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INSTALLATION DE M. LE PROFESSEUR HENRI ZWAHLEN

EN QUALITÉ DE
RECTEUR
POUR LA PÉRIODE DE 1962 A 1964
LIBRAIRIE PAYOT
LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
LAUSANNE 1963

DISCOURS
DE M. LE PROFESSEUR HENRI ZWAHLEN
RECTEUR ENTRANT EN CHARGE
Monsieur le Président du Conseil d'Etat, Monsieur le Prorecteur,

Vos aimables propos à mon égard m'ont beaucoup touché. J'y trouve un précieux encouragement dont je vous suis très reconnaissant.

Mesdames, Messieurs,

Il est d'usage dans cette cérémonie que le nouveau recteur, venant en dernier, commence par s'adresser aux précédents orateurs, dans l'ordre où ils ont eux-mêmes parlé.

Mais je me montrerai si traditionaliste dans le corps de mon discours que vous me permettrez de rompre dans ce préambule avec la tradition, en renversant l'ordre protocolaire. N'y voyez surtout pas, Monsieur le Conseiller d'Etat, un manque de respect à votre égard, bien au contraire. Si je ne m'adresse pas à vous le premier, c'est que vous serez associé dans un instant à mon propos principal, ce qui, mieux peut-être qu'une préséance toute formelle, vous témoignera ma déférence.

C'est donc vers vous que je me tourne d'abord, Etudiantes et Etudiants.

Lorsqu'on parle de vous, ou qu'on s'adresse à vous, on a souvent tendance à généraliser, comme si vous formiez une collectivité homogène. En réalité, que de diversité parmi vous, en raison

non seulement de vos différences de nationalité, d'origine, de milieu, de tendances et d'idées, mais en raison aussi de la façon dont chacun de vous conçoit sa vie et sa position d'étudiant. Conscient de cette diversité, je m'abstiendrai, pour aujourd'hui du moins, de toutes exhortations générales. Quoi que je puisse dire, ce serait vrai pour les uns, mais faux pour les autres. Mon désir est d'apprendre à vous mieux connaître, et peut-être à mieux vous comprendre, non pas en tant que masse plus ou moins insaisissable, mais en tant qu'individus possédant chacun sa propre personnalité; non pas seulement par l'intermédiaire de vos représentants attitrés, mais aussi par des contacts directs, dans la mesure où ce sera possible.

Pendant ces deux prochaines années, nous aurons sans doute à confronter souvent nos idées, et nos vues, vos représentants et moi, sur les multiples problèmes qui aujourd'hui vous préoccupent, et dont plusieurs sont aussi les nôtres. Je ne refuserai jamais ni de vous entendre, ni de discuter. Je saurai vous donner raison, en toute honnêteté, et vous appuyer avec décision, lorsque je serai sincèrement convaincu que vous êtes dans le vrai. Mais ne me demandez pas de vous donner toujours raison. Il arrivera parfois que nous ne soyons pas d'accord. Je vous le dirai en toute franchise, sans céder ni à l'opportunisme, ni au désir de plaire, et en vous demandant de faire pour me comprendre l'effort que je ferai moi-même pour vous comprendre vous. N'est-ce pas ainsi que notre collaboration, à laquelle je tiens, sera la plus fructueuse?

Etant un grand modeste, Monsieur le Prorecteur, vous n'aimez pas les compliments. Mais ce n'est pas vous en faire que de dire ici ce qui vous vaut aujourd'hui l'estime, la reconnaissance et l'amitié de vos collègues qui vous ont vu à l'oeuvre pendant ces deux ans. Votre rectorat, vous l'avez vous-même placé, le jour de votre installation, sous le signe de la poésie, en nous montrant à quel point notre monde avait besoin de poètes, c'est-à-dire, disiez-vous, «d'hommes capables de créer autour d'eux, par leur présence rayonnante, la réconciliation et le bien-être de l'âme». Du poète, vous avez manifesté la sensibilité, la délicatesse et la

finesse d'esprit, qualités qui se font de plus en plus rares, et qui sont pourtant si nécessaires, en toutes choses même les plus humbles. Mais derrière cela, qui fait le charme de votre personnalité, vos collègues ont très vite découvert d'autres qualités, plus profondes encore, et qui sont celles de l'honnête homme au sens le plus noble du mot: une complète indépendance de jugement et un dévouement total, s'alliant à cette tranquille fermeté et à ce courage moral dont vous avez fait preuve, envers et contre tous, chaque fois qu'il s'est agi pour vous d'entreprendre, de défendre ou de soutenir ce qui vous paraissait juste et bon. De là cette réelle autorité, à la fois intellectuelle et morale, qui vous a permis de bien diriger notre Université, et de la bien servir.

Vous n'aviez pas encore déposé la toge du recteur qu'un appel éminemment flatteur vous est venu de la Sorbonne, où vous parlerez dès ce semestre de la littérature romande et de Pascal, avec le titre de professeur associé. Par mon intermédiaire, vos collègues vous adressent une fois encore leurs félicitations, et se réjouissent de savoir que vous nous restez tout de même.

Voici dix ans, Monsieur le Conseiller d'Etat, vous installiez déjà un professeur de droit dans ces fonctions de recteur qui sont à la fois un honneur, dont j'essaierai d'être digne, et une lourde charge, dont je ne suis que trop conscient.

A cette occasion, vous aviez parlé du Droit, mais surtout pour signaler, non sans raison d'ailleurs, et en termes excellents, les dangers qui aujourd'hui menacent l'ordre juridique. Vous aviez parlé de la prolifération des lois, qui les déprécie; de leur instabilité, qui engendre l'insécurité; de leur trop fréquente imperfection, qui les rend inapplicables ou dangereuses. Conséquence de tout cela, disiez-vous, la confiance disparaît, le respect du Droit diminue, et avec lui la moralité publique. C'est à messieurs les juristes, déclariez-vous en conclusion, et non au législateur laïque, de mesurer ces dangers, et d'y parer.

Il y avait là, sinon un défi, du moins une sorte d'invite à laquelle je n'ai su résister à dix ans d'intervalle, et qui m'a conduit à reprendre

aujourd'hui ce thème, si périlleux soit-il, en vous présentant, Mesdames et Messieurs, de brèves réflexions sur le juriste, et sur le Droit.

Sur le juriste d'abord, cet être qui suscite dans la société les sentiments les plus opposés. Tantôt on lui témoigne une sorte d'admiration flatteuse, mais le plus souvent mêlée de crainte et d'agacement, en le voyant se prononcer sur tout avec la logique et la froide raison qu'il doit à sa formation. On le croit alors capable de résoudre n'importe quelle difficulté, et on fait appel à lui dès qu'on se sent dans l'embarras, comme si le Droit pouvait tout. Tantôt, au contraire, on l'accable des reproches les plus variés. On le rend responsable des injustices, réelles ou prétendues, de l'ordre social actuel, et on le traite par ailleurs de gêneur chaque fois que, rappelant des principes, des règles établies ou tout simplement des vérités d'expérience, il croit devoir s'opposer à une quelconque initiative ou dénoncer les dangers d'une réforme. Face au dynamisme de l'homme d'action, il apparaît comme un frein tourné vers un passé périmé plus que vers l'avenir si riche de promesses, imbu d'esprit conservateur — au sens non politique du terme—, formaliste à l'excès, laissant parler trop souvent la raison, et pas assez le coeur.

Tout n'est certes pas faux, dans ces reproches. Chacun a ses défauts, qui sont souvent l'envers de ses qualités et qui, pris avec elles, ne sont pas nécessairement un mal.

Qu'il y ait notamment quelque chose de conservateur, chez le juriste, c'est vrai, bien que cela ne l'empêche pas de se montrer ouvert aux données du temps présent. S'il se révèle parfois conservateur, c'est qu'il prend l'esprit de la science qui est la sienne. Il sait que le Droit, pour assurer l'ordre, la justice et la paix, doit présenter de la stabilité, et de la continuité. Il sait aussi, pour l'avoir appris du passé, qu'il n'y a jamais rien de vraiment nouveau dans le monde et que l'homme, objet du droit, ne change guère dans la profondeur de son être, en dépit de tous les progrès dont il peut s'enorgueillir sur le plan matériel et scientifique. Il sait aussi que les institutions ne peuvent évoluer que lentement, car il y faut d'abord une évolution des moeurs qui, elles, ne se modifient pas

du jour au lendemain, quoi qu'on puisse en penser aujourd'hui en ne considérant que l'extérieur des choses.

Possédant ce sens du concret et du réel qui conduit à un certain scepticisme, mais qui préserve des fausses idéologies, des mythes et des réactions par trop émotives, le juriste sait enfin que la parfaite justice n'est pas de ce monde, et il se demande toujours si la règle nouvelle qu'on lui propose pour supprimer des injustices sur le moment frappantes n'en créera pas, à la longue, de plus grandes et de plus nombreuses. Car, s'il croit aux leçons du passé, il sait aussi anticiper l'avenir, et imaginer ce que pourrait donner, plus tard, telle règle nouvelle qui paraît aujourd'hui séduisante. En elle-même, la nouveauté ne l'attire pas.

Qu'on ne s'y méprenne cependant pas. Cette nécessaire stabilité du droit ne peut être que relative. Elle ne signifie pas immobilisme, bien loin de là. Que le droit se transforme et doive évoluer, c'est l'évidence même. Car, si l'homme ne change guère, les conditions dans lesquelles il vit se modifient, et elles se sont transformées à un rythme accéléré au cours des cent dernières années, sous l'influence de l'industrialisation, du développement des moyens de communication, de l'essor de la propriété mobilière, de l'apparition d'une propriété dite immatérielle, de l'évolution démographique, du progrès technique. Bien des règles anciennes ont dû s'adapter, et se sont adaptées; de nouvelles branches du droit sont apparues, telles que législation industrielle, droit de la propriété intellectuelle, droit des assurances, droit ferroviaire, droit aérien, en attendant le droit de l'espace et des conquêtes interplanétaires.

De tous les facteurs réels d'évolution du droit —par opposition aux facteurs idéologiques dont je parlerai plus loin —l'un de ceux qui agissent le plus en profondeur est sans doute le facteur démographique. Ainsi, l'énorme accroissement de la population sur un sol qui ne s'agrandit pas, pose et posera de redoutables problèmes qu'on ne saurait résoudre sans apporter certains changements au régime de la propriété foncière. Autre exemple: la concentration dans les villes fait renaître le besoin de la propriété par étages, moyen de concilier les conditions de l'habitat moderne avec le désir instinctif de la plupart des hommes d'être propriétaires de

leur logement, pour vivre vraiment chez eux. Et l'augmentation de la longévité, le « nouveau calendrier démographique de l'homme moyen», pour reprendre l'expression du sociologue Jean Fourastié dans son dernier ouvrage 1, demandera peut-être, un jour ou l'autre, certaines adaptations du droit de la famille et même du droit des successions.

De son côté, le progrès technique contribue à la transformation de certaines institutions juridiques. Nous en reparlerons plus loin.

Mais ces adaptations nécessaires doivent-elles aller jusqu'à l'abandon des règles fondamentales de l'ordre juridique, comme le voudraient certains esprits pour qui tout changement est toujours un progrès? C'est ici que le juriste s'interroge, et parfois s'inquiète. Et c'est alors qu'au risque de passer pour un affreux pédant d'un rigorisme attardé, il rappelle la vertu de certains principes, qu'il croit d'une valeur permanente, parce que découlant d'un droit naturel ou de la simple raison.

Il défend, par exemple, le respect inconditionnel des contrats valablement conclus, la vieille règle pacta sunt servanda, parce que cette règle est à la fois utile, et morale. Utile, en ce qu'elle contribue à la sécurité des situations juridiques, cette sécurité que chacun demande sans accepter toujours d'en payer le prix. Morale, parce qu'elle transpose dans l'ordre juridique un précepte éthique: le respect de la parole donnée. Le juriste conscient du rôle que doit jouer le Droit fait donc la sourde oreille à ceux qui, invoquant l'actuelle instabilité économique et les effets parfois inéquitables de certains contrats dépassés par les circonstances, voudraient donner au juge le pouvoir de les modifier en équité. Le juriste résiste, sachant qu'une brèche dans le principe en entraînera tôt ou tard l'abandon, et que le jour où les contrats ne seront plus respectés, il se produira une somme d'injustices autrement grande que les iniquités isolées dont on s'alarme. Si c'est cela le conservatisme qu'on lui reproche, le juriste s'en vante, et y voit un mérite.

Nous touchons d'ailleurs ici à. un point de fréquente incompréhension entre le juriste et le laïc, si l'on me permet d'appeler

ainsi celui qui n'est pas déformé par l'esprit juridique. Le laïc a tendance à voir le cas particulier, et voudrait lui apporter une solution qui satisfasse sur le moment son sens de l'équité. Le juriste, lui, envisage tous les cas possibles et remonte à la règle générale, parce qu'il en connaît la vertu et la nécessité. Conçue dans l'abstraction, sans aucune acception de personnes, la règle générale a le double avantage de réaliser l'égalité en prévenant l'arbitraire, et d'assurer la sécurité du droit, en permettant à chacun de savoir d'avance quels seront ses droits et ses obligations. Elle nous préserve aussi des réactions émotives et sentimentales, qui trop souvent faussent le sens du juste. Tant pis si, dans des cas extrêmes, elle se montre parfois inéquitable: c'est la rançon de sa généralité. Il faut en accepter le prix, en sachant que l'abandon de la règle abstraite créerait bien plus d'injustice encore; en se disant aussi que, dans son inévitable imperfection, le Droit ne réalisera jamais qu'une justice relative. C'est d'ailleurs pourquoi il «est insupportable aux esprits trop idéalistes», ainsi que l'écrivait dans son dernier ouvrage un grand juriste français de l'époque contemporaine, le Doyen Georges Ripert 1. Il y disait aussi: «Le juriste doit enseigner la souveraineté de la règle stable, et non l'adaptation de la règle à un fait particulier.» 2

Mais revenons aux facteurs de l'évolution du droit. A côté des circonstances de fait, dont l'influence réformatrice est inévitable, il y a les idéologies, qui deviennent parfois de véritables mythes, et on en sait la force.

Ici, le juriste hésite à prendre position, et se montre prudent, car la limite est difficile à tracer entre les valeurs proprement juridiques, qu'il lui appartient de défendre, et les idées politiques, qui ne sont plus en elles-mêmes de son domaine. Mais il peut tout de même faire des constatations, et signaler les conséquences de certaines idées sur la solidité de l'ordre juridique, et de l'ordre tout court.

Les idéologies aujourd'hui les plus fortes se définissent toutes avec l'adjectif social, terme d'autant plus attirant qu'il est plus mal défini: justice sociale, progrès social, égalité sociale, telles sont les grandes idées qui font évoluer le droit du XXe siècle et qui, pour certains, devraient même bouleverser l'ordre juridique traditionnel.

L'avenir dira si l'idéologie égalitaire, qui satisfait sans doute le coeur, mais pas toujours la raison, est à tout prendre un bienfait, et si elle améliorera la société tout en réalisant vraiment plus de justice entre les hommes. Quitte à passer pour rétrograde, on peut se demander si elle n'apparaîtra pas un jour comme un mal, un mythe, et une injustice. Un mal, en ce qu'elle finira peut-être par sacrifier les meilleurs et par les décourager, tout en tuant le sens de la responsabilité personnelle, condition de la liberté. Un mythe, car elle est irréalisable, l'inégalité étant dans la nature des choses et renaissant toujours, sous une forme ou sous une autre. Une injustice, car elle ne tient pas compte et ne peut pas tenir compte de toutes les causes de l'inégalité dans la répartition des richesses, traitant de la même façon la richesse usurpée et la richesse acquise par le mérite au prix d'une vie de labeur, de discipline personnelle et de renoncement, accordant les mêmes avantages à la pauvreté imméritée, et au pauvre responsable de ses difficultés.

Quoi qu'on puisse penser des bienfaits et des dangers de l'idéologie égalitaire, ce qui est certain, c'est qu'elle constitue l'un des plus puissants facteurs de cette prolifération des lois que tout le monde déplore, y compris les plus chauds partisans de l'égalité sociale telle qu'on la conçoit aujourd'hui. Car il faut des règlementations nombreuses, compliquées, et souvent tracassières pour enlever aux uns ce qu'ils ont en trop, et pour le redistribuer ensuite sous forme de subventions, d'allocations et de prestations sociales, en faisant la plus large part aux moins favorisés. Et c'est si difficile d'être vraiment juste dans cette vaste redistribution des richesses que les lois fiscales, de subventions et d'assurances sociales, qui en sont l'instrument, ne satisfont jamais personne, même pas ceux qui sont censés en tirer les plus grands avantages. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que le mépris des lois et l'esprit de désobéissance,

si répandus aujourd'hui, se manifestent surtout dans ces domaines du droit. De ce phénomène, le juriste n'est certes pas responsable. Tout ce qu'il peut faire, c'est de s'employer à améliorer la technique de cette législation en perpétuel développement. Encore faut-il, bien sûr, qu'on lui en donne l'occasion.

L'idée d'égalité, si bienfaisante qu'elle puisse être en elle-même, a provoqué d'une autre façon encore la multiplication des lois. Le XIXe siècle s'était contenté d'établir l'égalité devant la loi, en supprimant les anciens privilèges légaux, et en reconnaissant à chacun les mêmes droits, la même faculté juridique de régler lui-même ses relations avec ses semblables, la même liberté contractuelle. Le contrat tenait donc la plus large place dans l'organisation des relations humaines, la loi se bornant, d'une part, à suppléer à la volonté des parties par des règles diapositives, c'est-à-dire facultatives, et, d'autre part, à empêcher les abus de la liberté et à protéger l'ordre public par quelques règles impératives, mais simples et très générales. En droit, un tel régime plaçait tous les justiciables sur un pied de parfaite égalité et rendait chacun responsable de son sort. Mais il ne tenait évidemment pas compte des inégalités de fait. Il assurait le triomphe du plus fort sur le plus faible, par qui j'entends le moins doué, le moins combatif, et le moins libre économiquement. Voyant là une injustice, on a demandé à la loi de la corriger, en venant au secours du plus faible par des règles impératives, de droit civil d'abord, puis de droit public. En voici un récent exemple: la loi fédérale du 23 mars 1962 sur la vente par acomptes et la vente avec paiements préalables qui, dès le premier janvier prochain, viendra protéger contre leur ignorance ou leur faiblesse de caractère certains acheteurs exposés aux dangers de la vente à tempérament.

Ainsi, la loi remplace de plus en plus le contrat, si grand qu'en soit encore le rôle.

Ce phénomène s'est manifesté de façon particulièrement frappante pour les relations d'emploi. La législation du travail, appelée aujourd'hui législation sociale, s'est abondamment développée et ne cesse de se développer, à tel point que le salarié n'use plus guère de sa liberté contractuelle que pour choisir son employeur.

Ses droits et ses obligations ne découlent plus d'un accord librement débattu, mais d'une règlementation générale, que ce soit la loi ou une convention collective de travail.

Bien d'autres causes encore expliquent l'actuelle prolifération des lois. Outre le dirigisme économique, qu'il suffit de mentionner sans insister tant le rôle en est évident, il faut citer le progrès technique, qui crée sans cesse de nouveaux dangers, pour l'homme et pour ses biens, et qui suscite de nouvelles mesures législatives destinées à parer à ces dangers.

En cela, l'influence de la technique sur l'évolution du droit est inévitable et n'a rien de nécessairement alarmant, encore qu'elle accentue la tendance à soumettre toutes les activités humaines à la tutelle de la loi et au contrôle de l'Etat. Elle est inévitable, parce que le progrès technique, comme l'évolution démographique et le développement des moyens de communication, fait partie de ce que Gény appelait les «données réelles du droit», par quoi il entendait «les conditions de fait où se trouve placée l'humanité.» 1

Mais le progrès technique a d'autres conséquences encore, qui peuvent agir de façon plus profonde sur l'évolution du droit. Il pousse à ce matérialisme d'aujourd'hui, qui éloigne des vraies valeurs morales dont le droit ne saurait pourtant s'affranchir. Par les changements rapides et souvent profonds qu'il apporte dans la vie de l'homme, il crée d'autre part le sentiment que tout doit changer au rythme des découvertes scientifiques, y compris l'ordre juridique. Pour certains esprits, il paraît inconcevable qu'au siècle heureux de l'atome, de l'électronique et des astronautes, le droit puisse en rester à des principes hérités d'un passé révolu. Entre le dynamisme actuel des sciences dites exactes, et un certain statisme du droit, il y a un contraste certes frappant, mais qui n'a rien d'anormal ni d'inquiétant. Le juriste éprouve de l'admiration, voire de l'envie, pour le physicien, le chimiste, le médecin ou l'ingénieur, dont la science progresse sans cesse, allant de découverte en découverte. Mais il aurait bien tort d'en faire un 1

complexe d'infériorité et de vouloir lui aussi innover à tout prix, pour le plaisir de la nouveauté.

Le fait est que, se combinant avec d'autres facteurs d'ordre idéologique souvent, le progrès technique a contribué à la transformation récente de certaines institutions juridiques. L'exemple de la responsabilité civile est à cet égard frappant, et bien connu. Autrefois, l'obligation de réparer le dommage causé à autrui n'existait guère qu'en cas de faute, réelle ou présumée, c'est-à-dire en cas de dol, d'imprudence ou de négligence de la part de l'auteur du dommage. Ainsi comprise, la responsabilité civile n'avait pas seulement pour rôle de dédommager le lésé au nom de la justice. Elle apportait aussi une sanction juridique à la règle morale qui défend de nuire à autrui par un acte illégitime, ou lorsqu'on aurait pu l'éviter. Or, le progrès technique a eu pour double conséquence de multiplier les risques d'accidents graves, sources d'importants dommages, et de rendre souvent fort difficile la preuve de la faute. L'idée est alors venue, dans la seconde moitié du siècle dernier, d'attacher la responsabilité non plus à la faute, mais au simple fait de créer un risque particulier d'accidents, fût-ce de façon licite, par la construction ou l'utilisation d'ouvrages, d'engins ou de machines perfectionnés, mais dangereux. On a ainsi imaginé la responsabilité pour risque créé, comme on l'appelle, en l'appliquant d'abord aux accidents du travail et aux entreprises de chemin de fer, puis aux détenteurs de véhicules automobiles, aux transports aériens, aux exploitants d'installations atomiques, et bientôt aux propriétaires d'oléoducs. Dans les domaines particuliers où elle s'est d'abord introduite, cette idée nouvelle pouvait être de nature à satisfaire une saine justice. Mais elle menace de s'étendre à d'autres domaines, et de ruiner peu à peu le fondement moral de la responsabilité civile, vivifiée qu'elle est par l'idée d'égalité, qui voudrait que les dommages causés, même sans faute, aux gens peu fortunés, soient toujours réparés, et à la charge des possédants de préférence.

Cette nouvelle forme de responsabilité, qui tend à réaliser une juste répartition des risques de dommages plus qu'à sanctionner des fautes, de récentes lois, datant de 1958 pour la Confédération

et de 1961 pour le canton de Vaud, l'étendent à l'Etat, qui répond désormais des actes illicites de ses agents, et cela même en l'absence de toute faute. En elle-même, cette nouvelle règle se justifie. Mais, ce qui est plus discutable, c'est qu'on a en même temps libéré le fonctionnaire fautif de toute responsabilité personnelle envers le lésé, en ne l'obligeant à réparation qu'envers l'Etat, et en cas de faute grave seulement, la simple négligence étant ainsi dépourvue de sanction civile pour celui qui l'a commise. A une époque où le sens de la responsabilité personnelle subit le plus fâcheux déclin, la loi ne devrait-elle pas le renforcer, plutôt que de contribuer à l'affaiblir?

Il me reste à parler, Monsieur le Conseiller d'Etat, du troisième des trois maux que vous dénonciez lors de l'installation du précédent recteur venant de la Faculté de droit: la trop fréquente imperfection technique des lois d'aujourd'hui. C'est ici qu'il convient de revenir à Montesquieu, que vous évoquiez vous-même avec admiration, en parlant, non sans humour, de ce spécialiste qui a traité savamment des choses du droit en restant lisible, de ce manieur de plume qui réfléchissait avant d'écrire, de cet homme dont la pensée était trop juste pour n'être pas applicable, dans une certaine mesure, à tous les régimes et à tous les temps.

Il est vrai qu'en matière de technique législative, ce grand esprit a posé des règles d'une valeur éternelle. Rappelons les plus importantes:

«Le style [des lois] doit être concis... et simple.»

«Il est essentiel que les paroles des lois réveillent chez tous les hommes les mêmes idées.»

«Lorsque, dans une loi, l'on a bien fixé les idées des choses, il ne faut point revenir à des expressions vagues.»

«Lorsque, dans une loi, les exceptions, limitations, modifications ne sont point nécessaires, il vaut beaucoup mieux n'en point mettre. De pareils détails jettent dans de nouveaux détails.»

«Les lois ne doivent point être subtiles: elles sont faites pour des gens de médiocre entendement; elles ne sont point un art de logique, mais la raison simple d'un père de famille.»

«Comme les lois inutiles affaiblissent les nécessaires, celles qu'on peut éluder affaiblissent la législation.» 1

Ces quelques maximes disent bien l'essentiel sur l'art de légiférer. Elles sont fort connues, mais si peu appliquées que nos lois actuelles s'en éloignent de plus en plus. Des lois innombrables, longues, détaillées à l'excès, d'un style souvent compliqué, lourd et diffus. Des lois truffées de termes techniques, savants ou mal définis. Des lois où abondent les exceptions, les dérogations, les dispenses, et surtout les règles vagues qui sont la négation du droit, parce qu'elles ne règlent rien, laissant trop libre champ à ceux qui doivent les observer ou les appliquer. Des lois qui, dépourvues de sanctions effectives, demeurent inappliquées et affaiblissent le respect du droit.

Certes, on trouve encore, dans notre appareil législatif, de nombreux textes, anciens mais aussi récents, qui obéissent aux saines maximes de Montesquieu. Mais ils se font de plus en plus rares. Le courant est en sens contraire, il faut bien le constater, en le déplorant.

Que les juristes y soient pour quelque chose, ils ne sauraient toujours s'en défendre, dans la mesure du moins où ils font les lois, ce qui n'est pas toujours le cas.

En cette époque où triomphent les praticiens et les spécialistes, ce sont eux qui, souvent, élaborent les textes législatifs dans leur domaine. Et la tendance du spécialiste, c'est de voir tous les détails, et tous les cas particuliers. Il veut donc tout régler, et tout prévoir, au lieu de s'élever par un effort de synthèse et d'abstraction à la règle générale embrassant le maximum d'hypothèses.

Mais il y a des causes plus profondes. La trop fréquente imperfection des lois vient d'abord de leur prolifération même, et de la hâte avec laquelle on les élabore. Certes, la procédure parlementaire est lente, mais cette lenteur n'est pas toujours un gage de qualité. Ce qui dure, ce sont les débats. En revanche, le travail technique de rédaction se fait vite, trop vite. Comme le dit Georges Ripert, «la législation a passé du régime de la fabrication artisanale

à celui de la grande industrie et des produits faits en série, sans d'ailleurs que la machine ait été perfectionnée.» 1

Si la loi n'a plus toujours la rigueur, la précision et la fermeté que préconisait Montesquieu, cela tient aussi à une certaine abdication du Pouvoir qui, n'osant plus jouer son rôle de dirigeant en imposant avec courage les règles qu'il croit utiles et justes, veut contenter tout le monde et recherche la transaction entre les groupes d'intérêts qui s'affrontent sur la scène politique. Les lois aujourd'hui les les plus importantes, celles qui touchent au domaine économique et social, notamment, sont l'oeuvre de prétendues commissions d'experts où siègent en grand nombre les représentants de ces différents groupes, à côté de quelques juristes qui s'y sentent perdus, en dépit de la déférence qu'on leur témoigne, et qui va d'ailleurs à leur titre plus qu'à leurs idées. On aboutit ainsi à ces lois de compromis, qui ont certes des avantages politiques et contribuent à maintenir la paix sociale, mais qui se veulent si souples et si vagues, pour n'inquiéter personne, qu'elles perdent toute la rigueur de la véritable règle de droit. Un seul exemple, parmi beaucoup d'autres: celui du récent projet de loi fédérale sur les cartels. Après avoir condamné les entraves à la concurrence (art. 4), ce projet les déclare cependant «licites lorsqu'elles sont justifiées par des intérêts légitimes prépondérants, sont compatibles avec l'intérêt général et ne restreignent pas la libre concurrence de manière excessive par rapport au but visé ou du fait de leur nature et de la façon dont elles sont appliquées» (art. 5). Pauvre juge qui aura à appliquer cette règle! Pauvre justiciable qui voudra savoir d'avance s'il respecte la loi ou non! Pauvre juriste à qui ce justiciable demandera conseil!

C'est ainsi que se perd le sens de cette nécessaire rigueur sans laquelle le droit n'apporte ni l'ordre, ni la sécurité, ni la justice. Ce sens, il appartient aux Facultés de droit de le donner à leurs étudiants, en les entraînant à l'art de cette technique juridique qui, selon l'excellente définition d'un juriste français, «attache aux mots un sens précis, donne de la vigueur au raisonnement, et de

la concision aux développements» 1. Et c'est pourquoi, dans leurs programmes, nos Facultés de droit ne font qu'une petite place à la législation spéciale et récente qui joue certes un grand rôle dans la vie pratique, mais qui s'y apprend vite et ne se prête guère à la formation de l'esprit juridique. Elles estiment plus utile, et plus conforme à leur véritable mission, de placer au premier plan les disciplines traditionnelles qui permettent seules de s'exercer à la technique du droit. C'est aussi pourquoi elles tiennent tant à l'enseignement du droit romain, conçu comme une école sans pareille d'exégèse, de raisonnement abstrait et de dialectique rigoureuse.

N'est-ce pas ainsi qu'elles pourront le mieux lutter contre ce déclin du droit que vous aviez raison de déplorer voici dix ans, Monsieur le Conseiller d'Etat? Nous savions que vous le pensiez aussi, et vous venez de nous le confirmer, en parlant comme vous l'avez fait des études de droit. Par vos propos de tout à l'heure, vous nous avez aussi montré que vous entendiez maintenir un juste équilibre entre les sciences morales et les sciences techniques. L'Université s'en réjouit, car elle tient elle aussi à cet équilibre, dont dépend probablement l'avenir de notre société.