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LA CONDITION CORPORELLE DE L'HOMME

DISCOURS RECTORAL
PRONONCÉ LE 15 NOVEMBRE 1956
A L'OCCASION DE L'OUVERTURE SOLENNELLE
DE L'ANNÉE ACADÉMIQUE PAR
N.-A. LUYTEN, O. P.

De nos jours l'homme est incontestablement le thème central de la réflexion philosophique. Certes, de tous les temps l'homme a été intrigué par le problème qu'il est lui-même; mais jamais peut-être, ce problème n'a été posé avec une telle insistance, avec une telle angoisse même, que de nos jours. C'est à la lumière de cette situation que nous voudrions examiner ici un des aspects les plus problématiques en même temps que les plus essentiels du phénomène humain; nous voulons dire sa corporéité. Plus nous affirmons la spiritualité de l'homme, et plus problématique, plus troublant même devient le fait de sa condition corporelle. Que peut bien signifier un corps pour un être qui par le plus intime de lui-même appartient à l'ordre du spirituel? En d'autres mots quelle est la signification du corps dans une conception spiritualiste de l'homme?

Le problème est loin d'être nouveau. Platon l'a posé avec toute la netteté voulue, et proposa sa fameuse vision de l'homme, esprit déchu, pour lequel le corps

est une prison, expression tangible de sa déchéance 1. A vrai dire cette conception platonicienne est plus qu'une opinion philosophique propre à un auteur ou à une époque: c'est comme un leitmotiv que nous retrouvons tout le long de l'histoire de la pensée humaine. Nous sommes même en présence ici d'une telle constante historique, que l'on ne peut s'empêcher de voir dans la doctrine qui s'affirme avec une telle persistance l'indication d'un noyau de vérité.

Depuis la prise de position de Platon, les tentatives pour rendre raison de l'énigme humaine n'ont pas manqué. Depuis les conceptions franchement matérialistes et mécanistes, pour lesquelles le corps est la vraie réalité humaine, l'esprit n'étant qu'une espèce de reflet falot, un épiphénomène 2, jusqu'aux vues les plus tyranniquement spiritualistes, en passant par les différentes nuances intermédiaires, toutes les solutions ont été essayées. Signalons plus spécialement celle de Descartes 3, à laquelle on reproche à juste titre son dualisme outré, mais dans laquelle on méconnaît trop souvent l'effort méritoire de sauvegarder la spiritualité de l'homme, en face d'un mécanisme menaçant.

Devant une telle situation on peut se demander s'il n'est pas oiseux de reprendre un problème qui, à force d'avoir été traité par tant de générations, semble

devoir être épuisé à fond. Et pourtant, rien n'est moins vrai. Il nous semble incontestable que ce problème séculaire est posé de nos jours avec une insistance toute neuve et, ce qui plus est, avec des perspectives nouvelles. C'est le propre des grands problèmes philosophiques de s'affirmer à travers les vicissitudes de la pensée humaine avec une constance inlassable, se renouvelant pourtant à chaque génération et ne s'épuisant jamais. Il n'est pas difficile de le montrer pour notre problème. Le dualisme cartésien ou le mécanisme épiphénoméniste ont pour ainsi dire disparu de l'horizon contemporain. La réalité humaine apparaît de nouveau dans son unicité indéniable, mais aussi dans sa complexité évidente. On a compris qu'on ne saurait voir l'homme comme un esprit planant en quelque sorte au-dessus d'un corps, tel que l'avait conçu un Descartes ou un Kant 4, ni, encore moins, comme une machinerie corporelle compliquée, qui sécréterait des pensées dans sa partie la plus perfectionnée 5. L'accent est de nouveau fortement mis sur l'unité foncière de l'homme, sans toutefois méconnaître la dualité typique qui le caractérise. On parle volontiers de nos jours de l'homme comme d'un esprit incarné 6, résumant dans cette formule aussi bien

la complexité de son être: esprit et corps, que son unité: le corps n'est corps que par l'incarnation de l'esprit, et, l'esprit n'est tel qu'en tant qu'il s'incarne dans un corps. A entendre ces formules on pourrait se croire revenu à la conception aristotélico-thomiste de l'unité substantielle du corps et de l'âme.

Toutefois, il faut se garder de rapprochements qui seraient tout aussi fallacieux que superficiels. Sans doute l'esprit incarné des modernes n'est-il pas trop éloigné «termmologiquement» du «corps et âme» des anciens. Que le corps trouve son équivalent dans l'incarnation est trop évident pour que l'on y insiste. Peut-être est-il moins inutile de faire remarquer que le terme «incarné» comme qualificatif a un avantage manifeste sur le terme corps, qui risque trop de s'opposer non seulement à la façon d'un substantif grammatical, mais encore comme une substance au sens réel du mot, à une âme qui lui serait extérieure. Le dualisme cartésien a montré à l'évidence que le danger de cette terminologie «corps et âme» n'était pas illusoire.

D'autre part le terme esprit insiste plus encore que le mot âme sur le caractère spirituel de la réalité humaine. La terminologie actuelle semblerait donc plus adéquate encore que celle que la sagesse grecque et chrétienne avait forgée pour exprimer le statut ontologique de l'homme. Mais à y regarder de plus près, on ne peut s'empêcher d'avoir des doutes sérieux quant à la valeur de la formule en vogue. Car bien que l'esprit y soit nettement mis en évidence, il est

permis de se demander ce que devient la notion d'esprit dans cette conception existentialiste de l'homme. Un esprit qui est essentiellement incarné, à tel point qu'il n'a guère de sens en dehors de cette condition corporelle, n'a en réalité de l'esprit que le nom. La vraie notion de l'esprit telle qu'une longue tradition philosophique l'a élaborée, se caractérise par son indépendance essentielle par rapport à la matière et donc par rapport à la corporéité. A cette lumière un esprit incarné au point de n'avoir de sens que dans les limites de cette incarnation, doit apparaître comme une contradiction dans les termes.

Nous voilà replacés avec toute l'insistance voulue devant le problème crucial qui n'a jamais cessé de hanter l'esprit de ceux qui réfléchissent à l'homme. Ou bien l'on tient compte de la corporéité évidente de l'homme, et alors on risque de compromettre sa spiritualité. Ou bien, l'on prend au sérieux cette spiritualité — comme le faisait, par exemple, Platon —, mais alors quel est encore le sens de sa corporéité? C'est exactement à la discussion de ce problème, tenant compte des données de la pensée contemporaine, que je voudrais vous convier ici.

Cherchons d'abord une base solide pour nos réflexions. La polarité corps-esprit est-elle une donnée vraiment irrécusable de la réalité humaine? N'est-il pas possible d'éviter le difficile problème de la dualité dans l'homme, en réduisant celui-ci à une réalité simple, dans laquelle l'apparente dualité serait résorbée dans une unité parfaite?

Il semble bien que toutes les tentatives entreprises pour réduire la réalité humaine à une formule simple aient échouées. Même un idéalisme extrême ne saurait réduire l'homme à une pure pensée: au sein même de notre connaissance la présence du corps se fait sentir, et la connaissance sensible introduit une impureté irréductible dans l'idéalisme le plus farouchement spiritualiste 7. Il semble bien que de ce côté toute tentative de réduire l'homme à une formule simple soit d'avance vouée à l'échec. D'ailleurs le fait de notre corporéité est d'une évidence trop immédiate et trop massive pour qu'on puisse l'éliminer par des finasseries de l'esprit. Aussi l'analyse phénoménologique contemporaine a-t-elle raison de nous montrer le corps présent jusqu'aux démarches les plus intimes de notre pensée 8.

Mais s'il est impossible de réduire l'homme au seul esprit, est-il tellement exclu de le réduire à la seule corporéité, et de trouver sa signification totale dans l'immanence de son corps? L'entreprise pouvait paraître prometteuse, surtout depuis que la perspective évolutionniste semblait nous montrer l'homme comme l'aboutissant d'un processus de perfectionnement corporel.

A cette lumière, une vue si pas nettement matérialiste, au moins purement biologique de l'homme semblait devoir être possible 9.

Or — et c'est là une des acquisitions de la pensée contemporaine — il s'est avéré que même en se plaçant à un point de vue aussi exclusivement biologique que possible, la spiritualité de l'homme loin d'être éliminée, s'affirme avec une évidence incontestable. Les considérations développées surtout par Gehlen 10 montrent que les catégories purement corporelles qui rendent compte de l'existence animale, ne sauraient suffire à expliquer l'homme. Malgré tous les rapprochements de détail qu'on peut faire entre le corps animal et le corps humain, l'homme porte dans son corps même la marque d'un facteur qu'on ne saurait réduire au pur corporel. A ne considérer que le corps humain, nous serions obligés à conclure qu'un être, tel que l'homme, ne saurait survivre dans la lutte pour l'existence. Gehlen a exprimé cela dans la notion, à vrai dire un peu forcée, de «Mangelwesen» 11.

L'homme est caractérisé dans sa constitution corporelle par des «déficiences». Alors que l'animal naît équipé pour la vie, l'homme est à sa naissance si dépourvu de moyens pour s'assurer l'existence, que l'on a pu parler d'état fétal 12. Là où les animaux ont une constitution corporelle les rendant aptes à un mode de vie bien défini dans un milieu bien déterminé, l'homme est surtout caractérisé par une absence de spécialisation, à tel point qu'avec une pointe d'exagération, on l'a qualifié de désespérément inadapté (hoffnungslos unangepaßt) 13. Une pareille constitution corporelle devrait vouer l'homme à une disparition certaine. Si, malgré ces multiples «déficiences», l'homme survit — et même mieux que les autres animaux —, c'est qu'il y a manifestement un autre facteur que la constitution corporelle qui explique l'existence humaine. Ce n'est pas au plan des instincts qu'il faudra chercher ce facteur, puisque à ce plan encore — qui est près de la sphère corporelle organique — l'homme est moins bien équipé que l'animal. Rien chez lui de la sûreté étonnante des réactions instinctives de l'animal. Les poussées instinctives chez l'homme sont presque encore moins déterminées que la conformation de son corps. Pour expliquer la survie de la race humaine il faut de toute nécessité avoir recours à un facteur qui puisse de façon active diriger et déterminer le corps insuffisamment adapté à un mode de vie spécial. Un facteur

donc qui serait complémentaire par rapport à la «déficience» de la constitution corporelle humaine, et dans ce sens distinct du corps, quoique constituant un unique principe d'action avec lui. Une fois admis ce facteur supra-corporel, l'indétermination corporelle de l'homme loin d'être une déficience pure et simple, nous apparaît au contraire comme un immense avantage. L'indétermination en effet prend alors le sens d'une plasticité, d'une adaptabilité, d'une ouverture aux possibilités les plus variées de l'existence. La main humaine manque singulièrement de spécification. Mais cette «infériorité» par rapport à l'animal se révèle bientôt une supériorité immense, puisque l'usage de la main comme instrument d'un principe directeur permet les actions les plus variées et les plus complexes.

Il serait sans doute exagéré de vouloir identifier sans autre ce principe directeur et spécificateur de l'action humaine, avec l'âme spirituelle de la tradition. Mais on ne saurait nier une convergence frappante entre les caractéristiques de ce principe postulé par la biologie, et l'âme humaine de la philosophia perennis. En effet, comme l'âme spirituelle, ce principe, de par les fonctions qu'il doit exercer, tout en ne rentrant pas dans les catégories corporelles, est néanmoins si intimement lié au corps qu'il préside aux actions de celui-ci et en détermine intimement l'orientation et la spécification. Il doit donc être un principe actif par excellence, déterminant puisqu'il remédie à l'indétermination du corps, d'une richesse pour ainsi dire infinie, puisqu'il domine

et dirige la plasticité du corps dans des activités d'une diversité sans nombre. Ce serait une tâche intéressante de retrouver par ce biais biologique, tous les traits de la spiritualité de l'âme mis en lumière par une réflexion philosophique plusieurs fois séculaire 14. Mais cela nous mènerait trop loin, et déborderait le cadre que nous nous sommes proposé ici. Nous voudrions nous borner à relever combien, dans cette perspective biologique, l'unité de l'homme, dans la complexité indéniable de sa structure, nous apparaît avec une évidence accrue. L'esprit est tellement investi dans le corps, que celui-ci en porte la marque évidente jusque dans sa constitution même. En effet, les «déficiences» du corps humain ne sont, comme nous venons de l'indiquer, que des manifestations «en creux» de l'esprit, puisqu'aussi bien, un tel corps n'est intelligible — même biologiquement —

que par l'esprit qui le complète non pas du dehors, mais en le constituant. On pourrait même dire que la distinction entre corps et esprit devient ici très problématique, puisque l'esprit en un sens ne fait qu'un avec le corps qu'il anime. Tout le problème de la corporéité de l'esprit humain rebondit ici. D'une part c'est la considération du corps lui-même qui nous oblige à postuler l'esprit pour que le corps humain ait un sens, biologiquement parlant. Triomphe sans pareil du spiritualisme. Mais, à y regarder de plus près, ce triomphe risque de lui être fatal. Car dans cette perspective l'esprit nous apparaît essentiellement comme fonction du corps. Puisque toute la signification de l'esprit semble s'épuiser dans la formation et la direction du corps, on peut se demander à juste titre ce que devient dans ce contexte la spiritualité de ce soi-disant esprit. L'esprit n'est-il pas caractérisé par son indépendance par rapport â la matière, comme l'ont bien mis en lumière les arguments classiques tirés de l'analyse la plus scrupuleusement exacte et la plus lucidement pénétrante de notre connaissance intellectuelle 15 ?

Nous voilà bien ramenés à l'alternative angoissante qui fait le fond de notre débat. Dès que l'on prend au sérieux la corporéité de l'homme, sa spiritualité semble devoir être absorbée par le corps, au point de ne plus avoir d'esprit que le nom. Un spiritualisme conséquent ne doit-il donc pas avoir comme loi première de mettre

l'esprit à l'abri du corps, comme le faisait par exemple Descartes? Mais alors, devrons-nous, contre toute évidence, nier la présence essentielle du corps dans notre conception, si spiritualiste soit-elle de l'homme? La phénoménologie moderne, surtout dans sa forme existentialiste, n'a pas plus résolu ce problème que ne l'ont fait avant elle les conceptions philosophiques qu'elle combat. Si, au plan de la conscience — de la subjectivité comme on aime dire — elle a bien mis en lumière l'incarnation de l'esprit — avec le risque déjà signalé de pousser si loin l'engagement de l'esprit dans la matière qu'il devient difficile de reconnaître ici une vraie spiritualité —, à un plan plus large le dualisme subsiste entier entre le corps sujet, atteint directement par notre conscience, et le corps objet dont nous sépare toute la distance à jamais infranchissable entre l'en-soi et le pour-soi 16.

Une solution valable devra respecter l'unité fondamentale de l'homme, affirmant fortement sa vraie spiritualité, tout en rendant raison de sa corporéité. N'est-ce pas la quadrature du cercle? Si l'unité de l'homme est le postulat fondamental, qui nous est imposé par l'expérience la plus authentique, cela ne signifie-t-il pas que nous devrons réduire la dualité dans l'homme à une signification dernière, unique? Mais ce que nous avons vu jusqu'ici semble exclure une telle possibilité. En effet: l'esprit sera-t-il compris en fonction du corps?

Ce serait réduire l'esprit au corps, et donc en définitive le nier. Le corps sera-t-il par contre à comprendre en fonction de l'esprit? Mais comment l'esprit pourrait-il justifier l'existence de ce qui s'oppose à lui? Car le corps en tant que tel semble bien être la négation même de l'esprit. En effet, le corps est caractérisé par sa matérialité, alors que l'esprit au sens le plus vrai du mot, n'est tel que pour autant qu'il dépasse et transcende les lois de la matière. Alors que le monde matériel est caractérisé par la juxtaposition et l'extériorité, par les catégories spatiales, nos idées nous campent dans un monde sans extériorité, où les significations se pénètrent et s'enchevêtrent, un monde de pure intériorité ramassée sur elle-même. Les catégories du temps et de l'espace sont dépassées par la synthèse intemporelle et aspatiale de notre entendement. Sans doute, les auteurs contemporains qui insistent sur l'incarnation de l'esprit auraient de sérieuses objections contre ce dépassement du temps et de l'espace par notre pensée. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail d'une telle discussion. Nous voudrions seulement faire remarquer que même au plan de l'analyse phénoménologique, la philosophie traditionnelle nous semble avoir plus finement saisi les nuances les plus subtiles de notre vie consciente, que ne le fait la description, pourtant très perspicace, des modernes. Plus spécialement, elle a mieux relevé la marge d'indépendance par rapport à la matière, que révèle notre pensée (et aussi notre volonté) dans son activité la plus propre 17.

L'esprit se définissant ainsi par son indépendance vis-à-vis de la matière, quelle pourrait bien être la raison qu'a l'esprit de s'incarner? de se compromettre avec le déterminisme de la matière, alors que son essence la plus authentique est d'échapper à ce déterminisme?

On comprend que Platon ait voulu expliquer le corps non comme complément naturel de l'esprit, mais comme une entrave à son plein épanouissement. D'ailleurs, notre expérience la plus immédiate ne nous montre-t-elle pas combien notre condition corporelle peut peser sur la liberté de notre esprit? Ceci apparaît avec toute l'évidence voulue dans des cas de maladie ou de lésion corporelle. Pensons à toutes les déficiences mentales qui ont leur racine dans des tares corporelles. Mais il ne faut pas nécessairement recourir à des cas où un corps malade opprime l'esprit. Sans maladie aucune, par le simple fait de son être matériel, notre corps pèse sur l'esprit et l'enchaîne. L'expérience nous livre des exemples innombrables où notre condition corporelle apparaît comme une entrave à notre activité spirituelle. Pour ne citer qu'un exemple des plus frappants: ne connaissons-nous pas tous des gens qu'une vitalité biologique intense rend imperméables aux valeurs spirituelles? N'est-il pas évident dans des cas pareils que le corps est vraiment une entrave pour l'esprit? Alors, comment comprendre le corps à partir de l'esprit? L'esprit ne se contredit-il pas lui-même en s'incarnant? Une telle contradiction interne est évidemment

loin d'être une explication plausible de notre condition corporelle.

Nous aurions tort toutefois de ne relever dans notre expérience humaine que les seuls cas où notre condition corporelle se révèle comme une entrave à l'esprit. Ne pouvons-nous pas aligner à côté de ces expériences négatives, un nombre tout aussi grand — si pas plus grand —d'expériences où le corps apparaît en harmonie avec l'esprit, ayant pour lui une signification positive? Déjà l'existence même de l'esprit semble conditionnée par le corps; car c'est par la naissance du corps que l'esprit devient présent au monde. Et tout le long de notre existence le corps nous apparaît comme un instrument de choix, à la disposition de l'esprit. Pensons à nos sens qui ouvrent è l'esprit les accès au monde, et lui permettent d'y déceler les significations, d'y contempler la vérité et la beauté. N'est-ce pas encore le corps qui permet à l'esprit d'humaniser le monde, à travers l'art et la technique? Et plus fondamentalement encore: le corps lui-même n'est-il pas déjà expression de l'esprit? Notre visage, nos gestes, notre tenue expriment et disent ce que nous sommes, au spirituel. Ce n'est pas une pure métaphore de dire que l'oeil est le miroir de l'âme; avec une immédiateté intuitive nous voyons les dispositions de l'âme dans les yeux de notre interlocuteur. Ici encore on pourrait sans peine multiplier les exemples montrant avec l'évidence la plus incontestable, combien le corps a une signification positive pour l'esprit: que ce soit

comme instrument, comme fondement, comme expression ou comme symbole. La littérature existentialiste abonde en descriptions de cette harmonie, cette connivence intime entre le corps et l'esprit.

Mais alors une solution du problème soulevé semble s'amorcer. En effet si le corps a une signification positive pour l'esprit, saisissable au niveau de l'expérience phénoménologique, ne pourrons-nous pas à partir de là, découvrir la signification positive, plus profonde, ontologique du composé humain?

Avant de poursuivre cette idée, rappelons-nous qu'elle ne peut nous donner directement qu'une solution partielle. Car, même si nous arrivons à comprendre la signification positive du corps pour l'esprit, le problème de leurs relations négatives subsiste entièrement. Ou plutôt, confronté avec la valeur positive qu'a le corps pour l'esprit, l'aspect négatif perd son caractère d'opposition absolue. Le corps n'est plus simplement obstacle, il devient ambigu, c'est-à-dire qu'il est, en face de l'esprit, valeur et obstacle, aide et entrave, à la fois. Notre problème s'en trouve modifié, mais n'en subsiste pas moins. En effet, toute «ambiguité» nous pose devant un problème. Autant une phénoménologie peut choyer l'ambiguïté et s'y complaire 18, autant une philosophie de l'être se doit de la réduire à une cohérence et à une synthèse dernières. Non pas en niant l'ambivalence

trop évidemment présente dans notre expérience, mais en la résorbant dans une synthèse supérieure.

Voilà donc le vrai problème à résoudre dans l'antinomie: esprit-corps. Face à l'esprit, le corps est ambigu: il a valeur positive, et négative. Comment expliquer cette ambiguité? Dans une philosophie de l'être —qui est, par le fait même une philosophie optimiste — il est plus plausible de comprendre le négatif à partir du positif, que l'inverse.

Partons donc de la signification positive qu'a le corps pour l'esprit, dans notre effort de solution. Il n'est pas trop difficile de transposer cette signification positive du plan phénoménologique, où nous l'avons rencontrée, au plan de l'être. Rien de contradictoire, en effet, à ce qu'une réalité d'ordre supérieur, mette son empreinte sur une réalité d'ordre inférieur et la pénètre. Sans cesser d'être ce qu'il est, l'esprit s'installe dans la matière 19 et fait participer le monde matériel à sa propre perfection, dans une synthèse originale. Il n'y a en effet pas de contradiction pure et simple entre le monde matériel et le monde spirituel. Certes les deux se distinguent par des caractères plus ou moins opposés qui semblent s'exclure. L'esprit est caractérisé par sa spontaniété active; la matière par son inertie

passive; l'esprit est intériorité, la matière extériorité; l'esprit est personnel, la matière anonyme. Mais nous devons bien nous garder de réduire toute la signification de l'esprit et de la matière à cette opposition schématique. Alors même que la matière est un mode d'être déficient par rapport à l'esprit et inférieur à lui, elle n'en a pas moins sa valeur et ses possibilités propres qui n'auraient pas de sens dans un pur esprit. Ainsi la matérialité peut fournir un appoint à l'esprit. Par le fait de son corps, l'homme est capable de sentiments, d'affectivité, même de connaissances qui dans le pur spirituel seraient impossibles. Dans la diffraction de la toute-perfection divine dans les créatures, la réalité matérielle a elle aussi sa portion de perfection à exprimer. L'esprit a beau lui être supérieur, il ne remplace pas purement et simplement la perfection matérielle. Se joindre à la matière ne signifie donc pas seulement pour l'esprit déchéance, mais aussi enrichissement. L' esprit restant ce qu'il est, s'associe un mode de perfection qui, quoique de niveau inférieur au sien, n'en a pas moins une valeur bien réelle. Sans doute cet engagement dans la matière signifie un certain «abaissement» de l'esprit. Se faisant corps, il n'a ni la simplicité, ni la lucidité du pur esprit. Son être-esprit est intrinsèquement orienté vers le mode d'exister matériel, et il s'en ressent fatalement. Non pas que dans l'incarnation l'esprit serait englouti par la matière; il lui est essentiel de la transcender, même en s'y engageant. C'est d'ailleurs ce que montre une analyse consciencieuse de notre réalité

humaine. L'engagement de l'esprit dans le corps se manifeste surtout par la dominance de l'esprit. Transposant cette expérience au plan ontologique, saint Thomas l'exprime dans la formule métaphysique lapidaire: Anima esl quae habet esse 20. C'est l'esprit qui existe en premier (non temporellement, mais d'une priorité de nature); le corps existe en vertu de l'esprit et comme par participation à son être.

Le mode d'existence corporel qui d'une certaine manière signifie une diminution pour l'esprit, lui procure donc en même temps une extension originale de son être dans la sphère du matériel. En s'adjoignant ainsi la réalité corporelle, l'esprit ne fait pas que perdre. Il y gagne toute la gamme des valeurs typiquement corporelles, voire matérielles. Car par son action dans la matière, à travers l'art et la technique, l'homme prend possession de la réalité matérielle, la pétrit d'esprit, en un mot l'humanise.

De tout ceci, il appert que le corps a vraiment une

signification positive pour l'esprit. Nous pouvons dire que le corps n'est autre chose que la présence de l'esprit au monde matériel, avec tout ce qu'implique cette présence. Rappelons en effet que l'esprit est présent au corps et cela de la façon la plus intime, par une vraie identité. Il ne s'agit pas sans doute, d'une identité pure et simple. Entre le corps et l'esprit une certaine opposition est tout aussi réelle que l'identité. Nous pouvons nommer cela avec la tradition une identité de complexité, ou encore une unité substantielle à polarité interne entre des principes substantiels, telle que la conception hylémorphique de l'homme la conçoit 21. Notons peut-être à ce propos que la dernière composition, celle où nous touchons l'irréductibilité des principes constituants, n'est pas entre le corps et l'esprit, puisque le corps en tant que formé et animé, c'est-à-dire en tant que corps, est déjà le fait de l'esprit. C'est le principe de pure déterminabilité substantielle, que la tradition appelle matière première, qui représente le pôle de la matérialité dans sa pureté à l'intérieur du composé humain. Le corps ne s'oppose donc pas formellement à l'esprit en tant qu'il est formé par lui, en tant que l'esprit se manifeste et s'exprime en lui; mais, en tant qu'il délimite la sphère matérielle que l'esprit transcende, tout en l'assumant 22. Voilà, semble-t-il,

l'expression aussi adéquate que possible du statut délicat et subtil de l'esprit incarné que nous sommes, et donc en même temps la réponse à notre problème.

Mais des difficultés subsistent. Comment rendre compte dans la perspective développée ci-dessus, des expériences qui nous montrent le corps comme entrave de l'esprit? Si l'esprit est vraiment transcendant, malgré son immanence au corps, ne doit-il pas dominer le corps du haut de sa position de supériorité ontologique? Comment comprendre alors que le corps puisse entraver l'esprit, puisqu'il dépend de ce dernier dans sa constitution comme dans son action.

La réponse à cette question nous permettra de mieux saisir la signification et la portée exacte de la transcendance de l'esprit, que nous défendons ici.

D'abord cette transcendance ne signifie nullement que l'esprit serait étranger au corps. Bien au contraire, c'est précisément dans et par sa présence au corps que l'esprit manifeste sa transcendance. C'est en tant qu'il informe et anime le corps, qu'il manifeste et affirme clairement sa plus-value ontologique. Mais cette supériorité n'est pas tant une suprématie automatiquement donnée, qu'une domination à exercer, conformément à la nature propre de l'esprit qui est autonomie et spontanéité. Une suprématie pour ainsi dire passivement

acceptée dans la constitution même de son être ne saurait suffire à l'esprit, qui est essentiellement acte et donc actif. Sa supériorité par conséquent ne sera pas seulement donnée ontologique, mais réalisation active. Il serait donc faux de vouloir retrouver la supériorité de l'esprit comme une pure donnée, automatiquement réalisée dans le composé humain. L'esprit ne saurait être pure donnée passive; de par sa nature la plus intime, il est appelé à l'autoposition et l'autodétermination. Non pas, certes, dans un sens absolu, ce qui signifierait une création au sens strict du mot, impossible à l'homme. Mais dans le sens relatif, et pourtant très vrai, de notre autonomie humaine, manifestée avec l'évidence la plus indéniable dans nos actes libres.

Ceci revient à dire que la domination de l'esprit sur le corps n'est point une suprématie acquise une fois pour toutes par le pur fait de notre spiritualité, mais une tâche à accomplir par la puissance de notre esprit. Il s'en suit que la supériorité ontologique de l'esprit n'entraîne pas automatiquement une domination absolue et parfaite du corps, de façon qu'aucune désharmonie ne soit possible. Car où il y a une tâche à accomplir, la possibilité d'un échec est donnée par le fait même. L'affirmation de sa supériorité sur le corps étant une tâche pour l'esprit, il peut donc y faillir. Et nous voyons se dessiner une alternative qui pourrait expliquer l'ambiguïté problématique à laquelle nous nous étions heurtés. N'est-il pas plausible, en effet, de mettre en parallèle la réussite ou l'échec de l'esprit

dans sa tâche de dominer le corps, avec la valeur positive ou négative que prend le corps pour l'esprit. Là où l'esprit réussit à imposer sa domination, le corps lui serait complément et aide; tandis que là où l'esprit relâche ou résigne sa domination, le corps lui deviendrait obstacle et entrave; car du fait même la loi de la matérialité prendrait le dessus et submergerait, pour ainsi dire, l'autonomie spirituelle de l'homme. Selon qu'il est au service de l'esprit ou non, le corps prendrait valeur positive ou négative dans la synthèse humaine. Par là, le problème que nous posait l'ambiguïté du corps face à l'esprit, semble être résolu.

Pour plausible que soit cette explication de notre condition corporelle, elle n'est pas exempte de difficultés. Si, en effet, nous admettons cette solution, il en résulte que chaque fois que le corps est une entrave pour l'esprit nous devrions l'expliquer par une défaillance de l'esprit. N'est-ce pas aller trop loin? Dirons nous, par exemple, que chaque maladie résulte d'une défaillance de l'esprit, qu'elle est par conséquent psychogène, voire coupable?

Une telle position peut paraître absurde; elle n'en est pas moins tenue par des psychiatres et des médecins de valeur 23. S'il nous est permis d'élargir un moment notre horizon philosophique par une brève allusion à la révélation, il semble bien qu'en dernière analyse, toute

infirmité corporelle doive s'expliquer par une déchéance de l'esprit. La doctrine chrétienne du péché originel ne nous enseigne-t-elle pas que toutes les tares corporelles, y compris la maladie et la mort, sont les suites d'une défaillance décisive du premier homme? Cette vérité de notre foi peut jeter une certaine lumière sur notre problème. Elle nous explique entre autres que si la primauté de l'esprit nous paraît parfois singulièrement compromise par notre condition corporelle, cette perspective faussée est le fait d'un bouleversement fondamental qui a dérangé l'équilibre et l'harmonie dans l'homme. Elle nous fait comprendre en outre, que la déchance ou la tare corporelle, tout en provenant d'une faute de l'esprit, ne doit pas nécessairement avoir son origine dans une défaillance personnelle. Elle peut avoir sa source dans une faute de nos ancêtres, comme d'ailleurs les faits bien connus des tares héréditaires, nous le confirment avec toute l'évidence voulue.

Si nous retournons maintenant à notre perspective philosophique, faisant abstraction de la révélation, il semble plutôt risqué d'interpréter chaque déficience corporelle comme résultante d'une défaillance de l'esprit. Car la supériorité ontologique de l'esprit ne change pas la nature propre du corps qui, lui, est soumis aux dangers résultant de sa condition matérielle 24. On peut même dire: plus le corps est un instrument délicat

et perfectionné, et plus il sera vulnérable. On pourrait objecter que le corps est assumé par l'esprit, et devrait donc participer à l'immunité de l'esprit par rapport aux forces matérielles. Nous ne disons pas que la chose soit impossible. La force de l'esprit peut être tellement marquée qu'elle entraîne le corps. Il n'est pas difficile d'en donner des exemples 25. Mais nous ne les trouverons que chez des hommes qui par une longue discipline sont parvenus à imposer la loi de l'esprit au corps lui-même. D'ailleurs hâtons-nous d'ajouter que jamais nous ne rencontrons sur cette terre un homme chez qui le poids du corps ne se fasse sentir d'une façon ou d'une autre. Les plus grands esprits ont parfois été le plus cruellement éprouvés par la maladie; et nul homme, si spirituel soit-il, n'échappe à la mort. Faut-il y voir un démenti cruel et décisif infligé à notre conception spiritualiste de l'homme? Est-ce l'écrasement définitif de l'esprit sous le poids de la matière? Nous ne le croyons pas. Si l'esprit s'incarne, il est normal qu'il assume la condition charnelle, qui est exposée à la maladie, à la déchéance, à la mort même. Mais l'esprit qui accepte cette condition et l'assume avec toute la force de son vouloir, subira la loi de la maladie et même de la mort, non en vaincu, mais en vainqueur. On ne fait pas violence à celui qui accepte; on n'opprime pas

celui qui se soumet. A cette lumière, nous comprenons que la supériorité de l'esprit s'affirme avec plus d'éclat, là où un regard superficiel la croirait la plus compromise. Qui de nous n'as pas connu ces hommes qui, à travers une déchéance corporelle, causée par la maladie, ont acquis une énergie spirituelle étonnante? Et combien de fois en face de la mort, se révèle d'une façon aveuglante, la supériorité de l'esprit, qu'on aurait cru éteint.

Paradoxalement, c'est en acceptant sa condition corporelle jusque dans ses dernières conséquences, usque ad mortem, que l'esprit affirme sa transcendance de façon suprême et définitive. En effet dans la mort l'esprit ne succombe point à la loi de la matière, il n'est point entraîné dans le néant par la corruption du corps. La mort est pour lui dans un sens très vrai, libération et révélation de son être le plus authentique. Au lieu d'être le triomphe définitif de la matière, la mort est bien la consécration décisive de la transcendance de l'esprit.

Ajoutons toutefois que ce triomphe presque trop parfait de l'esprit est de nature à nous laisser perplexes. Qu'en est-il de la signification positive de notre corps si toutes ces valeurs corporelles ne sont que des phénomènes éphémères, condamnés à disparaître à jamais pour faire place à une survie toute spirituelle. Ce triomphe exclusif du spirituel, ne le ressentons-nous pas comme un amoindrissement? N'appréhendons-nous pas spontanément d'être dépaysés dans un monde de spiritualité pure? Certes, on peut ne voir dans cette appréhension qu'un réflexe bien compréhensible d'un

esprit à tel point familiarisé avec les conditions corporelles et contaminé par elles, qu'il s'y complaît au point de redouter leur amission.

Les spiritualistes à outrance ne manqueront certes pas de donner une telle interprétation, et considéreront comme déviation notre appréhension spontanée de l'exclusivement spirituel. N'est-il pas plus vraisemblable d'y voir une réaction saine de notre nature humaine qui ressent comme amoindrissement et amputation l'amission de la sphère corporelle avec toutes les valeurs qui nous y sont chères. Notons d'ailleurs que la révélation vient confirmer l'exactitude de ce sentiment spontané, en nous enseignant que le corps est appelé à participer aux destinées éternelles de l'homme. Cette perspective de la résurrection, ouverte par la foi, nous laisse entrevoir une solution définitive, non seulement théorique, mais réelle, du problème soulevé. Dans l'état d'ultime achèvement, auquel nous sommes appelés, le corps ne sera plus marqué d'ambiguïté. Sans rien perdre de sa valeur propre — bien au contraire — il n'aura aucune incidence négative sur l'esprit. Car celui-ci aura définitivement acquis une domination parfaite sur toutes les forces corporelles, grâce à Celui qui est pur Esprit, et qui sera «tout en tout 26. »

Si ces dernières considérations nous ont mené en dehors des limites de la philosophie, elles n'en éclairent pas moins d'une lumière éclatante les perspectives

philosophiques que nous avons dessinées. N'est-il pas réconfortant de voir comment la révélation divine vient confirmer la conception optimiste de l'homme que notre recherche nous a révélée?

Notre condition corporelle, telle qu'elle nous est apparue dans ces pages n'est ni une énigme ni un scandale. Une conception spiritualiste de l'homme n'est nullement amenée à déprécier le corps. Bien au contraire. C'est seulement à la lumière du primat de l'esprit que le corps prend son vrai sens et sa valeur profonde. Certes, notre condition corporelle a des incidences négatives sur notre spiritualité. On ne saurait l'ignorer; et il serait encore plus ridicule de vouloir le nier. Mais même là où le corps s'oppose à l'esprit, il permet de mieux mettre en valeur — comme nous avons vu — la transcendance de ce dernier et de marquer ainsi la primauté du spirituel 27.

Nous espérons avoir montré qu'une saine conception spiritualiste de l'homme ne nous invite nullement à renier notre condition corporelle comme une tare regrettable, mais au contraire de l'assumer comme une valeur originale de notre existence humaine. Puissent ces quelques réflexions contribuer à répandre une vision optimiste et harmonieuse de l'homme, dont notre monde contemporain a tant besoin.

APPENDICE I

Qu'il nous soit permis de revenir ici sur un aspect du problème soulevé, que nous n'avons pu développer dans notre discours, d'une part faute de temps, d'autre part parce que nous ne voulions pas entrer dans des discussions trop techniques. Il nous semble essentiel d'en dire du moins quelques mots en forme d'appendice.

Les lecteurs avertis auront sans peine reconnu que tout le long de notre exposé nous nous sommes inspirés de la doctrine thomiste de l'unicité de la forme, appliquée au composé humain. Or, on ne peut se cacher que précisément dans une telle perspective, le problème de la corporéité de l'homme devient particulièrement inquiétant. En effet si l'âme spirituelle est le principe formel unique dans le composé humain, l'esprit, et lui seul, doit être source de toute détermination, même corporelle, dans l'homme. Mais alors comment le corps pourra-t-il s'opposer à l'esprit? Puisque le corps est formé par l'esprit, dire qu'il s'oppose à ce dernier, n'est-ce pas en dernière analyse, affirmer que l'esprit s'oppose à lui-même, et donc qu'il se contredit? N'allons-nous donc pas, avec cette conception, au devant de difficultés inextricables?

On pourrait être tenté d'éviter ces difficultés en renonçant à la doctrine de l'unicité de la forme, qui semble se heurter ici à des faits qui lui infligent un démenti éloquent. L'opposition si marquée, qui existe entre le corporel et le spirituel, n'est-elle pas un indice évident d'une pluralité réelle à l'intérieur de l'homme? Il pourrait donc sembler que la doctrine de la pluralité des formes soit mieux en harmonie avec les faits les plus évidents de la réalité humaine. En effet si l'on admet que le corps relève d'une forme distincte de l'esprit, on comprend aisément une opposition entre les deux, opposition qui semble être inconcevable dans la théorie de l'unicité de la forme.

On ne saurait nier cet avantage de la théorie de la pluralité de formes. Mais à y réfléchir on se convainc vite que cet avantage est bien douteux. En effet, nous n'avons considéré ainsi qu'un aspect du problème humain, à savoir sa complexité. Or plus encore que la complexité, l'unité de notre être humain s'impose avec l'évidence immédiate d'une expérience fondamentale. Dans une discussion serrée et subtile avec les averroïstes, saint Thomas revient toujours à ce fait fondamental, et il ne se lasse pas d'opposer cette évidence la plus authentique, aux argumentations les plus spécieuses de ses adversaires. Hic homo singularis intelligit 1: cet homme individuel, avec toutes les particularités corporelles qui le caractérisent est celui-même

qui intellige. Cette évidence immédiate, vécue, existentielle 2, Saint Thomas en fait avec une assurance tranquille le fondement de toute sa pensée. Qu'on lise ces pages lumineuses, imprégnées du plus solide bon sens et de la plus subtile pénétration philosophique, et l'on se convaincra facilement à quel point la doctrine de l'unicité de la forme s'impose. A vrai dire affirmer que l'homme est un être, une substance, et dire qu'il a une forme substantielle est presque un pléonasme. Sacrifier l'unité fondamentale de l'homme pour expliquer sa complexité, comme le fait la doctrine de la multiplicité des formes, c'est vouloir résoudre une difficulté en sacrifiant une évidence. Mauvais procédé, qui, malheureusement, est trop fréquent en philosophie.

Mais si nous écartons ainsi la théorie de la multiplicité des formes, la difficulté reste entière. Comment la corporéité qui procède de l'esprit peut-elle s'opposer à lui?

Commençons par remarquer que la doctrine de l'unicité de la forme, telle que la propose la tradition thomiste est parfois conçue de façon trop simpliste, comme si la forme unique excluait purement et simplement tout

apport d'autres «formes». Une telle conception peut sembler plus conforme à l'idée profonde de l'hylémorphisme; nous croyons au contraire qu'elle en méconnaît la vraie signification. Si d'une part le principe de matérialité (matière première) doit être conçu comme potentialité pure — ce qui postule précisément comme pendant l'unicité de la forme — il ne faut pas oublier d'autre part que cette potentialité de la matière n'est donnée qu'à travers une forme, c'est-à-dire à l'intérieur d'une substance matérielle déterminée préexistante. La matière première n'est donc disponible pour la nouvelle forme qu'à travers la forme précédente, qui du fait même devient «condition de disponibilité» de la matière. Il est donc logique que l'avènement d'un nouvel être matériel sera conditionné non seulement par la déterminabilité radicale de la matière première, mais encore par la disponibilité, assurée par la forme 3. L'expérience nous montre d'ailleurs suffisamment qu'on ne peut pas faire n'importe quoi de n'importe quoi, mais que telle substance déterminée ne peut être obtenue qu'à partir de telle substance préexistante. Ceci nous montre assez clairement que la forme précédente influe sur la nature de l'être engendré. Ceci contredit-il l'unicité de la forme? Nullement, pourvu qu'on ne perde pas de vue, que la nouvelle forme reprend à son compte tout l'apport des formes précédentes. L'unicité de la forme reste entière, puisque tout ce qui

relève de la forme antérieure et qui par conséquent lui était étranger, elle l'assume et le fait sien. Ainsi la substance nutritive du pain est assumée par l'homme; elle subsiste donc en quelque sorte dans l'homme, et marque ainsi une vraie continuité, qui, d'ailleurs apparaît de façon évidente à l'analyse chimique. Mais malgré cette continuité phénoménale qui fait que le pain persiste d'une certaine façon dans l'homme, il y a une discontinuité au plan ontologique, puisque ce qui était formellement inanimé, pain, devient formellement homme. La doctrine de l'unicité de la forme est l'expression technique de cette coupure ontologique entre les êtres qui se succèdent. Mais il est clair par tout ce que nous venons de dire, que cette coupure ontologique ne signifie point que la réalité soit décousue, qu'il n'y ait aucune parenté entre les êtres qui se suivent. Ainsi, pour donner un autre exemple, dans la perspective évolutionniste, l'homme est un être absolument nouveau, radicalement différent de l'animal, mais néanmoins marqué par son ascendance animale.

A la lumière de ces considérations, il devient possible de mieux comprendre comment «le corps» peut contrarier l'esprit, tout en émanant de lui. Chaque être matériel porte en lui — d'une certaine façon — sa propre contradiction, puisqu'il peut ne pas être ce qu'il est (par le fait de la potentialité pure de la matière première). Ceci est une servitude inscrite dans la constitution même de l'être matériel. En forçant à peine la note, on pourrait dire que constitutionnellement chaque

réalité matérielle est partiellement aliénée d'elle-même. En effet dire qu'elle comporte dans sa constitution un principe d'indétermination, signifie qu'elle ne coïncide pas purement et simplement avec elle-même, qu'elle n'est donc pas absolument identique à elle-même, puisque dans son être constitutif même, elle porte l'amorce et le germe de sa propre destruction. Mais ceci ne joue pas seulement dans la direction de l'avenir. Un être matériel n'est pas seulement ce qui peut être autre chose; c'est aussi ce qui était autre chose. Et ce passé lui est présent à travers la matière première, qui charie avec elle, d'une certaine façon, l'acquis antérieur. Nous avons vu en effet que la matière première ne pouvait jouer son rôle que pour autant qu'elle est disponible sous une forme déterminée. Ceci veut dire que la pure potentialité de la matière première n'entre dans la constitution d'un être matériel, que conditionnée par la forme antérieure. Ce conditionnement ne cesse pas purement et simplement par l'avènement de la nouvelle forme. Certes, formellement toute détermination dans l'être nouveau relève ontologiquement de la nouvelle forme. Mais puisque cette forme est liée à la matière, à travers cette dernière elle subit l'influence des formes antérieures, qui lui ont fourni la matière. Ainsi ce qui lui est formellement étranger, détermine l'être matériel (in ordine causae materialis), de façon intrinsèquement constitutive. L'hérédité n'en est-elle pas un exemple frappant. Mes parents qui sont en dehors de mon être, déterminent néanmoins cet être de la façon la plus

intime. Et on peut dire la même chose —servatis servandis — de la nourriture que je mange, du climat dans lequel je vis, des influences cosmiques que je subis. Dans un sens très vrai chaque être matériel est fonction de son milieu, jusque dans son être le plus intime. Comme être matériel je ne possède pas une intériorité fermée sur elle-même; je suis livré à l'extériorité qui d'une part pénètre mon être le plus intime, et d'autre part m'entraîne d'une certaine façon dans la dissolution de la multitude, dans l'espace et le temps.

Cette extériorité, qui est caractéristique de la matérialité, nous aidera à mieux comprendre comment une certaine opposition, un certain conflit même, est la règle dans un être matériel. En effet, qui dit extériorité dit juxtaposition, et par le fait même une certaine opposition. La gauche s'oppose à la droite, le haut au bas, etc. Cette «opposition» qui de soi est infime dans le pur homogène (qui n'existe d'ailleurs que d'une façon relative), se corse dans la mesure que l'on s'élève à des modes d'être plus riches, qui tranchent sur l'homogénéité amorphe. C'est un fait d'expérience bien connu, que les êtres deviennent plus parfaits à mesure qu'ils se différencient. Comparons la simplicité relative d'un cristal, avec la complexité du vivant; le schéme fondamentalement additif — et donc «répétitif» — de la plante avec la différenciation de structure de l'animal 4;

l'accroissement de la différenciation enfin au fur et à mesure que nous montons dans la hiérarchie des animaux, et nous nous rendrons compte à quel point la différenciation croissante est le signe autant que le corollaire manifeste d'une supériorité dans l'être.

Mais avec la différenciation croissante, c'est aussi l'opposition qui est plus marquée, et qui devient la condition autant que l'expression de la supériorité du mode d'être. Dans une étude fort intéressante Buytendijk a montré comment une opposition interne, un antagonisme est caractéristique pour la forme animale en tant qu'elle est supérieure à la plante. Et c'est en fonction de cet antagonisme plus ou moins prononcé, qu'il établit la hiérarchie du monde animal. Il faut lire ces considérations intéressantes pour se rendre compte à quel point la constitution même de l'animal n'est possible que sur la base d'antagonismes. Et plus l'animal est supérieur, plus ces antagonismes sont marqués 5.

Il y a là plus qu'une constatation de fait. Spontanément nous sentons que cette corrélation ne peut pas être fortuite, mais qu'elle exprime une loi profonde de la réalité matérielle. Et cette conviction spontanée ne nous

trompe pas. En effet, si l'étendue est un attribut fondamental de la réalité matérielle, il faut de toute nécessité que le perfection d'être de tel ou tel être matériel se manifeste à travers l'étendue, c'est-à-dire dans la dispersion. La différenciation qualitative plus grande est donc en soi une expression d'une richesse d'être plus grande. Mais en vertu du caractère fondamental quantitatif de l'être matériel, cette richesse doit pour ainsi dire s'étaler, et donc se disperser. Or, comme nous l'indiquions plus haut, cette dispersion comporte nécessairement une certaine opposition. Il serait faux d'ailleurs de donner d'emblée à cette opposition relative une signification purement négative. Elle est au contraire hautement positive, comme nous le voyons clairement dans la structure de l'organisme. Ce n'est qu'à travers la diversité des organes que l'organisme peut exister et vivre. Seulement, ce fait éminemment positif, entraîne fatalement des incidences négatives. La diversité entraîne la possibilité de conflit. Dans le vivant ce conflit n'est que trop évidemment manifesté par le fait de la maladie et de la mort. N'oublions d'ailleurs pas que les influences extérieures, qui normalement sont assumées et assimilées par le vivant, risquent toujours d'imposer comme une trop grande dose d'extériorité au vivant, au point qu'il ne pourra plus l'assumer dans l'intériorité (d'ailleurs relative, comme nous avons vu) de son être propre. Un animal écrasé par Je poids brutal d'une pierre, ou dévoré par la chaleur du feu, ce ne sont que des cas extrêmes dans lesquels l'extériorité se

fait si pesante et si massive que le vivant n'arrive plus à imposer sa loi d'unité. L'usure normale d'un organisme en interaction avec son milieu nous montre le même phénomène à une échelle réduite, qui, sans anéantir la vie, en diminue pourtant l'intensité. C'est toutes ces considérations combinées qu'il faut avoir devant l'esprit, pour comprendre à quel point l'opposition et la contradiction peuvent habiter le vivant, sans détruire pour autant l'unité de son être. Certes cette unité est une unité toujours menacée, minée par le dedans et par le dehors, portant en son sein le germe de conflits, de déchéances, même de destruction. Mais au lieu de comprendre celles-ci comme des émanations d'autant de formes différentes et opposées, nous y voyons la marque de l'infirmité d'être, qui est constitutivement inhérente au statut ontologique précaire de l'être matériel.

Ce que nous venons de dire de l'être matériel en général et de l'organisme vivant en particulier, s'applique manifestement à l'opposition, au conflit, que nous trouvons à l'intérieur de l'homme. En assumant le corps, l'esprit assume toute la marge d'extériorité, d'aliénation, de conflit que le statut corporel implique. Ceci signifie donc pour lui qu'il s'engage dans tout le jeu d'opposition et de conflit impliqué dans la matérialité et la corporéité. Mais il y a plus. A ces antagonismes propres à tout organisme, vient s'ajouter l'antagonisme majeur entre le corps et l'esprit, dont nous avons suffisamment traité plus haut. On peut parler dans ce contexte d'une

certaine aliénation de l'esprit. Mais comme c'est l'esprit même qui assume cette sphère de corporéité dans son être, toute cette zone d'extériorité et d'aliénation lui devient, d'une façon paradoxale, propre. Elle est sienne dans le sens plein du mot, dans l'unité substantielle de son être. Mais cette unité est une unité diminuée, intrinsèquement minée par tout ce qu'elle comporte d'apport et d'influence extérieurs. Avons-nous tort de préférer cette conception nuancée, et respectueuse du statut humain adéquat, à la solution malgré tout assez brutale et simpliste d'une multiplicité de principes substantiels, contredisant l'évidence la plus solide dc l'unité humaine? Nous laissons au lecteur de juger.

APPENDICE 2

On pourra nous opposer sans doute tous les cas de déchéance humaine, les tares, les maladies, les déficiences corporelles et mentales, qui semblent contredire de la façon la plus cinglante notre optimisme spiritualiste. Nous avons déjà. montré plus haut que ces déficiences sont un risque inhérent à la condition humaine. Mais il y a plus.

Notre révolte même en face de ces déficiences, n'estelle pas un témoignage éloquent en faveur de la plusvalue de l'esprit? C'est bien parce que nous sommes convaincus de la supériorité de l'esprit, que nous nous scandalisons de voir l'esprit opprimé, bafoué, brimé, écrasé. Et si l'on insiste, que le scandale n'en subsiste pas moins, nous rappelons qu'aucune de ces situations angoissantes ne saurait prouver l'écrasement définitif et final de l'esprit par la matière.

Le définitif ne se réalise pas pour l'esprit dans sa condition corporelle actuelle. On ne peut donc parler d'un échec de l'esprit en se basant sur la seule vie présente. Même un esprit qui n'a dans cette vie aucune possibilité d'éclosion et d'épanouissement, n'en perd pas pour autant sa transcendance. Elle n'est que mise en veilleuse,

opprimée par le poids d'un corps taré, mais se révélera dans toute sa valeur après être libérée des entraves corporelles (le corps étant, dans des cas pareils, davantage entrave et moins instrument de l'esprit).

Rappelons-nous d'ailleurs, dans toute cette question, que les déficiences révoltantes que nous montre l'humanité, ne sont en dernière analyse, aux yeux de la foi, qu'une manifestation bouleversante de la déchéance coupable d'un esprit qui avait été appelé aux plus hautes destinées divines. N'oublions pas que l'humanité concrète est pétrie de grâce, pour le meilleur et pour le pire. Plus notre destinée est élevée, et plus la déchéance devient terrible. Les pires tares sont, à cette lumière, une manifestation de la déchéance humaine, en même temps que — et, davantage, sans doute — un avertissement pressant nous inculquant la tâche impérieuse, de vivre selon les exigences de l'esprit et de la grâce.