, notre Université vaudoise s'est longtemps isolée dans une tour d'ivoire. Elle a ainsi sa part de responsabilité dans cet éloignement du peuple qu'on lui a parfois reproché. Son rôle, sans doute, ne fut jamais négligeable dans la formation de notre élite, mais un fossé l'avait plus ou moins séparée du monde actif. Il a fallu l'extraordinaire développement de la technique et l'évolution des idées dans tous les domaines pour lui imposer un contact réel et inévitable avec l'industrie, l'économie et l'armature sociale modernes. Mais cette adaptation n'est pas sans danger, elle risque de se faire aux dépens de l'autonomie spirituelle et de cet esprit académique que l'Université a précisément pour mission de sauvegarder et de cultiver.

Nous vivons une époque de lutte et d'incohérence. Les institutions et les lois sont âprement discutées, des changements sont demandés en tout et partout. On pense, on agit avec précipitation, la sagesse a fait place à l'imprudence et, parfois, au cynisme. Le monde subit incontestablement une crise de l'esprit, un déséquilibre à la fois technique et moral. Alors que les processus évolutifs de la matière vivante sont lents, imperceptibles durant la vie d'un homme, les acquisitions de la science, au cours des trente dernières années, ont été extraordinaires et souvent stupéfiantes. Ce qu'on a appelé la guerre moderne a imposé un effort gigantesque, mais anormal, à l'activité humaine. Les laboratoires se sont multipliés, et l'homme n'a plus eu d'autres préoccupations que le perfectionnement de la machine et l'augmentation de ses moyens. Cet effort, disons-nous, fut anormal, et il continue de l'être, car il n'y a pas eu parallèlement une évolution psychologique et morale de l'homme lui-même. Le machinisme a créé une euphorie telle qu'au lieu d'en être le maître et de l'utiliser sagement, l'homme en abuse, produit exagérément et fait naître le chômage, les conflits sociaux et la révolte contre un capital mal réparti. Le luxe et la jouissance, par trop répandus, sont devenus le but de sa vie, caché

ou avoué, et la jeunesse est impatiente d'y parvenir. Berdiaeff, dans son livre Un nouveau moyen âge, paru en 1927, brosse un tableau de notre vie moderne où l'homme «devenu de plus en plus superficiel, ne sait plus où est le centre de sa vie. La machine a troublé le rythme organique, a détruit la structure séculaire de la vie humaine, organiquement liée à la vie de la nature. Arraché de ses racines spirituelles, de ses racines éternelles, l'homme disparaît dans on ne sait quelles masses inhumaines, il est dominé par des collectifs inhumains. La machine, la puissance qu'elle a engendrée, ont créé des mythes et des phantasmes, ont dirigé la vie de l'homme vers des fictions qui, néanmoins, donnent l'illusion d'être la plus réelle des réalités. Toute l'énergie de l'homme s'est dirigée vers le dehors, tel est bien le passage de la culture à la civilisation.»

Paul Valéry n'est pas moins sévère et désabusé quand il écrit: «Jamais l'humanité n'a réuni tant de puissance à tant de désarroi, tant de souci et tant de jouets, tant de connaissances et tant d'incertitudes. L'inquiétude et la futilité se partagent nos jours.»

Cette fièvre de matérialisme et d'opportunisme s'oppose, évidemment, à l'étude pour l'étude. L'esprit universitaire est sérieusement menacé partout. L'étude est devenue fonction du profit matériel, et l'intellectuel pur fait figure d'original. On voit s'accentuer la tendance à considérer les universités comme des écoles professionnelles auxquelles on demande avant tout des titres et des diplômes. Nos étudiants, bien entendu, suivent les cours de nos facultés dans l'intention d'acquérir les connaissances nécessaires à la profession qu'ils ont choisie. Nous savons que les études sont de plus en plus longues et spécialisées, complétées généralement par un stage post-universitaire qui ne permet guère au médecin, à l'avocat, à l'ingénieur, de commencer réellement une carrière avant l'âge de vingt-six à trente ans. Nous comprenons qu'il soit difficile à nos étudiants de s'intéresser librement à des sciences autres que la leur, mais on voudrait trouver chez eux plus de goût et de désir de l'étude. C'est une des causes essentielles de l'appauvrissement intellectuel qui se trahit jusque dans les professions libérales. Le temps est toujours plus synonyme d'argent, ce qui exclut toute vie contemplative. N'avons-nous pas,

maintes fois, entendu qualifier des cours d'inutiles, par des gens qui n'ont en vue que les connaissances strictement professionnelles. On oublie que l'intelligence et l'habileté au travail ne suffisent pas à créer la personnalité, et que c'est la culture qui fait les chefs et les éducateurs, cette culture sans laquelle nul pays ne petit prétendre développer son génie propre.

Voilà le malaise moderne, l'origine de la crise de l'esprit, qui se traduira de plus en plus par une carence d'hommes vraiment supérieurs, d'hommes complets, dont nous aurons toujours besoin, chez nous particulièrement. Le pasteur a besoin de science, comme le médecin, mais ce dernier n'a-t-il pas besoin de foi? Mathématiciens, physiciens et biologistes ne sont que des esclaves de leur science s'ils ne cherchent à s'élever au niveau philosophique qui unit finalement toutes les formes de la sagesse. Un diplôme universitaire, s'il est une fin, n'est pas celle de l'étude. Il ouvre une carrière où l'étude doit continuer. L'université dispense des connaissances, mais son enseignement prétend surtout éveiller la curiosité et l'esprit de recherche, développer le jugement, exercer et discipliner la pensée.

L'école professionnelle, on doit le dire, vise moins haut. Elle forme des maîtres dans de multiples domaines, mais elle reste essentiellement professionnelle, et ses attributions sont nettement définies. Nous devons refuser l'étiquette universitaire à tout enseignement qui ne peut être qualifié comme tel, et lutter contre l'avilissement des termes jusqu'alors réservés aux choses de l'esprit. La grandiloquence est à la mode. Une université américaine annonçait récemment un enseignement de la personnalité par des cours de maintien et de maquillage. Chez nous, des clubs s'intitulent maintenant académies de boxe, de billard et de danse, et des arrière-boutiques sont devenues des laboratoires. L'abus est grossier, mais significatif. Si l'on n'y prend garde, on inscrira bientôt dans une de nos facultés un cours d'art culinaire, avec doctorat, dont il est aisé de concevoir le programme: anatomie et dissection animales, étude des propriétés chimiques et nutritives des aliments, chimie des vins, exercices de dégustation, et banquet de clôture présidé par le recteur!

Dans notre canton si divers, à la fois urbain et campagnard, artisanal, paysan, vigneron, industriel et commerçant, il nous paraît aujourd'hui équitable et nécessaire de réclamer une plus juste appréciation du travail intellectuel. Le nivellement des valeurs, qui place sur pied égal le savant, le champion et le spéculateur qui a réussi, témoigne, comme l'a écrit Valéry, «de l'impuissance de notre société de donner aux hommes de l'esprit une place nette et supportable dans notre gigantesque et grossière économie». Et il ajoutait: «Que de vies manquées, que d'hommes appelés à la plus haute culture, et voués, du même coup, au dénuement ou aux besognes les plus basses!»

Et c'est aussi notre devoir de défendre la réputation de nos étudiants, qui ne sont plus les enfants gâtés, les bohèmes, les turbulents, les héritiers sans soucis d'autrefois. Il n'y a plus une caste d'étudiants, mais une jeunesse travailleuse qui n'est pas, dans sa grande majorité, fortunée au point de jouir généreusement de ce temps des études, jadis si riche en joies, en loisirs et en insouciance. Nous savons comment sont logés beaucoup de nos étudiants, ce qu'ils mangent, l'argent qu'ils ont dans leur poche et qu'ils doivent bien souvent gagner eux-mêmes. Il faut qu'on sache que les études leur imposent des sacrifices, sans leur assurer toujours une carrière. Le pays doit aider sa jeunesse universitaire et respecter les titres qu'elle obtient, pour autant, toutefois, que ces titres soient mérités, car il n'est que trop vrai qu'un grade académique n'est pas toujours synonyme de culture supérieure, comme il est évident aussi que l'Université n'a pas le monopole de la sagesse et de l'intelligence.

Cette considération que nous sollicitons implique, en contrepartie des sacrifices consentis en leur faveur, la reconnaissance des bénéficiaires de l'Université envers l'Etat et le pays. Trop souvent oublieux de leurs privilèges, ils se désintéressent de la vie politique et sociale, ils se détachent de la terre dont ils sont issus. Préoccupés de leur seul intérêt, ils ne mettent pas leurs qualités au service du pays. Ernest Bovet, dans son discours de recteur, rappelait aux universitaires que «la science bien comprise est une noblesse de l'esprit. Le titre de savant doit être mérité et impose des devoirs.

Chacun est à la fois maître et disciple, chacun donne et reçoit tour à tour.»

Plus que nulle autre, notre Université est enracinée dans le sol du pays. Elle s'en nourrit et les bienfaits de notre instruction supérieure doivent se répandre dans tous les milieux, à la campagne comme à la ville.

Nous saluons avec joie les députés au Grand Conseil qui ont bien voulu accepter notre invitation. Nous avons souhaité leur présence à cette cérémonie pour pouvoir exprimer, publiquement, la gratitude de l'Université envers le pouvoir législatif qu'ils représentent.

Notre Haute Ecole, malgré les apparences, lutte difficilement pour se maintenir au rang qui lui fut assigné et pour remplir la mission qui est la sienne. Son existence repose sur son travail et sur la confiance que le pays et les autorités lui ont constamment renouvelée, au prix de sacrifices dont elle est pleinement consciente.

Mais son avenir pose des problèmes qu'il serait vain de taire ou de minimiser, et qu'il faut aborder avec franchise.

Comme ses soeurs de Genève, Neuchâtel, Fribourg, Berne, Zurich et Bâle, notre Université s'est développée régulièrement, mais avec une sage retenue, car elle ne peut prétendre au rang des grandes institutions similaires de l'étranger. Ses dimensions sont bien définies par son caractère régional, et le Pays de Vaud, foncièrement prudent, laisse à d'autres l'orgueil et l'ambition des entreprises tentaculaires. Si elle assure l'instruction supérieure en vue des carrières libérales, elle constitue cependant — et c'est, en fait, sa raison d'être — un centre de recherche, qui la fait collaborer à l'avancement général des sciences. Les étudiants confédérés et étrangers qu'elle accueille chaque année apprennent à nous connaître et emportent avec eux, dans leur pays, un peu de notre culture propre. Les savants étrangers que notre liberté académique permet d'appeler nous font connaître d'autres conceptions de vie et de pensée. Ces échanges intellectuels enrichissent notre pays et donnent aux sept cantons universitaires suisses une autorité que personne ne leur conteste dans la direction spirituelle de notre patrie. Ce n'est donc pas, comme on l'entend dire, une

ville seule, mais le canton tout entier qui tire bénéfice de son université. Celle-ci contribue au maintien de notre structure fédéraliste et garantit, avec ses soeurs, l'autonomie spirituelle des diverses régions de la Suisse.

Mais pour conserver ce privilège, il faudra toujours consentir des sacrifices. Deux guerres et leurs conséquences ont endetté le pays, et, de toutes parts, on réclame des compressions de dépenses. S'il est aisé de convaincre nos concitoyens de ne pas diminuer leur effort en faveur des hôpitaux, de l'entretien des routes, de la défense de notre agriculture et de nos vignobles, on a plus de peine à leur faire admettre le lourd budget de l'instruction supérieure. C'est que beaucoup d'entre eux connaissent mal notre Université et ne peuvent juger de ses difficultés et de ses besoins, aussi croyons-nous utile de les en informer, sans nous arrêter, toutefois, comme il conviendrait, à tous les aspects de son activité. Le rappel de ses tâches essentielles, que l'insuffisance des moyens ne permet plus d'accomplir convenablement, légitimera notre plaidoyer, et attirera l'attention sur l'importance de notre problème universitaire.

La Faculté de médecine est inséparable de nos services hospitaliers. La formation du médecin exige, en effet, le contact avec des malades, la pratique de l'examen clinique et de la chirurgie. Durant un premier cycle d'études, le futur médecin doit acquérir des connaissances approfondies en biologie générale, en chimie et physique, en physiologie, histologie, anatomie, embryologie et bactériologie. Il apprend à connaître et à interpréter les processus physiologiques des êtres vivants et pratique la dissection de cadavres humains. Ainsi documenté, il peut aborder la médecine proprement dite, dans des leçons cliniques données en présence de malades. Il pénètre dans les services de médecine interne, de chirurgie, de gynécologie, de pédiatrie, de dermatologie, d'ophtalmologie, d'oto-rhino-laryngologie, en se familiarisant en outre, avec l'anatomie pathologique, la médecine légale, les rayons X, la toxicologie et la pharmacie. Des stages, enfin, lui permettent d'aborder la pratique de son art et d'approfondir, éventuellement, une spécialité qui l'intéresse.

Ces études sont longues et pénibles, mais elles sont nécessaires au médecin qui devra plus tard, quel que soit le mal, bénin ou grave, pour lequel on l'appellera, établir un diagnostic et proposer un traitement. Chacune des disciplines que nous venons d'énumérer représente une science, exige des spécialistes, des laboratoires, des bibliothèques et des salles d'enseignement. C'est chaque fois d'un institut qu'il s'agit. Si notre Faculté de médecine jouit d'une excellente réputation par la valeur de ses maîtres, nous ne pouvons passer sous silence les lacunes de nos instituts et l'état vraiment lamentable de notre Ecole de médecine. Ses microscopes sont tous d'un modèle depuis longtemps périmé et l'unique salle de dissection, aménagée pour une cinquantaine d'étudiants, doit en recevoir aujourd'hui plus du triple, qui travaillent beaucoup trop serrés autour des cadavres, dans des conditions d'aération inadmissibles. Et nous préférons ne pas parler des caves de cette Ecole, dont ne peuvent se faire une idée ceux qui n'y sont point descendus. Souhaitons que nos étudiants de demain connaissent une véritable Ecole de médecine.

La Faculté des sciences, diverse par définition, prépare des maîtres secondaires, des pharmaciens, des spécialistes pour nos centres de recherches et nos laboratoires médicaux. Elle assure une part de l'enseignement à nos ingénieurs, elle forme des géologues qui seront attachés aux grandes compagnies de chemins de fer, du pétrole et des mines, des chimistes pour l'industrie suisse et étrangère, des entomologistes et des techniciens pour la sauvegarde de nos cultures, de nos vignes et du bétail. Pour tous ces enseignements, il faut aussi des spécialistes, des appareils de précision, des bibliothèques, des laboratoires dont l'outillage doit être constamment renouvelé et perfectionné. A cet égard, la Faculté des sciences n'est guère favorisée. Ses instituts sont dispersés, vieillis, et ne pourront continuer leur activité si de nouveaux aménagements ne remplacent pas, dans un proche avenir, les installations par trop désuètes dont ils doivent se contenter depuis plus d'un quart de siècle. La situation est particulièrement grave à l'Ecole de chimie. Nous vous invitons à y pénétrer. La ruche est suroccupée, on y travaille jusque dans les caves et sous

le toit. L'aération est insuffisante et les risques d'accidents nombreux. On ne peut plus réparer, gagner une place quelconque, comprimer davantage les hommes et les installations.

Il faut envisager des constructions, non des palais, mais des maisons de travail, dont l'aménagement intérieur prime la façade. Il n'est pas question d'augmenter les enseignements, mais de donner à nos instituts scientifiques une tenue, une hygiène et un outillage dignes d'une université.

Pour la Faculté de médecine, des terrains sont encore disponibles autour de nos hôpitaux et permettent de prévoir une cité médicale homogène et harmonieuse, groupant les instituts universitaires et les établissements hospitaliers.

L'installation à Beauregard des enseignements pour nos ingénieurs et nos architectes a donné un nouvel essor à notre Ecole polytechnique; toutefois, le problème d'ensemble de ses laboratoires n'est que partiellement résolu. Des aménagements et des constructions sont encore nécessaires si l'on veut que nos ingénieurs puissent recevoir une bonne formation technique.

Pour la Faculté des sciences, par contre, un grand espoir s'est évanoui lorsque le corps électoral a refusé l'achat de la propriété du Cèdre. L'opposition, nous en sommes convaincu, n'était pas dirigée contre l'Université, aussi voulons-nous croire que l'idée sera reprise, car les terrains deviennent rares, et que notre peuple mieux informé corrigera ce que nous estimons avoir été une erreur du peuple mal informé.

Les Facultés dites morales, la théologie, le droit, les lettres, n'ont pas des besoins matériels analogues à ceux des instituts scientifiques. Chez elles, c'est avant tout la bibliothèque et le séminaire, pour l'analyse des textes, la dissertation et la discussion. Là s'instruisent nos pasteurs, nos juristes, nos professeurs de lettres et d'histoire, nos conseillers de l'industrie, des banques et des affaires.

L'étude des langues classiques, de l'histoire, de la littérature et de la philosophie n'a pas seulement pour objet l'acquisition de connaissances utiles à posséder, elle exerce la pensée et stimule les facultés créatrices. Ces enseignements sont les sources éternelles

de la culture intellectuelle et morale. C'est pourquoi nous devons veiller à l'équilibre académique en maintenant, quelle que soit l'évolution du monde, le centre de gravité d'une université dans ses Facultés morales. Et nous aimons sentir celles-ci dans notre vieille Académie où elles sont à leur place et d'où elles rayonnent depuis si longtemps. Toutefois, elles commencent de s'y trouver à l'étroit. Elles réclament de nouvelles salles de travail et de bibliothèque, et vous sourirez peut-être d'apprendre que des professeurs de nos hautes Facultés font preuve de grande stratégie quand il s'agit de conquérir un corridor, une cave ou un galetas devenu miraculeusement vacant dans un des vétustes immeubles de la Cité!

Il y a, vous le voyez, un réel problème universitaire que notre canton se doit d'aborder sans retard. Depuis vingt-cinq ans le nombre des étudiants ne cesse de s'accroître et nous constatons, avec satisfaction, que sur les mille six cents élèves actuellement inscrits, on compte environ cinq cents Vaudois et cinq cents Confédérés. C'est donc pour notre pays, avant tout, que l'Université travaille et sollicite des installations et des instituts plus modernes. Si nous avons relevé des insuffisances, nous n'en ferons pas le reproche à nos autorités qui n'ont cessé de se soucier de ces questions, en s'efforçant d'y répondre. Mais le budget ordinaire de l'Etat ne permet pas d'entreprendre de grandes constructions. Le moment est venu d'étudier un plan général des besoins universitaires et d'envisager sa réalisation par étapes successives.

Mais il est temps de conclure.

Le premier acte de notre rectorat est de jeter un cri d'alarme. Nous savons que les autres universités suisses rencontrent les mêmes difficultés que nous, mais que leur appel a été entendu. Pouvons-nous espérer qu'un mouvement généreux et compréhensif s'éveillera de nouveau chez nous en faveur de notre Université dont l'avenir dépend de ce qui lui sera consenti? Notre Aima Mater doit rester l'âme du Pays de Vaud qui lui demande, comme l'a si bien défini le regretté Paul Perret, «de former, avant tout, des hommes, des hommes instruits et cultivés, capables dans le désarroi des idées qui caractérise toutes les époques de transition,

de discerner le vrai et le bien, de guider leurs concitoyens, d'éclairer la route, des hommes qui, ayant eu le privilège de goûter aux sources du savoir et de la beauté, sauront comprendre le rôle d'éducateurs qui les attend dans une démocratie, sauront faire fructifier les biens spirituels dont on leur a confié la garde, des hommes courageux, des hommes libres enfin, et nous sentons tout ce que ces mots signifient aujourd'hui».

Mesdemoiselles et Messieurs les étudiants,

La dernière partie de ce discours vous est consacrée par tradition et par amitié. Ai-je besoin d'ajouter quelque chose à mon propos qui s'adressait à vous tout autant qu'à ceux de ma génération? Dès votre enfance, on n'a cessé de vous donner des conseils que vous avez plus ou moins acceptés et peut-être plus rarement suivis! Vous êtes, et vous nous le faites sentir, capables de juger maintenant par vous-mêmes. Je veux donc vous offrir simplement une citation, de Paul Valéry encore, que j'ai tirée d'un discours qu'il prononça le 13 juillet 1932 devant les élèves du Lycée Jansonde-Sailly. Il y est question de l'année 1887.

«En ce temps-là, il y avait dans les rues quantité d'animaux qui ne se voient guère plus que sur Tes champs de courses, et nulle machine. L'air était rigoureusement réservé aux véritables oiseaux. L'électricité n'avait pas encore perdu le fil. Les corps solides étaient encore assez solides. Les corps opaques étaient encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en paix, la physique était heureuse et ses repères absolus. Le Temps coulait des jours paisibles, toutes les heures étaient égales devant l'Univers. L'espace jouissait d'être infini, homogène et parfaitement indifférent à tout ce qui se passait dans son auguste sein. La Matière se sentait de justes et bonnes lois et ne soupçonnait pas le moins du monde qu'elle pût en changer dans l'extrême petitesse, jusqu'à perdre, dans cet abîme de division, la notion même de loi. Tout ceci n'est plus que songe et fumée, tout ceci s'est transformé comme la carte de l'Europe, comme l'aspect de nos rues...»

Ce temps est si peu lointain que des membres de votre famille et quelques-uns de vos professeurs l'ont connu. Jugez des changements intervenus dans l'ordre scientifique et jusque dans la vie quotidienne. L'évolution continue tout aussi rapide. Pour vivre et vous adapter constamment, pour rester maîtres des choses et vous affirmer vous-mêmes, vous aurez besoin d'une tension soutenue de votre esprit et de beaucoup de sagesse. Celle-ci ne s'apprend pas dans les livres et il ne sera pas donné à chacun de la posséder. Si la vie se charge de former les caractères, encore faut-il que le terrain soit préparé et la pâte déjà façonnée. C'est par l'harmonie de vos études, de vos sports et de vos loisirs, en accordant une part de votre temps à la lecture, aux arts et à la discussion et, si ce n'est pas trop demander, en méditant parfois, que vous arriverez à cette maturité qu'il est de votre devoir d'acquérir puisque vous êtes la génération directrice et créatrice de demain.