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INSTALLATION DE M. LE PROFESSEUR JEAN DELACRÉTAZ

EN QUALITÉ DE
RECTEUR
POUR LA PÉRIODE DE 1964 A 1966
LIBRAIRIE PAYOT
LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
LAUSANNE 1965

DISCOURS
DE M. LE PROFESSEUR JEAN DELACRÉTAZ
RECTEUR ENTRANT EN CHARGE
Monsieur le Conseiller d'Etat,

Les rapports excellents que j'ai eu le privilège d'entretenir avec vous tout au long de mon décanat à la Faculté de médecine me font envisager avec beaucoup d'optimisme les relations plus fréquentes, plus importantes aussi, qui seront les nôtres pendant les deux ans à venir. Mon attachement indéfectible à l'autonomie de l'Université ne diminuera en rien mon esprit de collaboration avec l'autorité politique que vous représentez; l'intérêt de l'Université ne saurait, par nature, être incompatible avec l'intérêt national; c'est notre tâche commune, et combien honorable, de promouvoir, pour chaque problème que nous aurons à résoudre, des solutions conformes à la fois à l'intérêt de l'Université et au bien commun de la cité.

Monsieur le Prorecteur,

Le hasard fait — mais est-ce vraiment le hasard — que cent soixante-dix ans après que les Vaudois se soient libérés de la domination de Leurs Excellences de Berne, l'Université de Lausanne, qui gémissait depuis deux ans sous la férule d'un recteur bernois, retrouve une direction vaudoise. Vous me direz peut-être que je prends des libertés avec la réalité historique en vous faisant passer pour un Bernois; le Gessenay, dont vous êtes originaire si je ne

m'abuse, n'appartenait-il pas en effet au comté de Gruyère? En tout état de cause, j'aurais mauvaise grâce à ne pas reconnaître en vous le plus Vaudois des Bernois, étant entendu que, dans ma bouche, cela ne saurait être qu'un compliment; vous vous souvenez peut-être d'ailleurs que, comparant un jour nos ascendances, nous avions dû constater, à ma confusion, que j'avais dans les veines au moins autant de sang bernois que vous.

J'ai eu le grand privilège, Monsieur le Prorecteur, de faire partie de la Commission universitaire que vous avez présidée; aurais-je pu être à meilleure école? Il m'est agréable de vous dire publiquement combien j'ai admiré, tout au long de votre rectorat, la rigueur de votre raisonnement et l'habileté de votre argumentation, votre manière, à la fois traditionnelle et originale, d'approcher les problèmes nouveaux, votre ténacité dans tout ce que vous entreprenez, votre inaltérable courtoisie et, par-dessus tout, votre incroyable patience, tant à l'égard de vos collègues que des étudiants. Sur ce dernier point tout particulièrement j'aurai, ma foi, beaucoup de peine à vous égaler. Si, sur la majorité des problèmes universitaires, nos points de vue sont identiques, il en est un où nos opinions diffèrent: c'est celui dit de l'aide fédérale aux universités. Chacun sait qu'une commission d'experts a été créée par le Département fédéral de l'intérieur pour étudier l'opportunité d'une participation financière de la Confédération aux frais de développement et d'entretien des universités cantonales; dans son rapport cette commission, dite commission Labhardt, du nom de son président, l'actuel recteur de l'Université de Neuchâtel, aboutit à la conclusion que les besoins de nos hautes écoles dépassent les possibilités financières des cantons universitaires et que des subventions fédérales sont indispensables. La commission Labhardt ne s'est apparemment pas demandé où la Confédération prélèverait l'argent nécessaire pour les subventions qu'elle préconise; or la réponse est simple, nous la trouvons, exprimée de la manière la plus claire, dans le discours prononcé par M. le conseiller d'Etat Pierre Oguey, lors de l'installation du professeur Gilbert Guisan en qualité de recteur, il y a quatre ans: «Chaque franc qui nous arrive de Berne a été puisé chez nous, accompagné au départ d'un nombre respectable

de centimes, nécessaires pour faire marcher la machine, faire passer ce franc dans tous les organes de prélèvement, de comptabilité, de contrôle, de calcul et de distribution.» Si l'on songe, en outre, qu'à eux seuls les huit cantons universitaires paient tout près des trois quarts de la totalité de l'impôt fédéral direct, on obtient une juste idée de la place qu'ils occupent dans la capacité financière totale de la Confédération et on se rend compte que la participation des cantons non universitaires aux frais des hautes écoles ne pourra jamais être, quel que soit le système adopté, que dérisoire; en se faisant subventionner par la Confédération, les cantons universitaires ne feront donc que se subventionner eux-mêmes. Ces vérités d'évidence sont certainement bien connues des gouvernements des cantons universitaires; pourquoi, dès lors, ne repoussent-ils pas purement et simplement, l'éventualité de subventions fédérales? Là encore, le discours de M. le conseiller d'Etat Oguey, que je citais tout à l'heure, nous donne une réponse précise. Après avoir affirmé que le principe fondamental de la politique suisse est de confier à la Confédération les tâches qu'elle peut remplir mieux que les cantons. et de laisser à ces derniers celles qu'ils peuvent accomplir mieux, ou simplement aussi bien que la Confédération, M. Oguey ajoutait: «Malheureusement ce principe est doublé d'un autre, non proclamé, qui est d'essayer de reporter sur la Confédération la responsabilité de financer le plus de choses possibles pour se décharger du souci de les financer soi-même et surtout de prélever les impôts correspondants.» La situation peut donc se résumer simplement: Il faut beaucoup d'argent pour l'Université et cet argent ne peut être pris que dans le canton; le seul problème en suspens est de savoir qui, du canton ou de la Confédération, aura la corvée de prélever les impôts nécessaires. Cette question paraît mineure à certains; nous la considérons, au contraire, comme de la plus haute importance. En effet, lorsque la commission Labhardt fixe comme principe que l'aide de la Confédération ne doit pas porter atteinte à la souveraineté cantonale et à l'autonomie universitaire, elle s'installe délibérément en pleine fiction; il n'est jamais possible de rester indépendant de l'autorité qui vous prodigue les fonds dont vous avez besoin;

toute attribution d'argent comporte des rapports, des contrôles, une intervention dans les affaires de celui qui les reçoit; l'administration fédérale, pour sa part, est dans ce domaine traditionnellement tâtillonne et exigeante. Il est hors de doute que l'introduction de subventions fédérales aboutirait à la transformation progressive, lente peut-être, mais inéluctable, des universités cantonales en sections cantonales d'une université fédérale. Est-il besoin de dire que notre canton et notre Université ont tout à perdre à une telle transformation?

Il est tout naturel que l'Université porte un intérêt très actif aux étudiants, auxquels s'adresse son enseignement. La nature des relations entre les autorités universitaires et vos organisations, Mesdames les étudiantes et Messieurs les étudiants, n'est pas facile à fixer. Lorsque vous réclamez de l'Université ou de l'Etat d'être logés, nourris, voire payés, vous sollicitez ce que Bertrand de Jouvenel appelle «un flux descendant de services et de biens, sans réciprocité», qui caractérise les rapports des enfants avec leurs parents. Lorsque vous demandez, d'autre part, une représentation paritaire dans tous les organes de l'Université, vous vous affirmez adultes, pleinement responsables. Vous comprendrez, j'imagine, que l'on puisse difficilement admettre que le même étudiant, qui reconnaît son incapacité à résoudre par ses propres moyens les problèmes élémentaires de son existence, prétende en même temps assumer de difficiles responsabilités dans la gestion de l'Université.

Convaincu de la réalité de nombre des problèmes qui vous préoccupent, je suis prêt à en discuter avec vous; ensemble nous essayerons de reconnaître l'essentiel de l'accessoire, ce qui est urgent de ce qui l'est moins, afin qu'un effort commun puisse être entrepris avec un maximum de chances d'aboutir.

C'est vous dire que je suis pleinement acquis à l'idée d'entretiens très ouverts avec vos représentants, pour autant que vous vouliez bien m'envoyer des interlocuteurs réfléchis plutôt que doctrinaires, compétents plutôt que suffisants. Si, par-dessus le marché, mes futurs interlocuteurs sont des étudiants qui suivent régulièrement leurs cours, qui se présentent à leurs examens et, qui sait,, qui les réussissent, je serai alors vraiment comblé.

Mesdames et Messieurs,

Les conditions dans lesquelles s'exerce l'art de guérir n'intéressent pas que les médecins; d'elles dépend la qualité des soins qu'on est en droit d'attendre d'eux; la communauté tout entière se trouve donc directement concernée par elles; c'est ce qui m'incite à vous présenter aujourd'hui quelques réflexions sur l'état actuel et l'avenir de la profession médicale.

Toutes les générations de médecins ont tendance à considérer que «leur» médecine progresse de façon particulièrement rapide, ce qui n'est pas l'avis de leurs patients. Toutefois le développement explosif des sciences physiques et naturelles et l'application systématique de leurs découvertes donnent à la médecine du XXe siècle et, singulièrement, à celle de sa seconde moitié, une situation particulière; nos connaissances se multiplient à un rythme déprimant pour ceux qui doivent les assimiler; les théories se succèdent, aussi savantes que rapidement abandonnées; nos moyens techniques d'investigation et de traitement, qui se perfectionnent et se compliquent toujours davantage, impliquent l'usage d'un langage ésotérique, qui déconcerte le médecin praticien.

Cette évolution devait nécessairement .retentir de façon importante sur la structure de la profession médicale. C'est un truisme de dire aujourd'hui qu'un seul homme n'est plus en mesure d'acquérir la totalité des connaissances médicales, d'où nécessité de la spécialisation et d'une spécialisation toujours plus poussée; à mesure que les connaissances s'accumulent, on tend à subdiviser davantage; c'est ainsi que la médecine interne, primitivement considérée elle-même comme une spécialité, a donné naissance à la cardiologie, à la neurologie, à la pneumologie, à la gastroentérologie, à la néphrologie, à l'hématologie, etc. La chirurgie, de son côté, après avoir conféré l'indépendance à l'oto-rhino-laryngologie, à l'orthopédie, à la gynécologie, à la neuro-chirurgie, tend à se subdiviser en chirurgie pulmonaire, cardiaque, urologique, infantile, etc. Cette fragmentation progressive, à la fois rançon et condition du progrès de nos connaissances, peut être considérée comme bonne en soi, pour autant qu'on n'oublie pas qu'à côté de ces spécialistes au domaine toujours plus limité, doit. subsister une

catégorie de médecins capables d'une vue d'ensemble, d'une synthèse: les médecins généralistes, ou omnipraticiens, comme on les appelle volontiers chez nous, ont donc à jouer dans la médecine d'aujourd'hui et, plus encore dans celle de demain, un rôle de premier plan sur lequel je reviendrai tout à l'heure.

Pour les spécialistes eux-mêmes, les limites toujours plus étroites de leur domaine, entraînent comme première conséquence la nécessité du travail en équipe. L'activité de chacun ne représente, en effet, qu'une partie d'un acte médical complet et, de ce fait, ne prend de signification qu'en connexion avec celle des autres; une autre conséquence est la nécessité de concentrer ce type d'activité médicale hautement spécialisée et technique entre les mains d'un nombre limité de groupes; ceux-ci doivent en effet pouvoir déployer leur activité en faveur d'un nombre suffisant de patients sous peine de perdre, avec l'entraînement nécessaire, une partie de leur efficacité. De plus, il serait économiquement déraisonnable de ne pas chercher à utiliser en plein l'équipement généralement très onéreux que nécessite ce type de médecine.

Nous n'ignorons pas certaines difficultés que ce genre de concentration implique; les unes, d'ordre psychologique, sont liées à l'éloignement de la famille et du milieu habituel; on reconnaîtra cependant qu'il vaut mieux être guéri dans une ville que l'on ne connaît pas, par des médecins dont on n'a peut-être même pas retenu le nom, plutôt que de mourir à la maison, entouré de sa famille affligée et loyalement assisté jusqu'au bout par le médecin qui vous a vu naître. D'autres difficultés sont d'ordre politique; nous savons fort bien que certains cantons préfèrent laisser à d'autres la lourde charge financière d'un équipement médical moderne, alors que l'équité voudrait qu'ils y participent, puisque leurs ressortissants ne se font pas faute d'en profiter. Il faut cependant savoir renoncer à la tentation de résoudre ce problème en recourant à l'intervention de la Confédération, comme le voudrait une mode pernicieuse; il vaut mieux s'accommoder de cette situation, qui a en contrepartie l'avantage de nous garantir notre liberté d'action; celle-ci, quoi qu'en pensent les contempteurs du fédéralisme, vaut bien quelques sacrifices.

Assez paradoxalement, la spécialisation, en se développant, redonne à la médecine générale la place qu'elle lui avait contestée lors de ses débuts; en effet, dans le cadre des grandes disciplines médicales primitivement créées, telles que la médecine interne, la pédiatrie, l'ophtalmologie, la dermatologie, l'obstétrique, etc., il était relativement aisé, pour le patient, de déterminer par lui-même dans la majorité des cas, de quel spécialiste relevait son affection; la pratique générale n'apparaissait plus alors que comme une forme mineure, voire anachronique, de la médecine. Avec le foisonnement actuel des spécialités, le rôle de l'omnipraticien reprend toute son importance; ce rôle est, tout d'abord, de s'occuper des patients dont l'affection n'exige pas le recours à des connaissances ou à des techniques spécialisées; ensuite l'omnipraticien a la charge d'adresser aux différents spécialistes, ou aux hôpitaux, les patients qui en ont besoin, et, le cas échéant, d'assurer avec eux les traitements nécessaires. Pour remplir efficacement ce rôle, le médecin généraliste doit disposer d'une formation très large et jouir d'un esprit critique avisé; il doit tenir ses connaissances constamment à jour dans les domaines les plus variés de la médecine, ce qu'il n'est généralement pas en mesure de faire par ses propres moyens; de ce fait découle la nécessité de mettre à sa disposition les moyens nécessaires pour cette formation permanente; l'organisation d'un tel enseignement post-universitaire est l'une des tâches les plus urgentes que le corps médical de notre pays ait à accomplir.

L'importance accrue des prestations techniques tend à donner un tour impersonnel à une partie de l'activité médicale, en particulier dans le domaine du diagnostic. C'est ainsi que la lecture d'un tracé électro-cardiographique, d'une radiographie, d'une biopsie, d'un frottis hématologique, bactériologique ou cytologique, peut se faire en l'absence du patient et par un spécialiste qui ne l'a jamais vu. On ne saurait toutefois assez insister sur le fait que tous ces examens doivent être interprétés en fonction d'un examen clinique sous peine de tomber dans l'incohérence et le ridicule. Jean Bernard, dans son livre Etat de la médecine, rapporte l'histoire suivante: «Un médecin français en séjour à l'étranger est invité par un ancien condisciple; sur la porte de celui-ci une plaque dorée

porte le mot «diagnosticien» et le visiteur de rêver à cette spécialité utile. Le Français est en avance; une erreur est commise, on le prend pour un consultant; aussitôt se met en route une mécanique bien réglée: deux plaisantes secrétaires l'interrogent, rédigent de nombreuses fiches, prescrivent toute une série de ponctions, de prélèvements, d'examens radiologiques, électriques, biochimiques; aucun viscère n'est épargné, aucune humeur n'est oubliée. Le visiteur, qui laisse délibérément se prolonger le malentendu, s'inquiète alors de l'examen clinique. Le docteur, lui est-il répondu, étudiera les résultats de vos analyses; s'il juge nécessaire de vous voir lui-même, il vous convoquera; sinon il vous enverra directement son ordonnance. C'est alors que le Français révèle son identité, au moment où aiguilles et électrodes allaient pénétrer ses secrets les plus intimes, au moment aussi où, avant même l'introduction des aiguilles, le versement d'un nombre élevé de dollars lui était demandé.»

Si nous ne risquons guère de tomber dans un excès aussi caricatural, nous devons cependant toujours prendre garde de ne pas oublier, l'enthousiasme aidant, la prééminence de la clinique. Là encore, le rôle de l'omnipraticien sera de tout premier plan; aussi est-il essentiel qu'il ait non seulement la tête bien pleine, mais aussi et surtout bien faite; et, que trouver de mieux pour aiguiser le jugement qu'une formation humaniste? Vouloir donner aux médecins une formation exclusivement scientifique et technique est à la fois une mode assez répandue et une dangereuse absurdité.

A côté de la spécialisation toujours plus poussée et d'un caractère technique accru, un des éléments importants de la médecine contemporaine est le développement de la médecine préventive; celle-ci était autrefois réduite à la quarantaine imposée aux collectivités où éclatait une épidémie; grâce à l'audace de Pasteur, osant inoculer son vaccin antirabique au jeune Meister mordu par un chien enragé, grâce à l'esprit d'observation de Jenner, utilisant le virus de la vaccine, affection des bovidés, pour protéger l'homme contre la variole, la médecine prophylactique a connu des développements remarquables dont nous sommes loin d'avoir atteint les limites. La mise au point, au cours de ces dernières années, des

vaccins antipoliomyélitiques est la dernière en date des découvertes importantes dans ce domaine. Les autorités sanitaires de l'Etat ont généralement été à l'origine des campagnes de vaccinations, obligatoires ou non, entreprises dans le pays; nous n'avons plus de cas de variole depuis longtemps, la diphtérie a pratiquement disparu de notre canton, la poliomyélite y est devenue exceptionnelle; c'est là un bilan très positif et il faut avoir l'esprit bien léger pour le nier.

Le dépistage précoce de certaines affections, curables à leurs débuts, plus difficiles, voire impossibles, à traiter utilement lorsqu'on les a laissé évoluer, est un autre aspect de la médecine préventive. Des ligues médico-sociales se sont constituées pour lutter contre la tuberculose, le rhumatisme, les maladies vénériennes, le cancer. Il ne saurait être question de mettre en doute l'utilité de l'effort ainsi entrepris pour mettre à la disposition de chacun les moyens techniques et financiers permettant d'établir un diagnostic précoce et d'assurer un traitement adéquat. Nous voudrions toutefois attirer l'attention sur un risque que l'on n'a pas toujours su éviter: un diagnostic précoce ne peut être fait, bien entendu, que si le patient se soumet à un examen médical; pour l'y amener, il est nécessaire d'informer le public; or cette information, délicate, est souvent mal comprise et mal interprétée. Un article sur les tumeurs malignes de la peau, que la Ligue vaudoise contre le cancer m'avait demandé pour le publier dans un quotidien, a amené à ma consultation toute une série de gens fort inquiets, dont une petite minorité avait réellement un cancer cutané au début, alors que la majorité ne présentait que des lésions absolument bénignes; le mal ne serait pas bien grand si un certain nombre d'entre eux ne continuaient à se tourmenter, persuadés que je leur cache la vérité et qu'ils sont réellement cancéreux. Nous connaissons également fort bien les syphilophobes créés par la propagande antivénérienne et qu'on n'arrive plus à convaincre qu'ils n'ont pas la vérole, malgré l'absence de toute lésion objectivement constatable, et en dépit de réactions sérologiques uniformément et régulièrement négatives. L'action des ligues médico-sociales doit donc faire preuve de beaucoup de doigté pour éviter, dans toute la mesure du possible, de créer des pathophobies.

La médecine contemporaine est ainsi caractérisée avant tout, si nous la comparons à celle des époques précédentes, par l'épanouissement des disciplines fondamentales, par une spécialisation toujours plus poussée et un côté technique accru des disciplines cliniques, avec la revalorisation progressive de la médecine générale qui en est la contrepartie, et, enfin, par l'importance considérable donnée à la médecine préventive et l'action, dans ce domaine, des organes de l'Etat responsables de la santé publique.

Il est indispensable de tenir compte de ces faits dans l'organisation de la profession médicale.

Le statut traditionnel de la médecine est celui d'une profession libérale, c'est-à-dire qu'elle s'exerce de façon indépendante et désintéressée; ceci implique, pour le médecin, le libre choix de l'endroit de son installation, de son horaire de travail, et de la discipline qu'il désire pratiquer, de même que le libre établissement de ses honoraires, dans lequel l'usage veut qu'il soit tenu compte des prestations fournies, de l'importance des services rendus, de la qualification professionnelle du praticien et de la situation économique du patient. De son côté, celui-ci se voit garantir le libre choix du médecin qu'il veut consulter, lequel est tenu à son égard au secret le plus absolu sur les confidences qui lui auront été faites.

En fait, un tel statut n'est plus appliqué intégralement nulle part; il n'existe pratiquement plus, ni dans les démocraties populaires, où la médecine a été entièrement socialisée, ni dans ceux des pays occidentaux qui ont développé un service public de la santé, dont le système britannique est l'exemple le plus connu.

Qu'en est-il chez nous? Dans notre pays, la médecine n'est plus que très partiellement une profession libérale; en effet, la fraction de la population faisant partie d'une caisse-maladie augmente toujours davantage et atteint près du 100 % dans certains cantons; la Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents, à laquelle est affiliée obligatoirement la majorité des entreprises employant des ouvriers, l'Assurance militaire fédérale et, de création plus récente, l'Assurance invalidité, ont encore restreint la part de pratique privée des médecins suisses. Le système des caisses-maladies et des autres assurances sociales que nous venons de

mentionner, n'ont pas attenté, théoriquement du moins, au droit du patient de choisir librement son médecin; par contre, la notion d'honoraires a disparu, pour faire place à celle d'un tarif. La liberté de prescription a été limitée par la création d'une liste sur laquelle sont énumérés les médicaments que les caisses-maladies sont tenues de prendre en charge. Le secret médical, enfin, est devenu illusoire, le corps médical ayant admis de communiquer les diagnostics aux institutions d'assurances. sociales; on a prétendu que le diagnostic, étant généralement transmis par le médecin traitant, non pas à l'administration de la caisse mais à son médecin-conseil, le secret médical était ainsi sauvegardé. C'est une pure vue de l'esprit; en effet, si la déontologie admet, et prescrit même, à tout médecin de communiquer les renseignements qu'il possède sur un patient aux confrères qui doivent aussi s'occuper de lui, cette communication ne saurait être faite que dans l'intérêt du patient exclusivement. Le secret médical est trahi lorsque les renseignements sont communiqués à un fonctionnaire de la caisse, même si celui-ci possède un diplôme de médecin. Ce médecin-conseil, en effet, doit, de par ses fonctions, utiliser les renseignements reçus au mieux des intérêts de l'institution qui l'appointe, et non pas de ceux du malade, qu'il n'a pas la charge de traiter. Ainsi l'existence du médecin-conseil des assurances sociales, fort utile en ce qu'elle donne à ces institutions une meilleure compréhension de certains problèmes, ne sauvegarde le secret médical que d'une manière purement fictive.

Le statut libéral de la profession est ainsi bien mal en point; toutefois, une fonctionnarisation n'est pas encore réellement intervenue; aussi nous trouvons-nous dans une situation ambiguë, qui nous paraît particulièrement propice à la promotion d'un système qui, sans compromettre la qualité des rapports entre le malade et le médecin, permette à la population entière de bénéficier des prestations les plus efficaces de la médecine contemporaine.

Si nous essayons de décrire, dans ses grandes lignes, un tel système, nous distinguerons trois groupes différents de médecins: nous trouvons tout d'abord les hommes de science qui se consacrent à la recherche fondamentale, puis les cliniciens des hôpitaux universitaires

ou analogues, et enfin, les médecins praticiens, dénomination sous laquelle nous comprenons non seulement les médecins généralistes, mais aussi les spécialistes installés en ville. Or ces trois groupes doivent, à notre avis, être régis par des statuts différents.

Les chercheurs des disciplines fondamentales n'ont aucune possibilité, à moins de disposer de ressources personnelles tout à. fait inhabituelles, de travailler de façon économiquement indépendante. Or la recherche doit se faire dans l'indépendance; même si l'industrie chimique, au moins par certains de ses représentants, a su développer dans ses laboratoires une recherche fondamentale dont elle n'attend pas nécessairement d'application pratique, ni de rendement commercial immédiats, c'est avant tout dans le cadre des universités que l'on peut s'attendre à trouver l'indépendance nécessaire aux chercheurs.

La situation des chercheurs de nos instituts universitaires estelle satisfaisante? Homme-orchestre, le directeur d'un institut d'une quelconque discipline fondamentale, doit partager son temps entre l'enseignement, l'administration et la recherche; de façon générale les tâches d'enseignement sont trop lourdes; loin de moi l'idée de vouloir systématiquement multiplier les chaires et fragmenter les cours, mais le rôle des assistants d'enseignement doit être développé. Sans perdre pour autant son unité, liée à la personnalité du titulaire de la chaire, l'enseignement peut devenir une tâche collective, soulageant ainsi le responsable et cimentant encore mieux l'équipe de chercheurs de l'institut. Les tâches d'administration, elles aussi, pourraient être considérablement réduites, si chaque institut disposait d'un secrétariat adéquat. Il faut cependant bien reconnaître qu'il y aura là toujours un problème: nos savants collègues des sciences fondamentales, sont en effet souvent de fort médiocres administrateurs, tout en étant persuadés du contraire, ce qui empêche, dans bien des cas, de les décharger effectivement. Ainsi débarrassés d'un surcroît de besognes administratives et d'enseignement, les hommes de science disposeraient alors du temps nécessaire à leurs recherches, qu'il s'agisse de la poursuite de leurs travaux personnels ou de la direction des travaux de leurs élèves et collaborateurs; pour ceux-ci, il est nécessaire de créer un certain

nombre de postes permanents, correctement rémunérés, permettant de retenir chez nous de jeunes savants de valeur, au lieu de les laisser partir pour l'étranger. Mais ce n'est pas que la situation personnelle des chercheurs qui doit être assurée; des fonds suffisants doivent être mis à leur disposition pour effectuer leurs travaux. Nous savons tous le rôle très important que joue là le Fonds national de la recherche scientifique, dans les facultés de médecine comme dans toutes les autres. Il serait cependant souhaitable que les instituts universitaires soient dotés par l'Etat de crédits réguliers destinés à la recherche; celle-ci est en effet une de leurs deux tâches essentielles; l'Etat, dont dépend l'Université, a donc le devoir de les mettre en mesure de l'assumer.

Les spécialistes attachés aux hôpitaux universitaires ont à s'occuper de malades hospitalisés ou ambulatoires, dont l'état nécessite le recours à des compétences ou à des installations particulières; ces malades peuvent se répartir en deux groupes: les patients de policlinique ou hospitalisés en division hospitalière commune d'une part, les patients privés d'autre part. Pour les prestations aux malades du premier groupe, dont il ne reçoit pas d'honoraires, le médecin d'hôpital doit être rétribué par l'Etat, alors qu'il se fera honorer directement par les patients privés. C'est vers un tel statut mixte que l'on s'oriente actuellement chez nous de façon fort judicieuse.

Reste le problème essentiel du statut des médecins praticiens, qui sont les plus nombreux et qui sont en première ligne: c'est eux qui sont consultés par les patients, qui les prennent en charge, seuls ou avec la collaboration d'un confrère spécialiste, ou qui les orientent vers un hôpital; ils représentent l'armature de tout notre appareil médical et, sans eux, l'équipement médico-chirurgical d'une communauté, si perfectionné fût-il, ne serait qu'un trompe-l'oeil. Or il est indispensable que les médecins praticiens soient indépendants: devant avoir l'intérêt du malade comme seul critère de leur activité, ils ne sauraient dépendre d'un employeur, qu'il s'agisse de l'Etat, d'une institution d'assurance ou d'une quelconque entreprise, sans courir le risque de voir s'opposer l'intérêt de leurs patients et celui de leur employeur; c'est une évidence que devraient

considérer non seulement les médecins eux-mêmes, mais aussi les responsables des assurances sociales et les hommes politiques; je pense ici tout particulièrement au Département fédéral de l'intérieur et à son office des assurances sociales, dont la politique, dans ce domaine, nous paraît fort dangereuse.

Le problème de l'organisation et du statut de la profession médicale dans les diverses formes de son activité est, on le voit, avant tout politique; qu'on nous fasse de la bonne politique et nous ferons de la bonne médecine.