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Séance de distribution des prix de concours

Allocutions et rapports
des jurys

Allocution du professeur Claudius Terrier
Recteur de l'Université
Monsieur le Président du Département de l'instruction publique, Messieurs les représentants des autorités civiles et religieuses, du Corps diplomatique et des Institutions internationales, Mesdames et Messieurs, Chers collègues, anciens étudiants et étudiants,

Préambule

Il est apparu au cours de ces dernières années que le rapport administratif présenté ordinairement par le recteur lors du Dies academicus finissait par voiler les grands problèmes de la vie académique. Sans doute est-il utile de passer en revue la suite des faits qui se sont succédé d'une année à l'autre; cependant les questions maîtresses que posent les lendemains de notre Ecole doivent demeurer au premier plan.

De 1965 à 1975, le nombre de ses étudiants aura doublé; les sciences naturelles et humaines auront étendu leur domaine; l'enseignement et l'économie appliquée auront davantage besoin de cadres qualifiés. Suffit-il, face à ces prévisions, de dresser les budgets à court et moyen termes, de renouveler des programmes d'enseignement, d'opérer un prudent remaniement administratif? Nous ne le pensons pas.

C'est pourquoi, afin de nous permettre de soulever deux questions importantes, le rapport habituel est présenté ce soir dans la forme écrite. Chacun en prendra connaissance à sa convenance, la mesure prise ne diminuant en rien l'importance du compte rendu annuel.

Deux questions

Dans le laps de temps que le programme de cette cérémonie nous ménage, la première des questions que nous désirons soumettre à votre attention se rapporte à la structure même de notre vénérable institution. Notre Ecole est-elle véritablement une Université ou tout bonnement une association d'écoles professionnelles?

La seconde question a trait à l'apathie de l'opinion publique qui, chez nous comme ailleurs, semble indifférente au rôle primordial des universités dans la vie de la nation et ne se préoccupe que fort peu du devoir des citoyens envers elles. Or, le sort de l'enseignement supérieur dépend plus que jamais de la mesure selon laquelle il lui sera donné de pouvoir compter sur les ressources communes pour couvrir ses besoins nouveaux.

Y a-t-il Université?

A l'heure où, suivant le titre même d'une étude qui vient de paraître, l'Université semble être remise, un peu partout, en question, à l'heure où, ravalant ses façades et retouchant son statut, notre Ecole sonde l'avenir, le problème de l'existence ou plus exactement de l'absence d'une véritable politique universitaire se pose.

Le classique découpage des enseignements et de la recherche en six facultés censées appartenir à une même famille; le fait que ces facultés n'aient pas les mêmes problèmes à résoudre; que leurs fonctions respectives diffèrent sensiblement; que les unes forment plutôt des enseignants et des chercheurs; que les autres sont principalement orientées vers la formation professionnelle, tout celà, bien considéré, paraît être à l'origine d'un certain manque d'unité d'action, de l'absence d'une politique résolument novatrice, du défaut d'esprit plus hardiment constructif.

Souvent, la recherche d'un compromis entre les intérêts divergents des facultés n'aboutit pas à une solution tout à fait conforme à l'intérêt général. De plus, il faut bien admettre que la dispersion géographique des laboratoires et des instituts accentue ce manque d'unité, ce cloisonnement qui a fait dire à l'auteur de l'ouvrage cité que «les Facultés font — un peu partout —chambre à part, qu'elles ont perdu jusqu'à l'idée qu'il pourrait y avoir une vie commune»!

Il est cependant juste de reconnaître que si les hautes écoles sont parfois justiciables d'une certaine sclérose administrative, c'est que le bâti d'inspiration médiévale sur lequel elles reposent ne répond plus aux exigences actuelles. Il y a de toute évidence un frappant contraste entre l'accélération générale de l'évolution sociale et la lenteur à se renouveler des structures universitaires.

«D'après ce que j'ai pu observer à Genève, disait déjà en 1832 un membre de la commission des Collèges, sur la vitesse moyenne des idées au travers des administrations, je calculais et je l'ai dit à plusieurs personnes, qu'il faudrait dix ans pour que celles que j'ai mises en avant pussent se réaliser.»

S'inspirant de concepts anglo-saxons de l'ordonnance de l'enseignement supérieur, quelques hardis réformateurs français se sont aventurés à proposer des changements radicaux tant dans l'établissement des programmes d'études que dans la hiérarchie des autorités scolaires. L'objectif visé est tout à la fois d'ordre culturel et d'ordre administratif.

De prime abord, l'Université ne serait plus immédiatement partagée entre des facultés qui, sous une pâle administration commune, présentent séparément des programmes spécialisés, sans aucun lien.

Suivant des conceptions qui pourront paraître comme révolutionnaires, il faudrait, en entrant à l'Université, avant de songer à toute spécialisation, franchir un palier de culture générale devant permettre au futur médecin, avocat, chimiste, historien, littérateur ou économiste de se situer dans la profession, dans la cité, dans la nation, à la fois dans le présent et dans le devenir scientifique. Cette étape d'initiation à la connaissance théorique, à l'acquisition de méthodes de travail personnel aurait également pour effet de rendre plus rapidement profitable le temps des études, de faire éclore sans perte de temps la personnalité de l'étudiant, de le rendre plus rapidement capable de penser et d'agir selon sa sensibilité et sa spiritualité.

De plus, cette vue panoramique des connaissances de la nature et de l'homme s'accorderait mieux à la pensée actuelle qui, depuis l'avènement de la physique atomique a jeté un pont entre l'univers des sciences et celui de la philosophie traditionnelle.

Au terme de ce premier cycle d'initiation et de modelage scientifiques, pourvu d'une méthode de réflexion et de travail, le collégien deviendrait un étudiant valable. Avec une ouverture d'esprit qui lui permettrait de s'orienter dans le monde de la

connaissance, il aborderait ensuite le deuxième cycle de sa formation supérieure. Dans le secteur spécialisé où il se serait engagé, il acquerrait la formation et l'équipement faisant de lui un médecin, un juriste, un littérateur, un physicien, un économiste, un mathématicien ou un géologue. Au terme de ce deuxième cycle, le moment serait venu de faire un choix raisonné entre des sollicitations professionnelles auxquelles la plupart des étudiants se sentent pressés de répondre et les voies plus austères du troisième cycle, celui de la recherche scientifique, réservé aux futurs savants, chercheurs ou candidats à l'enseignement supérieur.

En quête d'une référence capable de sensibiliser la portée générale de la réforme entrevue, nous pensons l'avoir rencontrée dans la définition de la théorie des «ensembles» sur laquelle repose le nouveau concept des mathématiques modernes. N'a-t-elle pas été élaborée en se fondant sur les mécanismes qui régissent des groupes d'éléments possédant certaines propriétés et ayant entre eux d'évidentes relations?

Les cycles d'études ne seraient-ils pas, eux aussi, comparables à des ensembles dont les propriétés diverses correspondraient aux ressources de la culture générale, à celles de la formation professionnelle ou de la recherche scientifique? A leur tour, ces ensembles n'auraient-ils pas entre eux, globalement ou partiellement, des relations analogues à celles des systèmes qui caractérisent les mathématiques modernes?

En abaissant les cloisons qui séparent les facultés et isolent les disciplines, la solidarité des philosophes, des naturalistes, des historiens, des juristes ne redonnerait-elle pas au mot d'Université l'éclat qu'il semble avoir perdu?

Que dire enfin, du point de vue administratif, de cet autre aspect du problème de croissance, sinon qu'il n'est pas moins préoccupant que le précédent? Si véritablement on est, à l'heure actuelle, en mesure de supposer que la juxtaposition des facultés fait obstacle à l'autorité de l'Université, on peut se demander ce qu'il en sera lorsque chacune d'elles aura doublé ses effectifs. Sous les redoutables effets d'une force centrifuge accrue par plus de pesanteur, les facultés ne fuiront-elles pas davantage par la tangente? Il y a de sérieuses raisons de le redouter.

Mais le rétablissement de la cohésion universitaire n'est pas fonction que d'un nouveau partage des études, il dépend aussi et dans une large mesure d'une structure administrative au service d'une politique universitaire d'intérêt général primant la satisfaction exclusive d'intérêts plus étroits.

Dans la perspective d'une population estudiantine de 8000 sujets, le devoir n'est pas que de réfléchir aux surfaces nécessaires, aux volumes indispensables de construction, aux dimensions de la vie scientifique, aux besoins fondamentaux de rapports entre maîtres et étudiants, mais aussi et par voie de conséquence logique à une refonte de la hiérarchie administrative.

Toutefois, la totale remise en question du statut actuel de l'Université se heurterait encore actuellement à de lourds obstacles. D'ailleurs, toute réforme administrative est inséparable d'une réforme culturelle. Elles impliquent, l'une et l'autre, de longs et patients travaux d'approche. C'est pourquoi les quelques propositions de modification du règlement organique de l'Université récemment soumises à l'attention des autorités cantonales ne sont qu'un palliatif à considérer comme simple mesure de rattrapage.

D'entrée de jeu, il faut se persuader que le sort de la recherche et de l'enseignement dans l'Université de 1975 est désormais commandé non seulement par des problèmes d'effectifs, de place et d'équipement, mais aussi et parallèlement par une réforme de structures que le temps a usées.

A ceux qui pourraient s'effrayer à l'idée de tels bouleversements, nous disons qu'il ne peut s'agir pour l'instant que d'idées préparatoires aux réformes indispensables. Rien ne saurait être entrepris avec hâte. D'ailleurs, dit Alfred Sauvy 1,

en matière sociale, il ne faut pas oublier que la grande difficulté est de détruire ce qui est, car le ciment armé du temps l'ayant durci, il faut des hommes forts pour en venir à bout.

«Faire l'Université»

«Faire l'Université, c'est maintenant —dit P. Ricoeur, professeur de philosophie à la Sorbonne —à la nation de la vouloir. Mais il faut qu'elle sache —ajoute-t-il — que si elle veut une université nombreuse, sans limitation d'accès — la seule institution viable dans cette hypothèse est coûteuse, très coûteuse.»

Le Département de l'instruction publique nous ayant prié de faire connaître l'avis de l'Université au sujet du rapport Labhardt, nous avons cru devoir recueillir quelques informations auprès du ministère français chargé du financement des constructions universitaires. Nous nous sommes rendu à l'évidence que si nos voisins ont, dans ce domaine, une avance considérable sur notre pays, c'est sans doute à l'esprit d'initiative et d'entreprise des autorités universitaires, mais aussi et sans doute au fait que le financement des grands travaux entrepris à Paris et en province repose sur les ressources d'un budget national et non pas, comme c'est le cas chez nous, sur les recettes beaucoup plus modestes des budgets cantonaux.

Lors de la dernière assemblée de la Société académique, nous avons rappelé qu'en 1946 déjà, des hommes soucieux de l'avenir de notre université avaient sérieusement attiré l'attention des pouvoirs fédéraux sur l'impossibilité pour «de petites communautés cantonales de continuer à faire à elles seules, sans être écrasées, les frais de leurs vieilles écoles». Vingt ans se sont écoulés avant que l'on ait songé à faire écho à ce cri d'alarme.

Le rapport des experts fédéraux nous apprend aujourd'hui ce qu'il en coûte de n'avoir pas écouté la voix de la raison; les dépenses de rattrapage se chiffrent pour l'ensemble des universités suisses à plusieurs centaines de millions.

Alors que notre économie se resserre, le pays va-t-il consentir les sacrifices qui s'imposent ou demeurer insensible au sort de ses hautes écoles?

Tel est le motif d'une inquiétude qui redouble quand on se prend à songer à l'indifférence générale des électeurs à l'égard de la vie publique quelle que soit l'évidence de ses besoins.

Par ailleurs, le fait que huit cantons supportent à eux seuls le fardeau des charges universitaires n'est pas fait pour nous rassurer. Il est vrai qu'avec une sage lenteur la Confédération vient de consentir à se pencher sur le problème d'une aide substantielle. Mais le dernier mot appartient au souverain. Se rangera-t-il à l'avis de ses autorités? Ou repoussera-t-il le projet de loi constitutionnelle relatif au financement de l'aide nécessaire? Les dépenses à destination de travaux de génie civil ne sont-elles pas plus populaires que celles réservées aux hautes écoles?

Sans nous arrêter sur ce qui cause notre tourment, mais pensant que «c'est la nuit qu'il fait beau de croire à la lumière», nous avons recherché des motifs d'espérer malgré tout en la sagesse du pays. Toutefois, qu'on y prenne garde, nous ne pourrons y compter que pour autant que ce dernier aura été dûment averti du danger qui le menace.

Pourquoi ne pas lui rappeler tout d'abord — ce qu'il feint d'avoir oublié — comment, en face des pires adversités, les cantons suisses ont, durant de longs siècles, écarté les dangers qui les menaçaient?

S'ils sont demeurés les artisans de leur salut, les maîtres de leur destin, c'est avant tout à un sentiment de réelle solidarité communautaire qu'ils le doivent.

Il s'exprime dans chacun des pactes qui jalonnent l'histoire de la Confédération. Il se retrempe dans chacune des difficultés de la vie politique. Cette volonté de rester unis et de partager en commun soucis et peines est manifeste. Ces quelques phrases que nous empruntons au pacte de 1481 en sont la preuve tangible. Elles constituent l'élément essentiel de l'alliance et en précisent le but qui est de «maintenir le loyal, bon et amical accord unanime, grâce auquel nos aïeux de bienheureuse mémoire ont eu en toute occasion l'habitude de s'aider fidèlement dans leurs difficultés, dans leurs entreprises et leurs affaires en mettant en commun leurs vies et leurs biens».

Dans une plaquette intitulée Valeurs historiques et valeurs actuelles, P. Ed. Martin s'est demandé si, pour «répondre à de pressantes nécessités, la considération de ce que la Suisse a été dans l'histoire peut encore à notre époque de confusion d'intérêts, de programmes et de doctrines nous inspirer une solution valable».

Rappelant très justement que «la Confédération est née d'une crise» l'excellent historien remarque que l'étude objective des faits présents et passés aide à comprendre des situations compliquées, voire tragiques. Il vaut mieux, ajoute-t-il, s'attaquer à la racine du mal que de se fier à des remèdes qui guérissent les symptômes.

Par ailleurs, dans un livre publié en 1935 à l'intention des Suisses à l'étranger, on peut encore lire que lorsque «l'esprit nouveau souffle un peu partout, il ne doit pas faire oublier que la Suisse est allée à la ruine, chaque fois qu'elle a oublié l'esprit qui l'avait fondée».

Cet esprit, il se définit à l'aide d'un mot: solidarité! Comment comprendre ce mot à l'instant même où le sort des universités est singulièrement inquiétant et qu'il dépend résolument de la modification profonde d'un régime financier largement dépassé?

Or, pour qu'un changement se produise, il faut que l'esprit public se réveille et que le sentiment de solidarité confédérale renaisse.

Dans une note adressée au Sénat en janvier dernier, nous avons cru bon de rappeler que le devoir le plus pressant des universitaires était de redire en toute circonstance que si les liens unissant les hautes écoles au pays avaient forcément changé sous l'influence d'une civilisation nouvelle, le rôle de l'enseignement supérieur dans l'économie et dans l'éthique nationale était devenu plus important que jamais. Dans la perspective d'une politique fédérale de l'aménagement des hautes études, il faut admettre la nécessité d'une information systématique de l'opinion publique. Cette information doit tendre à dissiper de nombreux préjugés et faire en sorte que le pays tout entier prenne à nouveau conscience de sa responsabilité fondamentale.

Une oeuvre de persuasion comme celle qui est indispensable ne s'impose pas artificiellement du jour au lendemain. Elle ne peut réussir que si elle recueille le concours de tous les universitaires, de tous les hommes politiques, de tous les groupements mêlés de près ou de loin à la vie publique. Tous ensemble, ils doivent s'employer à faire reconnaître le bien fondé des obligations sociales de la vie contemporaine; la santé physique, politique et économique du pays en dépend. Dans un pays privé de richesses naturelles, qui n'a pas d'autre ressource que son labeur, les investissements culturels revêtent une importance vitale et son avenir est fonction plus que par le passé du nombre d'hommes qui auront reçu une formation scolaire adaptée au monde moderne.

Durant un demi millénaire et plus, la sécurité collective fut, dans un monde relativement statique, la préoccupation dominante de nos aïeux.

Maintenant que les méthodes positives de la connaissance, les perspectives infinies du savoir, les conquêtes étonnantes des techniques les plus diverses font passer l'homme à une conception plus dynamique et plus prospective de la société, la notion de sécurité collective revêt de nouveaux aspects. La défense nationale n'est plus seulement d'ordre militaire et économique, elle est également d'ordre culturel.

Si le souci du bien commun, le sens de la solidarité collective ont, aux temps révolus de l'artisanat et de la fabrique, puissamment contribué à la sécurité du territoire, c'est encore de ces mêmes vertus que dépend le sort de la Suisse. Aujourd'hui et davantage qu'hier, ce que veut dire son antique devise est plus que jamais valable.