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INSTALLATION DE M. LE PROFESSEUR GILBERT GUISAN

EN QUALITÉ DE
RECTEUR
POUR LA PÉRIODE DE 1960 A 1962
LIBRAIRIE PAYOT
LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
LAUSANNE 1960

DISCOURS
DE M. LE PROFESSEUR GILBERT GUISAN
RECTEUR ENTRANT EN CHARGE
Monsieur le Conseiller d'Etat, Monsieur le Prorecteur,

Les paroles que vous avez bien voulu m'adresser me touchent fort, et je vous en remercie. Je suis particulièrement sensible, Monsieur le Conseiller d'Etat, à votre confiant accueil et à votre allusion à un pays qui m'est cher. Et je vous sais gré, Monsieur le Prorecteur, de me dire que les labeurs du rectorat sont fugitifs non moins que ses sortilèges.

Sous le Pont Mirabeau coule la Seine...

Qu'importe, ou tant mieux, puisque, vous me le promettez,

La joie (viendra) toujours après la peine.
Mesdames, Messieurs,

Vous savez la gêne des enfants qui se voient pour la première fois. «Va jouer avec tes petits amis», ordonnent les parents, exaspérés par nature, et les petits amis préfabriqués s'approchent avec peine les uns des autres, s'observent sans sympathie, se taisent obstinés et resteraient longtemps encore prisonniers de leur inconfortable réserve, quand l'un d'eux laisse tomber un mot: «Bachibouzouk». Dès lors les visages s'éclairent, les langues se délient,

et bientôt aux joyeux et confiants bavardages succèdent les jeux empressés et les ris. C'est qu'un mot de passe a été prononcé, un mot qui donne accès à un trésor commun d'images, de personnages et d'aventures, qui offre en partage le monde merveilleux de Tintin, avec le chien Milou, le capitaine Haddock, les deux Dupont, et l'impayable professeur Tournesol. Ces mots de singulier pouvoir, qui rassurent et qui enchantent, qui rallient et qui transportent, ne sont autres que ceux-là mêmes de la poésie. Cette année, trois grands poètes sont entrés dans le royaume des ombres: Paul Fort, Pierre Reverdy, Jules Supervielle. Il m'a paru opportun de leur rendre hommage et, à travers eux, de célébrer les mérites et la nécessité de l'oeuvre poétique. Ce sera aussi, Monsieur le Prorecteur, ma manière de vous exprimer les sentiments de reconnaissance, d'amitié et d'admiration pour votre haute culture et votre grand coeur, que nous vous portons tous. Au lieu des compliments, que vous n'aimez guère,

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches...

Rassurez-vous, je m'en tiens là. Mais, Mesdames et Messieurs, les poètes, vous le savez, ne sont pas sans turbulence, et je ne serais pas étonné qu'une aussi fâcheuse fréquentation ne nous incite pour finir à des propos téméraires.

Paul Fort n'est sans doute pour vous, Etudiantes et Etudiants, que l'auteur de la Complainte du petit cheval blanc chantée par Brassens. Vous vous souvenez:

Le petit cheval dans le mauvais temps, qu'il avait donc du courage!
C'était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant.
Il n'y avait jamais de beau temps dans ce pauvre paysage. Il n'y avait
jamais de printemps, ni derrière ni devant.
Mais toujours il était content, menant les gars du village, à travers
la pluie noire des champs, tous derrière et lui devant. 1

Pour vos aînés, le nom de Paul Fort évoque tout d'abord l'âge d'or de la poésie moderne, ce XIXe siècle finissant qui éclate avec le Symbolisme en un prestigieux feu d'artifice, projetant avec une profusion sans égale les oeuvres, les manifestes, les revues. Verlaine et Mallarmé continuent d'écrire et se partagent les hommages de la «jeunesse aurorale», cependant qu'apparaissent et s'affirment de nouveaux talents, Verhaeren, Moréas, Claudel, Gide, Valéry, Jammes, Henri de Régnier... Parmi eux, Paul Fort n'est pas le moins créateur ni le moins intrépide. Encore potache au lycée Louis-le-Grand, ne fonde-t-il pas, à la grande indignation du proviseur qui l'en met à la porte, le Théâtre d'Art, machine de guerre dressée contre le Théâtre libre d'Antoine et l'esthétique naturaliste qui l'inspire —le Théâtre d'Art qui va lancer Maeterlinck, adapter à la scène Le Corbeau de Poe, le Concile féerique de Laforgue, Le Guignon de Mallarmé, et qui, repris quelques années plus tard par Lugné-Poe, deviendra l'illustre Théâtre de l'OEuvre? Ne publie-t-il pas, parallèlement à l'entreprise dramatique, une revue, Le Livre d'Art, qui peut s'enorgueillir d'avoir donné le texte intégral d'Ubu Roi, revue de quelques numéros, bien sûr, comme tant d'autres en ces années de joyeuse effervescence, mais qui sera bientôt suivie de Vers et Prose, dont la qualité et l'éclectisme (on y trouve Barrès et Apollinaire, Alain-Fournier et Carco, Romains et Marinetti) assureront l'existence et l'autorité incontestée jusqu'à la guerre de 1914? Comment encore ne pas associer au souvenir de Paul Fort celui de la Closerie des Lilas, ce haut-lieu de la poésie à l'orée d'un Montparnasse encore champêtre, que traversaient le soir «dans l'ombre taciturne» les charrettes des maraîchers? C'est là que Paul Fort tenait ses mardis, accueillant les poètes les plus divers avec une égale gentillesse et une sorte de malice ingénue, «un discernement matois», écrit Jules Romains, qui dans les Hommes de bonne volonté le décrit «homme subtil et fluet, serré dans une veste courte, noir comme un diable des pieds à la tête. Grand nez, grands yeux, grosses moustaches. Un épais couvercle de cheveux ayant sa charnière sur le côté, et retombant jusque sur l'oreille. Une haute cravate enroulée autour du col. Une voix nasale et boisée, qu'on distinguait de loin, parfois atténuée

en zozotements et en murmures. Homme du moyen âge, compère et conseiller d'un roi besogneux.» 1 Et du moyen âge aussi, son oeuvre qui unit la simplicité populaire des chansons de toile et les grâces des lais bretons, le lyrisme surveillé de Machaut et les mignardises de Charles d'Orléans! Mais pour chanter les rivières et les bois, elle sait retrouver les accents de Ronsard et de La Fontaine; elle se plaît encore aux enluminures d'un Gautier et d'un Bertrand; et après Musset elle ne craint pas de s'écrier:

Vive le mélodrame où Margot a pleuré.

Flâneries à travers la France, dans son histoire, dans ses provinces, dans les rues de sa capitale, les Ballades de Paul Fort, multiformes et polyphoniques, disent enfin et surtout la joie de vivre, trouvant partout motifs de bonheur et raisons d'espérance, et devant «la vision harmonieuse de la terre», elles invitent à l'universelle amitié:

Et ne voyez-vous pas que les hommes seraient dieux, s'ils voulaient m'écouter, laisser vivre leurs sens, dans le vent, sur la terre, en plein ciel, et loin d'eux! Ah! que n'y mettent-ils un peu de complaisance? Tout l'univers alors (récompense adorable!) serait leur âme éparse, leur coeur inépuisable. Et que dis-je? Ils ont tous le moyen d'être heureux. 2

Cette grâce de l'adhésion au monde, Pierre Reverdy ne l'a pas reçue : «La terre n'a jamais été solide sous mes pieds», dit-il, et il appartiendrait à la douloureuse famille des poètes maudits, s'il n'avait considéré avec tant d'attention critique l'impossibilité d'un accord avec la vie et s'il n'avait presque constamment tenté d'aller au-delà du lyrisme du refus ou de la révolte. L'un des inspirateurs de la téméraire et exaltante aventure esthétique qui s'est jouée entre 1910 et 1914 dans cet autre haut-lieu de l'art moderne que furent à Montmartre la rue Ravignan et le fameux Bateau-lavoir

de la place Emile-Goudeau, il s'efforce, comme Juan Gris, Braque, Picasso et Matisse, qui sont ses amis et qui illustreront ses poèmes, de faire d'une oeuvre un objet qui se suffise à soi-même et qui s'impose par la rigueur de ses structures, sans spéculer jamais sur la séduction des couleurs ni sur la sollicitation des rythmes. Ce théoricien d'une image qui doit être créatrice d'émotion pure refuse tout recours aux paradis artificiels et au «déréglement de tous les sens», écarte tout mot qui n'est pas du langage ordinaire, ne se prête jamais aux télescopages fantaisistes. Il ne se permet ni les mystifications de Max Jacob ni les facilités d'Apollinaire, et s'il a ouvert la voie au surréalisme, il a su se garder de tout esprit de système, ne misant ni sur la recherche méthodique de l'insolite, ni sur les recettes de style. «Ce que le poète gagne en métier, dira-t-il, il ne le gagne pas au même degré en substance purement poétique... Le mystère se dissipe et fait place au réel qui bouche l'horizon.» 1 Mais les premières démarches mêmes sont décevantes: de la mer, la poésie ne retient que «l'écume»; du ciel, elle ne ramasse que les «épaves».

Et si tout ce que j'avais vu m'avait trompé
S'il n'y avait rien derrière cette toile
Qu'un trou vide 2

Constatant que la poésie ne lui apporte que de «fausses joies», Reverdy va demander aux chants grégoriens et à la solitude de Solesmes de lui révéler cette «autre réalité» que réclame son coeur. Il n'y trouve qu'une religion vivant «d'une infinité de détails» —le mot mérite réflexion — ne voit dans la foi qu'«un cran d'arrêt dans la course à la vérité», et il va vivre désormais écartelé, menacé par un nihilisme qui devrait conduire à la résignation:

O coeur fermé ô coeur pesant ô coeur profond
Jamais de la douleur prendras-tu l'habitude 3

mais soutenu aussi par une «certitude d'attente» qui dissipe les ténèbres. Si Reverdy poursuit dès lors son long et dur cheminement à travers des paysages presque toujours désolés, avec la rencontre, parfois, d'un souvenir heureux, d'un visage ami, d'un éclairage salutaire, si «jamais peut-être la poésie de la pauvreté, de la solitude, la poésie de l'homme abandonné des hommes n'a été poussée si loin», comme l'écrit Aragon, il est sans doute excessif d'ajouter qu'«il ne faut rien attendre... d'autre que cela, de cette poésie de la nuit et du froid, de la faim et des ombres menaçantes». 1 Car Reverdy n'a cessé de vouloir se soustraire à l'emprise du désespoir, et s'il a confié à ses vers ses tourments — d'ailleurs avec quelle sobriété! — c'est pour que s'opère cette transmutation propre à l'art qui fait de l'expression d'un drame personnel la clef de la délivrance pour autrui. Malgré les apparences, ce grand solitaire ne s'est pas enfermé en lui-même:

Il y avait au front de tous les hommes une lumière
Une étoile vivante au creux de chaque nuit
Un astre camouflé au fond du lourd ciel d'encre
Quel vol de main saura rallumer cette lampe
Repolir l'étoile et le ciel
Desserrer l'étau de ma tempe
Et rouvrir dans mon coeur une porte au soleil 2

Au monde opaque de Reverdy, où l'homme est condamné à vivre en étranger, paraît s'opposer le monde de Supervielle, tout de clarté, de transparence, de bienveillance, de générosité:

Allons, mettez-vous là au milieu de mon poème.
Vous y trouverez un air, un ciel plus cléments que l'autre,
Dans un grand imprévu d'arbres ignorés par les saisons 3

nous annonce-t-il lui-même. Et, de fait, il nous propose un univers tel que le voit l'enfant, où toutes choses sont créées pour l'agrément des hommes et se montrent soucieuses de ne pas manquer à ce devoir, où le Créateur même, «secoué par les prières et les blasphèmes», reconnaît ses imprudences ou ses erreurs et demande, lui aussi, miséricorde. Cependant cet univers est tout bruissant de forces et de signes qui suscitent l'inquiétude

Le passé, l'avenir
Comme des chiens jumeaux flairent autour de nous. 1

Du plus lointain du temps monte «une rumeur de bataille». Un regard sur le ciel, et le coeur vacille:

Trop grand le ciel trop grand je ne sais où me mettre
Trop profond l'océan point de place pour moi
Trop confuse la ville trop claire la campagne
Je fais ciel, je fais eau, sable de toutes parts... 2

Un instant d'attention à notre corps, silencieusement martelé par «les pas de notre sang», et nous mesurons la fragilité de notre conscience, ultime refuge terrestre de ceux qui ne sont plus et dépositaire responsable de tout ce qui nous a précédés. Mais si Supervielle précipite l'homme dans la terrifiante immensité de l'espace, du temps et de la mort, s'il le montre «chien errant» dans la «dérivante atmosphère», si la Terre elle-même, avare et sourde, est emportée dans «l'horrible galop des mondes», à la différence d'un Laforgue dont la vision cosmique conduit à une solitude irrémédiable, le poète des Gravitations atténue l'angoisse qui résulte d'une telle déréliction, parfois par l'humour, souvent par la fantaisie, toujours par l'émerveillement et par l'amour ou ce qu'il appelle la «pansympathie.» «Né, dit-il, sous les signes jumeaux du voyage et de la mort», il n'a jamais vu en l'un non 1

pas un départ mais un retour, en l'autre non pas une séparation mais une forme de nouvelle présence. La réalité est faite non de contraires, mais de métamorphoses. Doué de ce double regard qui lui permet de saisir à la fois de la vie le plus familier et le plus mystérieux, le plus apparent et le plus secret, de déceler et de démêler leurs interférences, Supervielle est, comme Baudelaire, le poète de l'universelle Unité. Encore faut-il la faire sentir. Comment communiquer cette intuition?

Si tu ne me saisis pas bien

dit Dieu à l'Homme dans La Fable du Monde,

Restons taciturnes ensemble.
Que mon secret touche le tien,
Que ton silence me ressemble. 1

Pour opérer cette transmission de silence, Supervielle s'en tient au langage qui s'emploie chaque jour, le seul qui appelle la confiance et permette une authentique adhésion. Comme Reverdy, ii se méfie des matériaux trop rares, dont le clinquant est peu compatible avec l'intimité, et il écarte les verbo-chocs surréalistes, qui n'atteignent pas l'être dans sa profondeur. Ce n'est pas l'originalité des images qui importe, mais leur succession, le délicat et musical agencement de l'une à l'autre, grâce à quoi s'opère l'insensible glissement dans le surnaturel. Attentif à la cohérence et à l'ordre interne du poème, Supervielle ne l'est pas moins à l'architecture générale: d'où sa prédilection croissante pour les mètres réguliers et la composition strophique, sans exclure, quand il convient, les assouplissements de la poétique moderne. Le message métaphysique se double ainsi d'une leçon, tout à la fois morale et esthétique, d'honnêteté scrupuleuse et de mesure, de simplicité et d'exigence formelle, autrement dit de classicisme.

Ce sont là des vertus qui nous sont bien nécessaires. Nous souffrons en effet, entre beaucoup de maux, d'une terrible usure du langage, maltraité et galvaudé par la consommation qui s'en fait

chaque jour: pensez aux imprimés innombrables, aux distorsions de la publicité, aux bavardages ininterrompus des haut-parleurs (on ne saurait mieux dire), aux discours en toute occasion — et je m'en abstiendrai quant à moi le plus possible, aux déclarations des soi-disant porte-parole, aux conférences de presse et à leurs exégèses, le tout « dans (cette) langue faussement précise, adipeuse, acariâtre» dont parle Giraudoux à propos d'un grand homme politique, et «qui laissait regretter, continue-t-il, le langage radical-socialiste, dont les termes les plus simples sont le mot sublime et le mot éperdu. Quand le soleil rayonnait, tout ce que le printemps ou l'été pouvaient obtenir de lui, c'était qu'il lâchât dans sa harangue des féminins pluriels. Les Réalités, les Probabilités directrices, les Directives s'y rencontraient alors avec mille caresses...» 1 Ces abstractions sont aujourd'hui comme les oranges, de toute saison. La poésie, elle, n'autorise pas ces abus. Elle est économie, exactitude, rectitude. Elle ne triche pas. «C'est le propre du poète, écrit Péguy, c'est un don de poète que de saisir d'un mot, que de ramasser en un mot toute la réalité d'un événement, la réalité profondément essentielle d'une histoire, d'un mouvement, d'un geste individuel ou collectif.» 2 Eluard l'a très simplement montré avec le mot liberté.

Si la poésie restitue au langage son autorité première, elle est aussi promesse de silence — de ce silence créateur qui, selon le mot admirable de Psichari, «est un peu de ciel qui descend vers l'homme». Nous ne connaissons plus le silence, et c'est dans les profondeurs de la mer qu'il faut le chercher, avec Cousteau, ou avec Valéry. Souvenez-vous:

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
O mon silence!... Edifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit! 3

Combien il nous est étranger — et suspect — ce Rousseau des Rêveries, heureux, dans sa retraite de Saint-Pierre, de ces «heures de solitude et de méditation» où ses idées «suivaient leur pente sans résistance et sans gêne»! Depuis le transistor, il n'est plus de promeneur solitaire, et les glapissements des Gilbert Bécaud couvrent le chant des rivages.

Retrouver la vie intérieure, c'est du même coup se rapprocher d'autrui. La poésie conduit à l'amitié, non pas seulement parce qu'il arrive au poète de rêver, dans un élan fraternel, d'une humanité où «tous les gens du monde (pourraient) s'donner la main», ou parce qu'il se veut délibérément «engagé», mais d'abord parce que, rendant compte de sa situation d'homme, il touche droit au coeur de son lecteur et lui transmet cette même interrogation, ce même souci qui dépassent bientôt sa seule personne et qu'à son tour il reporte sur les autres

Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même

écrit Supervielle,

Et j'entraîne avec moi plus d'un être vivant. 1

La poésie est «contagieuse», déclare de même Eluard, et c'est par elle, à travers elle, que des tempéraments aussi opposés que ceux de Péguy et de Jaurès parviennent sinon toujours à s'accorder et à éviter les malentendus, du moins à se respecter, mieux, à se conserver, au milieu des oppositions passionnées «une tendresse secrète»: «J'ai connu, raconte Péguy, un Jaurès poétique. Une admiration commune et ancienne, en partie' venue de nos études universitaires, nous unissait dans un même culte pour les classiques et pour les grands poètes. Il savait du latin. Il savait du grec. Il savait énormément par coeur. J'ai eu cette bonne fortune — et cela n'a pas été donné à tout le monde j'ai eu cette bonne fortune de marcher aux côtés de Jaurès récitant, déclamant... Racine et Corneille, Hugo et Vigny, Lamartine et jusqu'à Villon, il savait tout ce que l'on sait. Et il savait énormément de ce que l'on ne sait

pas. Tout Phèdre, à ce qu'il me semblait, tout Polyeucte. Et Athalie. Et Le Cid...» 1 En entendant pareil témoignage, n'avons-nous pas le sentiment de rêver, d'être transportés dans je ne sais quel Eldorado de la culture? Combien de nos bacheliers combien de nos licenciés —pourraient nous dire non pas tout Phèdre, mais dix vers de Racine, dix vers de Hugo?

On réclame aujourd'hui, à cor et à cri, plus d'hommes de science, plus d'ingénieurs, plus de spécialistes et certes il serait sot de nier ce besoin. Il est toutefois une nécessité plus pressante encore notre monde a besoin de poètes. Par ce mot, je n'entends pas seulement ces êtres privilégiés qui possèdent la grâce d'écrire des vers; je pense bien plutôt à des hommes capables, quels que soient leurs intérêts et leur profession, de sentir et de vivre en poètes, c'est-à-dire capables de créer autour d'eux, par leur présence rayonnante, la réconciliation et le bien-être de l'âme, comme le vannier de Ramuz qui rétablit, par son seul passage, la concorde et la joie de vivre:

Un poète est venu, on ne l'a pas reconnu et on ne sait pas qui il est. C'est simplement un homme, un homme parmi les hommes, un homme comme les autres hommes. 2

Sans doute la vocation poétique proprement dite échappe-t-elle à la société, qui peut tout au plus la protéger, l'encourager — ce qu'elle ne fait d'ailleurs qu'avec une extrême et pusillanime circonspection. Mais la société peut et doit veiller à ce que chacun conserve son humanité première et reçoive une éducation et une culture propres à en développer les éléments fondamentaux, l'intelligence du coeur et l'imagination, la conscience sensible, non moins que la raison. Des considérations fallacieuses d'efficacité et d'urgence invitent aujourd'hui à procéder à une orientation prématurée, à organiser les programmes d'études en fonction de ce qui semble d'utilité immédiate, à substituer le savoir à la réflexion, à faire bon marché enfin des humanités classiques, dont on oublie

qu'elles nous proposent un enseignement éthique et esthétique sans pareil.

Faut-il ici faire appel au témoignage d'un grand savant? «La science n'est pas tout, disait Henri Poincaré, il faut d'abord vivre et la culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons de vivre et de nouvelles sources de vie. Ce n'est pas seulement à l'homme, mais au savant même que les humanités sont utiles... C'est au contact des lettres antiques que nous apprenons le mieux à nous détourner de ce qui n'a qu'un intérêt contingent et particulier, à ne nous intéresser qu'à ce qui est général, à aspirer toujours à quelque idéal.» 1 Ainsi sacrifier les humanités ou en réserver les avantages à une minorité, ce n'est pas seulement perdre le bénéfice d'un effort philologique qui est pour l'esprit une admirable gymnastique formative; ce n'est pas seulement se priver de cette prise de conscience des pouvoirs de notre langue que permet seule la traduction, et se priver par là même de la maîtrise d'expression qui résulte de cette connaissance; ce n'est pas seulement renoncer à la majeure partie de notre héritage littéraire car isolés de leurs références aux oeuvres gréco-latines, que deviennent, pour m'en tenir à quelques exemples, Ronsard et Montaigne, et Racine, et Chénier, et Valéry; faire fi des humanités classiques, c'est encore et surtout négliger une chance exceptionnelle, celle de recevoir une leçon, exemplaire entre toutes, de hardiesse et de rigueur intellectuelles, de lucidité morale et d'esprit civique.

Au reste, si l'Université est en droit d'attendre de ceux qu'elle va recevoir une préparation harmonieuse, elle se doit de protéger, elle aussi, ce qu'il y a de plus humain dans l'homme et, davantage, de l'enrichir. Ne devrait-elle pas éviter, au moins pendant la première année d'études, le cloisonnement hermétique qui s'établit entre les sciences pures et les sciences morales ou à l'intérieur même de ces sciences, et qui tient les étudiants dans l'ignorance complète de certaines données importantes de la réalité qu'ils auront à affronter plus tard? N'est-il pas étonnant qu'un médecin, qu'un pasteur, qu'un maître secondaire ne sachent rien du droit,

qu'un ingénieur n'ait aucune notion de sociologie? C'est ainsi que l'on prépare, en fait d'élite, des fournées d'experts incompétents dans tout ce qui échappe à leur spécialisation, incapables de comprendre un interlocuteur qui se place à un autre point de vue et, chose plus grave encore, indifférents à toute activité qui n'est pas la leur.

Mais il est un autre danger, non moins inquiétant, auquel l'Université doit prendre garde: c'est celui d'un certain «esprit industriel et utilitaire», très répandu de nos jours, qui, réduisant l'intelligence humaine à de la «matière grise» l'expression traduit assez la bassesse d'âme de notre temps —, s'imagine qu'on peut la «traiter» comme un quelconque produit. Il existe un dopping de la science qui est, comme celui des sportifs, mortel. En fait les méthodes et les techniques que l'Université enseigne, les connaissances qu'elle transmet, les recherches à quoi elle initie et incite, n'ont de valeur véritable que si elles ont pour objet dernier des fins spirituelles. Il est bon que l'enseignement universitaire le rappelle et le fasse sentir sans cesse. «Quand on est condamné à vivre dans une atmosphère pesante et lourde, écrivait en 1846 le jeune Renan — et le climat social et politique d'alors ressemble fort au nôtre la note de l'âme s'abaisserait si on n'allait la relever de temps en temps auprès de ceux qui la maintiennent haute et pure. Il y a tel cours auquel je n'assiste que pour le ton élevé où se tient le professeur. Je n'en sors jamais sans être plus fort, plus courageux, plus décidé au bon et au grand, plus ardent à la conquête de la vie et de l'avenir! Ah! que je suis heureux alors!» 1 Je souhaite, Etudiantes et Etudiants, que l'Université vous apporte ce même bonheur.

Etudiantes et Etudiants, ne croyez pas qu'en évoquant tout à l'heure la figure de trois poètes que j'admire, je me sois détourné de vos préoccupations immédiates: je les fais miennes et je m'efforcerai de répondre à votre attente, dans la mesure permise par un mandat dont la brièveté invite par avance à l'humilité celui qui

l'exerce, et promet à son amour-propre plus de mortifications que de plaisir. Mais nous nous connaissons encore mal les uns et les autres, et il m'a paru nécessaire d'indiquer dans quel esprit et dans quelle direction il convient que nous travaillions ensemble. De Paul Fort, retenons l'exemple de compréhension, de chaleureuse et active présence au monde. Que Pierre Reverdy soutienne notre goût de l'audace, la sévérité de notre critique, et nous rappelle la prééminence de la perfection sur le succès. Qu'avec Supervielle enfin nous considérions l'univers d'un regard fraternel et solidaire. Et maintenant, il faut conclure, et naturellement, ce n'est pas commode... Après tout, pourquoi ne pas terminer sur ces vers d'Eluard:

Il ne faut pas périr mais vivre
Sur les traces des pas d'un couple
L'herbe pousse les fleurs s'inscrivent
Et partout où passent les hommes
On sent le printemps dans l'hiver
La rouille fond dans un baiser
La foule est une foule heureuse
Les enfants sont tout l'horizon
La paix rajeunira les hommes. 1