INSTALLATION DE M. LE PROFESSEUR M. BRIDEL EN QUALITÉ DE RECTEUR POUR LA PÉRIODE DE 1952 A 1954

LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ, LAUSANNE
F. ROUGE & Cie S. A. 1953

DISCOURS
DE M. LE PROFESSEUR MARCEL BRIDEL
RECTEUR ENTRANT EN CHARGE
Monsieur le Président du Conseil d'Etat, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Dans le programme d'une cérémonie d'installation, il est coutume de faire la place la plus large au nouveau recteur. On attend de lui un grand discours, dans lequel il développe abondamment ses vues sur l'Université.

La tâche est cependant moins facile qu'on ne pourrait le croire, car ou bien le recteur voudra renseigner le public sur toutes les questions que fait surgir l'administration de l'Université — et alors il sera contraint d'entrer dans d'innombrables détails, qui paraîtront vite fastidieux —, ou bien il se contentera de brosser une peinture à grands traits, mais alors il sera rapidement au bout de son exposé et ne saura trop comment occuper le temps que lui réserve et que lui assigne le protocole de notre cérémonie.

Je crains un peu d'être dans ce second cas. Car j'aurai tôt fait de vous peindre le tableau de l'Université de Lausanne, même s'il m'apparaît moins comme un tableau d'ensemble que comme une série de tableautins. En effet, ce qui caractérise notre Alma Mater vaudoise, c'est qu'elle est moins une grande école qu'un faisceau d'écoles ou de facultés particulières, qui n'ont ni unité de lieu, ni unité de temps, ni unité d'action. Administrativement,

nos facultés jouissent d'une assez grande autonomie; scientifiquement, elles vivent de leur vie propre, chacune faisant consciencieusement son travail dans le cadre de sa spécialité, et réduisant au minimum ses contacts intellectuels avec les autres facultés lausannoises.

Peut-être ne faut-il pas s'en étonner, ni surtout s'en affliger; car ce particularisme et ce cloisonnement sont la rançon des progrès de la science. En effet, plus la science s'approfondit, plus elle se spécialise. Les temps sont bien passés des humanistes, maîtres en plusieurs disciplines. A cinq cents ans de distance, le monde ne reverra pas un Pic de la Mirandole ou un Léonard de Vinci. Il n'est plus aujourd'hui de Dr Faust pour dire sur un ton emphatique ou désabusé:

«Habe nun, ach! Philosophie,
Juristerei und Medizin
Und leider auch Theologie
Durchaus studiert...»

Nous en prendrions facilement notre parti si la spécialisation n'était que l'effet du progrès scientifique; mais hélas! il semble bien aussi qu'elle s'accompagne de plus en plus de préoccupations étroitement professionnelles. Pressés d'entrer dans des carrières dont l'accès est très surveillé, nos étudiants sont souvent obsédés par la pensée du grade à conquérir. Leur Faculté exige d'eux des efforts longs et soutenus; ils n'ont pas le loisir d'être des dilettantes. Et, comme si l'école les avait suffisamment initiés aux humanités par huit ans de classes secondaires, l'Université ne fait rien pour perfectionner leur culture générale au delà du baccalauréat. Elle formera des théologiens, des historiens, des latinistes, des médecins, des physiciens et des juristes. Mais elle ne fera rien pour favoriser l'étude des lettres par le théologien, l'étude des mathématiques pures par l'élève des sciences commerciales ou l'étude des sciences naturelles par le futur avocat.

Et pourtant, elle possède les agents et les instruments de la plus haute culture. Ne devrait-elle pas les mettre à la disposition de tous ses étudiants? En d'autres termes, les étudiants d'une

faculté ne devraient-ils pas avoir accès aux ressources intellectuelles et scientifiques qu'offrent toutes les autres? Et les professeurs d'une faculté ne devraient-ils pas se faire entendre, à intervalles plus ou moins rapprochés, dans les auditoires des facultés voisines? Ce sont là de graves questions qui requièrent un examen long et minutieux. Un jour viendra peut-être où nos étudiants pourront, tout en faisant consciencieusement leurs études, acquérir des clartés dans des domaines très divers. Libérés alors de la domination exclusive de leur spécialité, ils la serviront d'autant mieux qu'ils en connaîtront exactement la place et la fonction dans le concert des sciences et des arts. Ce jour-là, notre maison méritera véritablement son beau nom d'Université, avec tout ce qu'il suggère d'universel.

A vrai dire, nous en sommes encore assez loin. Mais, en attendant, chacun de nous devrait saisir toutes les occasions de parler des choses qui lui sont familières, d'en parler en termes très généraux devant ce qu'on peut appeler le grand public de l'Université.

Pour introduire ainsi le profane dans ses propres préoccupations, je ne crois pas qu'il soit de meilleure méthode pour le spécialiste que d'aborder, de but en blanc, les fondements mêmes de sa science et d'en poser les problèmes de base.

Même si cette méthode a l'inconvénient que comportent toutes les généralisations et toutes les réductions à une très petite échelle, même si elle escamote bien des difficultés et expose celui qui s'en sert au reproche de superficialité, voire au reproche d'arbitraire, elle me paraît la meilleure, parce qu'en présentant les choses de très haut, elle permet de les faire voir dans toute leur perspective, et surtout parce que, de ce point de vue élevé, l'étranger verra mieux les confins de son territoire et de celui que lui montre son guide, parce qu'il apercevra mieux les sources qui leur sont communes et les mers mitoyennes où viendront se confondre leurs eaux.

C'est dans cette vue que —spécialiste comme un autre —je voudrais saisir l'occasion de vous montrer, Mesdames et Messieurs, les fondements des disciplines que j'ai l'honneur d'enseigner à

l'Université de Lausanne, comme professeur de droit public et d'institutions politiques comparées. J'aimerais même vous prier de m'accompagner un peu plus haut, et de sortir du cadre étroit de ces disciplines, pour en aborder en quelque sorte la philosophie et la considérer à travers le temps. Ce n'est pas que je veuille usurper le rôle de l'historien et du philosophe, mais parce que je crois que, dans l'ordre intellectuel, il y a peu de choses qui soient plus communes à tous les hommes que de philosopher. Si c'est philosopher que de se poser l'angoissante question du pourquoi et de la fin de toutes les choses, et particulièrement de celles qui nous tiennent le plus à coeur, de celles que nous avons pour mission journalière d'observer et d'expliquer!

Sous prétexte de vous introduire dans ma propre spécialité, qui a pour objet central l'Etat et le gouvernement des hommes, je vais donc m'enhardir à vous parler de la philosophie de l'Etat et du gouvernement ou plus exactement des grandes doctrines par lesquelles les philosophes et les penseurs, de l'antiquité jusqu'à nos jours, ont cherché à justifier la puissance publique, telle qu'ils la voyaient ou telle qu'ils la désiraient.

Pour aborder l'étude de l'Etat, deux méthodes sont possibles, qui ne s'excluent pas, mais se complètent. L'une est fondée sur l'observation des faits, l'autre sur la spéculation abstraite. Ces deux façons d'appréhender le problème apparaissent dès l'antiquité chez les deux plus grands philosophes d'Athènes: Platon et Aristote. Platon est le pur spéculatif, s'intéressant moins à l'Etat qu'à l'idée de l'Etat. Son grand mérite a été d'élever les esprits au-dessus des réalités terre à terre, pour diriger les regards vers la république idéale, cité de justice et de vertu. Son erreur a été de construire dans l'abstrait et, en proposant à l'homme un idéal de vie en commun, qui n'exclut pas des différences de classes sociales, de méconnaître grandement la valeur de l'individu.

Plus que Platon, Aristote est parti de l'observation des faits. Lui, le premier, constate que, de par sa nature même, l'homme est un être politique ( ), fait pour vivre en société.

Connaisseur des cités réelles, Aristote n'en conçoit pas moins la cité idéale, sans toutefois lui assigner une forme trop rigide, mais en la soumettant à une loi morale; car, pour lui comme pour Platon, la politique est une partie de l'éthique; elle est en quelque sorte l'éthique des gouvernants.

Bien qu'Aristote ait mieux compris que Platon la nécessité d'harmoniser le bien de la collectivité avec les besoins de chacun, c'est à d'autres cependant qu'il appartiendra d'insister sur la valeur de l'individu. En face de la puissance des grands, les stoïciens proclameront la liberté foncière de la personne humaine, en la fondant sur le droit naturel, c'est-à-dire sur une loi non écrite de justice et de raison, qui est antérieure et supérieure à l'Etat.

Il est très remarquable de constater qu'ainsi les quelques problèmes fondamentaux de l'Etat et du gouvernement sont posés dès l'antiquité.

Le christianisme ne bouleversera pas cette problématique de la cité terrestre; mais il la reliera à la cité de Dieu. Toute puissance vient de Dieu, dit saint Paul, et cette affirmation, qui fait à l'homme un devoir moral d'obéir aux princes, rappelle surtout à ceux-ci qu'ils sont des ministres de Dieu sur la terre et que, par conséquent, eux aussi ont des devoirs, dont il leur sera demandé un compte rigoureux.

Ces devoirs, le plus grand des philosophes scolastiques, saint Thomas d'Aquin, les précisera dans sa «Somme théologique», où, décrivant l'ordre hiérarchique de la création, il montrera d'abord la loi divine et éternelle qui régit tout l'univers. D'elle découle la loi naturelle, réminiscence des stoïciens transformée par le christianisme. Enfin, de la loi naturelle procède, ou plutôt doit procéder, la loi humaine, c'est-à-dire le droit positif. Les gouvernements sont institués pour le bien commun des sujets. Le prince qui s'écarte de la loi naturelle, et plus encore de la lex aeterna dei, perd son titre de légitimité.

Telle est la doctrine catholique de l'Etat, qui restera fidèle à elle-même au cours des siècles, à travers les pères jésuites, puis les encycliques papales, tout en montrant de grandes facultés d'adaptation.

Sur l'origine et le but du pouvoir, la pensée protestante ne me paraît pas avoir apporté au débat des éléments essentiellement nouveaux. Mais les réformés n'avaient pas craint d'opposer la volonté divine aux puissances terrestres. Leurs écrivains politiques allaient donc tout naturellement scruter les limites du pouvoir. Tel cet Hubert Languet, auquel on attribue un ouvrage au titre bien significatif, «Vindiciae contra tyrannos», paru à la fin du XVIe siècle. Plus tard le pasteur Jurieu, contemporain de la révocation de l'édit de Nantes, affirmera même les libertés des sujets contre le droit des princes. Ce levain de libération, que le protestantisme devait ajouter à la pensée chrétienne, aura des conséquences incalculables et contribuera beaucoup, avec le temps, à créer l'Etat moderne.

Mais, au siècle qui suit la Réformation, la réaction est une réaction absolutiste. Jusqu'alors, les penseurs avaient cherché la justification de la puissance publique dans la religion et dans la philosophie; mais, en général, ils n'avaient pas cru pouvoir en tirer une indication décisive quant au régime politique. Depuis Aristote, on répétait que l'Etat pouvait être monarchique, aristocratique ou démocratique. Ces trois gouvernements pouvaient être également légitimes: tout dépendait de la façon dont ils exerceraient le pouvoir; mais le choix de l'une ou de l'autre de ces formes politiques était abandonné au libre arbitre des hommes et n'était plus qu'une affaire d'opportunité. Cette vue se retrouve encore, à la fin du XVIe siècle, chez le Français Bodin, pourtant partisan convaincu de la monarchie. Au XVIIe siècle, au contraire, celle-ci prétendra à une supériorité quasi absolue, que Bossuet croira pouvoir tirer des «simples paroles de l'Ecriture sainte». Cependant, l'Anglais Hobbes la fondera sur un prétendu pacte, par lequel les hommes, libres à l'origine, seraient convenus de renoncer réciproquement à une liberté constamment menacée, de créer une personne collective — présentée d'ailleurs sous les traits d'un monstre redoutable, le Léviathan — et d'abandonner tout pouvoir au roi, tête du monstre.

Mais, pendant que la monarchie absolue cherchait sa justification dans des théories tendancieuses ou cyniques, qui la soustrayaient

au pouvoir du droit, déjà se fondait la grande école rationaliste qui allait aboutir à la destruction de la monarchie, et au nom de qui se ferait la Révolution française. J'ai nommé l'Ecole du droit de la nature et des gens qui, de Grotius à Jean-Jacques Rousseau, allait rencontrer l'adhésion de toute une pléiade de philosophes.

Au moyen âge et au XVIe siècle, la pensée politique avait presque invariablement cherché sa source première dans la foi chrétienne, catholique ou réformée. Peu à peu, la foi en Dieu est remplacée par le culte de la nature, dont la loi est révélée à l'homme par sa seule raison.

Le mérite de cette école, ce sera de chercher à donner un contenu précis au droit naturel. Cette tendance — rejoignant l'effort de libération de la pensée calviniste — aboutira à la Déclaration d'indépendance américaine et à la fameuse Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Mais, à force de chercher à codifier le droit naturel, plusieurs des adeptes de l'école rationaliste, finiront par y mêler toutes leurs fantaisies personnelles. D'autre part, pour avoir fait de la liberté la condition native de l'homme, et de la raison humaine la source exclusive du droit, ils en vinrent à penser que la puissance publique elle-même ne pouvait avoir d'autre origine qu'une origine contractuelle. De là le mythe de l'état de nature et la fable du contrat social, contes de fées à peine dignes de Perrault et des frères Grimm, qui pourtant séduisirent des esprits aussi réalistes que Hobbes, aussi sérieux que Locke, aussi profonds que Kant.

La légende du contrat social aura d'ailleurs pour effet de substituer peu à peu à l'idée d'une loi reçue, celle d'un droit librement élaboré par les hommes: avec Jean-Jacques Rousseau, le volontarisme triomphe sous la forme de la volonté dite générale qui régnera bientôt en souveraine, et au nom de laquelle la Révolution française prétendra exercer la terreur.

Les résultats de la Révolution n'en seront certes pas définitivement compromis; mais, victime de ses exagérations, la doctrine du droit de la nature et des gens tombera, dès le XIXe siècle, dans le plus complet discrédit et provoquera des réactions diverses:

l'utilitarisme en Angleterre, l'historicisme et l'hégélianisme en Allemagne, enfin et surtout le positivisme.

Il est superflu d'étudier ici les thèses essentielles du positivisme. Relevons simplement qu'il nie le droit naturel et se caractérise «par la réduction du droit au fait)), selon l'expression du professeur Waline. Dans ce système, où il ne devait plus y avoir de place pour la métaphysique, la question de l'Etat idéal se réduit à un réformisme purement expérimental.

Le XIXe siècle a encore donné naissance à la sociologie, dont le point de départ est déterministe: le comportement des hommes en société est déterminé (au moins en partie) par des rapports constants d'interdépendance dont il s'agit de découvrir la formule. La sociologie a déjà de fécondes observations à son actif, mais les découvertes de cette jeune discipline sont encore fragmentaires. Certains sociologues le reconnaissent et admettent volontiers que ce qu'on est convenu d'appeler les sciences morales, et notamment la science politique, comportent encore et comporteront peut-être toujours de nombreux problèmes dont la solution échappe à toute démonstration. Il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui, beaucoup de théoriciens de l'Etat se gardent comme du feu de faire une place à l'éthique et à l'idéalisme, au sens platonicien du terme, parce qu'ils craindraient d'être accusés de manquer d'esprit scientifique.

Cette primauté absolue de la science est proclamée de même par une doctrine, qui est à la fois une théorie historique et économique, une philosophie et un système politique; j'ai nommé le le marxisme.

Karl Marx, lui aussi, avait une certaine vue de l'histoire du monde, d'où il estimait pouvoir dégager une loi scientifique: la loi du matérialisme historique. Quelques réserves qu'on puisse faire sur l'exactitude de ses observations et la rigueur de ses conclusions, il est incontestable, que, par cette démarche de la pensée, Marx appartient bien à l'âge scientifique.

Mais ailleurs et dans les passages les plus saisissants de son oeuvre, quand il flagelle «l'homme aux écus» et qu'il stigmatise l'exploitation de l'homme par l'homme — il est un juge qui

applique, quoiqu'il s'en défende, des critères de morale transcendante et de justice commutative. Je n'ai pas l'intention de l'en blâmer, mais de relever simplement que ces critères ne sont pas d'ordre économique, qu'ils ne sont pas «scientifiques».

Et, dans sa partie constructive, Karl Marx est un visionnaire: la société sans classe, le communisme comme stade définitif de l'histoire —qui, jusqu'alors, a toujours été caractérisée par l'apparition puis la disparition des civilisations, au fur et à mesure des transformations économiques —, enfin le dépérissement et la disparition de l'Etat ne sont en réalité qu'une série de pronostics plus ou moins hasardeux. L'expérience les a-t-elle vérifiés? ou est-elle en train de les vérifier? Le moins qu'on puisse dire, c'est que la démonstration n'en a pas été faite d'une façon apodictique, et de manière à désarmer même les adversaires de bonne foi.

Ainsi, malgré de pénétrantes constatations objectives, la doctrine marxiste est, tout autant que d'autres, imprégnée de considérations éthiques et d'articles de foi. Mais le tour de force de Karl Marx, et plus encore de ses successeurs, a été de faire passer toutes ces affirmations pour des certitudes quasi mathématiques. Si bien que ses disciples, en lui accordant leur confiance, sont convaincus d'adhérer à des vérités scientifiques aussi indiscutables que la gravitation universelle.

Les positivistes rejetaient la foi pour la science. La foi s'est bien vengée, en empruntant le masque de la science.

Mais il est temps de faire le point et de discuter les résultats de cette rapide revue. Nous le ferons en reprenant quelques-unes des questions les plus élémentaires et les plus souvent agitées par nos philosophes.

Parmi ces questions, nous rencontrons tout d'abord celle du but de l'Etat. Pour les partisans du contrat social, elle était toute simple: le but de l'Etat se confondait avec le but du contrat, qui était — on le sait — une sorte de do ut des (donnant donnant).

Mais nous qui rejetons la théorie du contrat social et qui pensons avec Aristote que 1'Etat est un phénomène naturel et spontané, ne devrions-nous pas nous demander tout d'abord s'il y a un finalisme dans la nature humaine? Je ne sais, mais il me suffit de constater que 1'Etat suppose un gouvernement, c'est-à-dire une direction. Or, on conçoit mal une direction qui ne serait pas une marche vers un certain point, qui ne serait pas un pilotage. Sur quoi donc le pilote ou les pilotes vont-ils ou doivent-ils mettre le cap? Ainsi me paraît se poser, d'une façon toute pragmatique, la question du but de l'Etat.

A cette question, nous connaissons la réponse brutale de Karl Marx : Jusqu'ici, les gouvernants de tous les Etats ont toujours et partout gouverné dans l'intérêt exclusif de leur classe sociale. Cette réponse est une de ces généralisations massives dont Karl Marx avait le secret. Or, si l'histoire fournit incontestablement des exemples à l'appui de sa thèse, celle-ci n'a jamais été, à mon avis, proprement démontrée. Le serait-elle, d'ailleurs, que la question ne serait pas encore résolue, car autre chose est de savoir ce que les hommes sont, en fait, et autre chose ce qu'ils devraient être.

A vrai dire, en parlant de ce que les gouvernants devraient être, nous affirmons indirectement qu'il existe pour eux un devoir, ce qui suppose qu'on peut distinguer objectivement entre le bien et le mal. Je veux croire que vous me l'accorderez volontiers, et ne me répondrez pas, comme le héros d'un roman français du début de ce siècle: «Le bien et le mal sont des distinctions arbitraires.» J'observe simplement qu'ici déjà nous avons pris position dans un problème moral.

Si nous postulons qu'il existe un bien pour l'Etat, par rapport à quoi ce bien s'apprécie-t-il? ou par rapport à qui?

D'aucuns ont répondu que le bien de l'Etat c'est-à-dire son but —s'apprécie par rapport à ses gouvernants. C'était à peu près ériger en règle morale (ou immorale!) ce que Karl Marx prétendait constater comme un fait dans une société destinée à disparaître. Mais, pour certains adorateurs de la puissance, les puissants ont le droit de gouverner à leur profit, parce que la simple possession du pouvoir montre qu'ils sont les plus forts, c'est-à-dire les plus

intelligents, les plus énergiques, les plus décidés, donc les meilleurs. Il y avait de cela dans la philosophie de Hegel, et chez d'autres philosophes allemands du XIXe siècle. On sait à quelles aberrations ils ont conduit ceux à qui ils avaient enseigné à se croire des surhommes.

Mais si le but de l'Etat ne s'apprécie pas par rapport aux gouvernants, c'est donc qu'il doit s'apprécier par rapport aux gouvernés; et il faut ajouter: de tous les gouvernés, car si l'on faisait à priori des différences entre eux, on retomberait dans l'hérésie hégélienne que nous venons de condamner. En d'autres termes, nous adoptons tout simplement la notion aristotélicienne et thomiste du bien commun, comme raison d'être et fin première de l'Etat. Mais, à vrai dire, cette formule est encore incomplète. Nous verrons à la compléter dans un instant.

Il faut avouer d'ailleurs qu'en adoptant la notion du bien commun —ou, comme on dit plutôt de nos jours, du bien public —, on ne s'est pas encore beaucoup avancé. Car il reste à définir ce qu'on entend par le bien public. Or, non seulement cela dépend des circonstances et des possibilités, mais cela dépend aussi des époques, les exigences du bien commun étant infiniment plus grandes dans une civilisation développée et mécanisée que dans une société peu évoluée. La notion du bien commun varie aussi considérablement suivant les politiques. C'est un des points, par exemple, sur lesquels le libéralisme économique et le socialisme (même non marxiste) diffèrent le plus profondément. Parfois, ces divergences ne portent que sur les moyens à employer ou sur l'opportunité de certaines mesures pour atteindre le but, en lui-même incontesté. Il est clair que de telles divergences ne touchent pas aux fondements mêmes de l'Etat. Elles appartiennent à la politique pratique, et elles n'ont pas à nous retenir ici. Considérons simplement qu'en parlant du bien public, nous employons une expression extrêmement large, pour donner une solution de principe à un très vaste problème. 11 n'est matériellement pas possible d'entrer ici dans plus de détails.

Au reste, la grande règle du bien commun est une règle objective. Elle s'impose aux gouvernements, quels qu'ils soient, comme une

norme transcendante et hétéronome. A cela, le monde moderne a tenté de substituer la règle autonome de la volonté populaire. A première vue, il n'y a pas de contradiction entre l'une et l'autre; car le bien public, c'est le bien de l'ensemble, et l'ensemble, c'est le peuple; or, qui est-ce qui est le mieux placé pour connaître son bien propre, si ce n'est l'intéressé lui-même? En d'autres termes, c'est le peuple qui serait le mieux à même de décider ce qui convient au peuple.

Ce raisonnement serait tout à fait juste, s'il était démontré que l'être humain sait toujours discerner ce qui constitue son bien, et surtout s'il était vrai que la volonté populaire, exprimée par les scrutins, représentât toujours une «volonté générale», alors qu'elle n'est jamais que la volonté de la majorité. La primauté de la majorité, qui est de l'essence même des démocraties, s'impose par des raisons pratiques et parfois aussi par des considérations de justice. Il n'en demeure pas moins qu'elle ne saurait supplanter la vieille notion du bien commun, c'est-à-dire substituer à une norme objective un volontarisme purement subjectif; car la volonté qui n'est pas dominée par une loi morale risque de devenir, tôt ou tard, arbitraire et tyrannique. La démocratie elle-même ne saurait être certaine d'y échapper toujours.

Mais les exigences du bien public n'ont-elles pas de limite? D'aucuns l'ont nié, ou n'ont pas aperçu l'importance du problème. Et il semble bien que ce fut le cas de Platon, que la spéculation purement abstraite a conduit à des conclusions radicalement étatistes. Contre ce radicalisme platonicien, nous avons vu s'élever la théorie des droits individuels fille du stoïcisme, plus ou moins implicite dans le droit naturel scolastique, affirmée avec plus de vigueur par des héritiers de la Réforme, triomphant dans la déclaration de 1789 et dans toutes les autres déclarations des droits de l'homme.

Sans doute, la notion des droits de l'homme ne s'impose pas non plus avec la force de l'évidence, comme deux et deux font quatre. Elle suppose d'abord un choix entre le libre arbitre et le déterminisme, choix qui est d'ordre métaphysique. Et lorsqu'on a opté pour le libre arbitre, la croyance dans les libertés individuelles

suppose encore une adhésion de l'esprit et du coeur à l'idée de la dignité éminente de l'être humain, qui lui confère un droit naturel à la vie, à la sécurité et à la liberté. Il ne suffit pas de dire, comme les juristes positivistes du XIXe siècle, que c'est l'Etat qui crée les libertés, d'abord en les formulant dans sa constitution et dans ses lois, puis en leur assurant la protection du juge et du gendarme. Car cette explication est impuissante contre le totalitarisme. Mussolini ne prétendait pas autre chose lorsqu'il disait:

«Le fascisme est pour la liberté. Il est pour la seule liberté qui puisse être chose sérieuse, la liberté de l'Etat et de l'individu dans l'Etat. En effet, pour le fasciste, tout est dans l'Etat, et rien d'humain ni de spirituel n'existe, et a fortiori n'a de valeur, en dehors de l'Etat.»

En opposant à cette affirmation l'idée de droits innés à l'homme, qui s'imposent au souverain et que celui-ci ne peut que reconnaître et sanctionner, nous faisons encore un acte de foi. Mais c'est une foi qui a traversé des siècles d'histoire, résisté à d'innombrables régimes de tyrannie, pour venir finalement s'exprimer dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, que l'assemblée des Nations Unies a adoptée le 10 décembre 1948, après avoir considéré — ce sont les termes mêmes du préambule — «que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme une des plus hautes aspirations de l'homme».

Mais la croyance dans les libertés individuelles n'est pas encore suffisante pour tracer les limites du bien public; car autant il est nécessaire que celui-ci cède devant les droits fondamentaux de l'individu, autant il est certain que la poursuite du bien commun exige de nombreuses restrictions aux libertés de chacun.

En définitive, la tâche de 1'Etat est d'harmoniser l'un avec les autres, de trouver un juste équilibre entre la personne, la société et les groupes qui la composent. Tâche écrasante, qui requiert du législateur et de tous les gouvernants intelligence, scrupule et dévouement et, par-dessus tout, une véritable passion de la justice.

Car —et c'est là ma remarque principale —il me paraît impossible de fonder une saine doctrine de l'Etat si l'on n'a pas foi en la justice comme en la régulatrice suprême des relations humaines.

Je dis bien: si l'on n'a pas la foi; car on ne démontrera pas scientifiquement l'existence d'une justice transcendante, mais on peut y croire. A vrai dire, de nos jours, cette foi subit de rudes assauts, les sociologues se plaisant à discerner surtout, dans les manifestations de la justice humaine, des partis pris, des préjugés, des superstitions et des intérêts plus ou moins conscients, plus ou moins déguisés. Mais ici encore on ne saurait nier l'idéal en lui opposant la réalité, comme si, dans un monde imparfait, la réalité pouvait être autre chose qu'une approximation de l'idéal, une approche, mais une approche seulement.

Si la croyance en une justice transcendante ne peut être considérée comme une vérité évidente, la négation de cette justice est tout aussi discutable. Dans ce débat, où s'affrontent deux opinions aussi conjecturales l'une que l'autre, ceux qui croient à la justice, comme on croit à l'Esprit, sont en bonne compagnie, avec les plus grands philosophes de l'antiquité, avec tous les partisans du droit naturel, avec les penseurs chrétiens et avec l'Evangile lui-même, qui fait de la justice la quatrième des béatitudes.

Hélas! la notion de justice est encore plus générale et plus vague que la notion du bien public. Je ne prétends pas qu'elle soit facile à informer et à appliquer; je dis seulement que la République sera bien gouvernée dans la mesure où les hommes d'Etat et le peuple tout entier seront possédés du désir d'être toujours justes.

Mais qu'arrivera-t-il si les gouvernants manquent de justice, si même le législateur fait des lois injustes?

Une doctrine séculaire du droit naturel enseignait que, si les sujets étaient opprimés par un souverain tyrannique, leur dernier recours était la résistance et même l'insurrection. Je ne crois pas qu'on puisse échapper à la logique de cette conclusion, même en démocratie. Encore faudrait-il préciser que la révolte (comme la guerre) est un moyen désespéré. Pour le rendre légitime, il ne suffit pas, bien entendu, que le gouvernement commette des

injustices; car qui n'en commet jamais? Non, il faut qu'il soit, en quelque sorte, en état de péché mortel, par une injustice criante, persévérante, irrémédiable et proprement monstrueuse, qui seule peut justifier la révolte, malgré les maux que celle-ci risque d'entraîner.

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Vous serez peut-être surpris d'entendre un homme de science faire de semblables références à l'indémontrable et de tels appels à la foi. Mon propos est simplement de vous montrer que les premières questions que pose la doctrine de 1'Etat ne peuvent pas toutes être résolues par l'observation des faits et par le raisonnement déductif.

Mais ces questions ne peuvent pas rester ouvertes; sinon la doctrine entière manquerait de base et vous resteriez éternellement hésitants. Or, pas plus que devant le problème de la destinée humaine, vous ne pouvez rester indécis devant le problème de l'Etat, puisque l'Etat, ce sont les citoyens, puisque l'Etat, c'est vous.

«Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix, car vous ne savez pas s'ils ont tort et s'ils ont mal choisi. Non, direz-vous, je les blâmerai d'avoir fait non ce choix, mais un choix: et celui qui prend croix, et celui qui prend pile ont tous deux tort; le juste est de ne point parier. Oui, mais il faut parier, cela n'est pas volontaire; vous êtes embarqué!»

Vous venez de reconnaître une pensée de Pascal. Pardonnez-moi si je me retranche ainsi derrière une haie de grands hommes. Quand on ne parle pas le langage de l'évidence, on a besoin de s'appuyer sur de nombreuses autorités.

Je ne crois pas superflu d'ajouter que, s'il est inévitable d'adopter un certain nombre de postulats indémontrables, l'observation des faits nous permettra peut-être de vérifier a posteriori certaines de nos prémisses. Ayant admis, par exemple, que la réalisation du

bien public est le but premier de l'Etat, demandons à l'historien et au sociologue si beaucoup d'Etats n'ont précisément pas péri parce que ce but y était systématiquement sacrifié à l'intérêt d'un homme ou d'une oligarchie? Je pense que nous ferions de nombreuses vérifications analogues à propos de gouvernements qui ont disparu pour avoir durablement violé les droits individuels du citoyen. Ces expériences ne sont sans doute pas une preuve absolue de l'exactitude de nos postulats, mais elles sont de nature à fortifier nos convictions.

Je vous ai parlé de ces choses, parce que je pense qu'elles ont une large portée. Pour tous les étudiants, elles font partie de cette culture générale qu'il serait bon de leur dispenser. Pour les étudiants en droit, elles ont une utilité immédiate ; en effet, elles appartiennent aux prolégomènes du droit public et constitutionnel. Quant à savoir de quels développements ces principes de base sont suivis pour eux, et à quelles conclusions pratiques ils les conduiront dans l'interprétation de la constitution de leur pays, ce sont des points trop spéciaux ou trop techniques pour qu'il soit convenable d'en parler dans cette chaire, à l'occasion de cette cérémonie.

Précisons simplement que, si nous ne pouvons éviter de prendre parti dans des questions qui échappent à la connaissance positive, l'objectivité nous fait aussi un impérieux devoir d'exposer impartialement à nos étudiants les opinions différentes de la nôtre et de leur expliquer les motifs de notre choix. Plus tard, et au fur et à mesure que se développeront les conséquences de ces prémisses, la loyauté consistera, tout en les rappelant, à montrer à quelles conséquences, souvent divergentes, on aboutirait en partant de prémisses opposées.

Mais, à vrai dire, au lieu d'un discours-programme, je crois bien vous avoir fait une leçon. N'en accusez, je vous prie, que ma déformation professionnelle. Il m'est tellement plus facile de parler en professeur, comme j'y suis accoutumé, que de tenir le langage du recteur, comme il faudra bien que je m'y habitue! Et puisqu'il

est quand même décent que je fasse, au moins dans ma péroraison, une allusion à mes fonctions nouvelles, permettez-moi de conclure par une comparaison qui n'est sans doute pas raison, qui n'est peut-être même pas très raisonnable, mais que je crois pouvoir risquer en toute modestie.

Je vous ai beaucoup parlé de l'Etat, c'est-à-dire de la collectivité générale. Mais il y a des collectivités particulières qui ont aussi leurs organes et leurs pouvoirs. L'Université en est une, et je vais présider à son gouvernement. Dans cette tâche redoutable, je m'efforcerai de toujours avoir en vue le bien commun des professeurs et des étudiants. J'ai le désir sincère de rendre à chacun ce qui lui revient légitimement (cuique suum) et surtout j'ose espérer que la justice m'éclairera.

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