A. Fugit irreparabile tempus

Rektoratsrede von

Prof. Dr. André Mercier

Fugit irreparabile tempus, c'est-à-dire «le temps fuit, irréparable» — telle est la toute première phrase en latin que j'ai apprise comme enfant, de mon père. A l'époque, je ne me doutais point qu'il se fût agi là d'un vers d'un célèbre poète antique, et je ne possédais pas les moyens de savoir qu'il exprime l'un des principes fondamentaux non seulement de la physique mais de la science tout entière. Je ne devais apprendre le latin que plus tard au Collège, et la physique théorique à l'Université. Cependant, cette vérité élémentaire est restée ancrée en mon esprit dès le début, peut-être parce qu'elle servait de devise à un blason de famille.

Donc, on la trouve écrite à la fin du vers 284 au troisième livre des Géorgiques 1, après que le Mantouan se soit reproché à lui-même de se trouver capté par son propre sujet. A la lumière de la physique moderne, il serait bien déplacé de vouloir la comparer au dicton populaire anglais du «time is money». En effet, si, d'une part, ta phrase de Virgile est en accord parfait avec les principes de la physique, le dicton anglais, d'autre part, ne l'est pas: Il n'est pas vrai que, le temps, ce soit l'argent. Car ce que nous payons en monnaie sonnante, ce n'est jamais la durée, mais bien l'énergie, en quantités utiles, et même souvent inutiles; nous payons la note d'énergie et la miche de pain, mais non jamais la nuit de sommeil ni les années de notre vie.

Il est bien improbable, même exclu que Virgile se soit douté qu'en écrivant cette simple phrase, il touchait à la limite où la physique se scinde en ses deux parties les plus différentes. Même Lucrèce, dont les préoccupations avaient, à la surface du moins, quelque goût pour la science — même un véritable homme de science parmi les philosophes et penseurs de l'Antiquité — un Archimède par exemple, le plus moderne d'entre eux —auraient eu la plus grande peine à se rendre compte qu'au niveau le plus simple déjà, c'est-à-dire à celui de la physique qui n'étudie que les corps inanimés, les phénomènes de la nature se répartissent en deux classes, celle des phénomènes réversibles et celle des phénomènes irréversibles.

Ces deux classes constituent le début d'une classification nouvelle des sciences qui rend désuète la classification positiviste d'Auguste Comte. D'ailleurs, la classification positiviste a déjà été mise en défaut par les mathématiques modernes autant que par la physique.

Notre classification repose tout d'abord sur la remarque fondamentale qu'il y a, entre les mathématiques d'une part et les sciences positives de l'autre, une distinction irréductible en ce que les mathématiques sont absolument justes en vertu de l'apodicticité de leurs démonstrations mais qu'elles ne posent aucun objet concret, tandis que les sciences positives ne sont ni rigoureusement justes, ni absolument vraies, car elles ne peuvent fournir autre chose que des modèles plus ou moins approximatifs des systèmes partiels du monde naturel et, à la rigueur, de son aspect cosmologique global. La cosmologie est toujours sujette à caution, il faut le reconnaître, mais elle a d'une part attiré la curiosité depuis toujours, du fait que le monde nous apparaît dans sa totalité comme un système réglé, ordonné, comme un cosmos et non comme un chaos, et elle a d'autre part des succès retentissants à son actif, sur lesquels nous reviendrons plus loin.

Ensuite, alors que les mathématiques n'opposent en principe aucune limite à l'inventivité de notre esprit, la nature nous impose à tout instant des bornes. Et de plus, une incapacité irréductible à représenter la Nature non seulement dans sa totalité mais jusque dans les détails les plus petits d'une façon ultime et ne varietur, fait des sciences positives une entreprise de caractère différent de celui des mathématiques.

La raison en est simple: Les mathématiques ne sont pas une science de ce qui est dans le monde et dans le temps, elles ne sont même pas une science du tout, pas un savoir, pas une scientia, elles sont bien au contraire un pouvoir, un savoir-faire (si l'on insiste sur le «faire»), une potentia, et c'est elles qui donnent à la science qui les utilise sa puissance, alors que la science en tant que science n'est pas un pouvoir, elle n'est qu'une recherche en acte qui s'efforce constamment de dépasser le savoir déjà acquis que l'on trouve imprimé dans les livres et décrit dans les traités.

Kant l'a senti de quelque façon, lorsqu'il traitait de ces matières et qu'il analysait l'espace et le temps. Comme on le sait, il attribuait à ces

deux concepts des natures analogues en les définissant comme les formes de l'intuition sensible a priori. Mais il ne faut pas se laisser dérouter par les analogies. Lachelier, en manière de commentaire à l'épistémologie kantienne, l'a précisé en disant à peu près ceci: L'espace est la marque de notre puissance, le temps celle de notre impuissance. Or l'espace, au sens moderne le plus général qui soit, est en gros le champ d'activité du mathématicien, du géomètre. Cela s'accorde donc avec ce que nous venons de dire des mathématiques comme potentia. Les sciences, elles, sont un effort de maîtriser le temps, car tous les phénomènes naturels sont de caractère temporel, même ceux qui, comme la structure des cristaux, n'en ont pas l'air. Dès lors il est clair que la science naît de l'effort de vaincre notre impuissance envers le temps et que le savoir se mesure à la maîtrise que nous possédons des phénomènes temporels. La science commence à la physique, et le premier, le plus élémentaire de ses chapitres, c'est la physique des phénomènes réversibles, appelée, à l'origine, la mécanique.

Pendons un poids au bout d'un fil inextensible accroché en un point fixe, à une potence de laboratoire par exemple, et donnons-lui une impulsion latérale. Il se mettra à osciller. Si le fil est très long et la masse très grande, l'oscillation se poursuivra des heures durant, sans qu'on s'aperçoive à l'oeil nu que son amplitude diminue. C'est le mouvement d'un pendule. De fait, si nous le quittons pour revenir un mois plus tard, ce pendule sera au repos. Son mouvement a donc été amorti. Un frottement presque imperceptible l'a pour ainsi dire détruit, et de «réversible» qu'il paraissait être pendant les premières minutes où l'élongation à gauche, puis l'élongation à droite, et de nouveau à gauche et ainsi de suite semblaient être les images exactes l'une de l'autre par inversion rigoureuse, réversible comme on l'appelle précisément — notre pendule se révèle irréversible, puisqu'il s'éteint, comme une lampe où manque l'huile; et puisque le frottement persiste, si faible soit-il, c'est qu'il manque, au pendule, et la réserve inépuisable de ce qui lui aurait permis d'entretenir son mouvement ad infinitum, et l'organe approprié pour le faire.

Or, il apparaît d'une part presque évident que l'univers ne saurait mettre

à la disposition de qui que ce soit des «réserves inépuisables». Car qui dit réserve inépuisable dit deux choses: infinie en quantité et douée de la qualité qui en fait la réserve particulière nécessaire à l'entretien en question.

De l'autre, il est difficilement pensable que l'adjonction d'un organe approprié puisse se faire sans augmentation du frottement.

Chacun sait en effet que nous ne pouvons entretenir longtemps nos maisons, nos voitures, nos vêtements, nos routes sans nous procurer des matériaux appropriés dont la qualité importe autant que la quantité et sans l'aide d'une main-d'oeuvre qu'on ne peut remplacer entièrement par des machines. Sinon, les maisons tombent en ruine, les routes se désagrègent, les vêtements se trouent et les machines elles-mêmes se corrodent. Tout objet qui n'est pas totalement isolé du reste des objets du monde, mais qui est en liaison avec ces derniers, est voué à ce déclin général, à cette dégradation universelle.

Les machines modernes dont les rouages sont montés sur des paliers bien graissés et qui utilisent des procédés tels que les roulements à billes, les voitures qui roulent sur des routes très planes et même sur des rails de chemins de fer, fonctionnent d'une façon infiniment plus efficace que les chariots dont se servaient les paysans de l'Antiquité. — Rappelons en passant que le nom de Georges vient du Grec ό γεωςγός: le paysan. D'où le titre de Géorgiques donné par Virgile à ses poèmes champêtres. — Dans l'impossibilité pratique de se débarasser du frottement intense de leurs chariots et autres engins, les Anciens ne purent non plus en faire abstraction par la pensée, et c'est une raison (partiellement psychologique) pour laquelle la mécanique d'Aristote est fausse. II a fallu, pour franchir ce saut intellectuel, attendre non pas la Renaissance qui n'y a vu que du feu puisqu'elle restituait artificiellement à la pensée antique une valeur de vérité que cette pensée ne pouvait plus avoir, mais les modernes: Léonard, Galilée, Descartes, Pascal, Newton. Je dis: les modernes, car ce sont eux qui ont façonné pratiquement toute la civilisation que nous appelons aujourd'hui européenne ou occidentale, eux qui en sont responsables bien plus que les princes, les hières, et les trapézites qui n'ont fait que profiter de cette civilisation en éclosion.

Car en effet, il a fallu, par une abstraction difficile, concevoir ce passage du cas brouillé toujours présent dans la nature, au cas pur, idéal et mathématisable, et soit chercher par la pratique les moyens de le réaliser dans une matière alors façonnée à l'atelier ou au laboratoire, soit rechercher si dans la Nature il y aurait quand même des cas exceptionnels où le pur, l'idéal, est déjà pratiquement réalisé.

Les deux recherches ont été, dans le cours du 17e siècle, couronnées de succès. La Nature d'une part offre un exemple de cas exceptionnel, c'est celui du système planétaire qui fut expliqué par le plus illustre des savants de l'histoire, Isaac Newton, alors qu'aucune des explications antérieures n'avait été adéquate; l'horloge moderne d'autre part fut construite par son contemporain, Huygens, alors qu'au paravant on devait se contenter des clepsydres et des cadrans solaires.

Les horloges à pendule et le mouvement des planètes reposent sur la même action des corps les uns sur les autres, la gravitation. Cette action mutuelle, si elle peut être isolée par la pensée, peut donc aussi l'être dans la pratique à un très haut degré d'exactitude. Dans la pratique, cet isolement requiert en particulier l'élimination aussi poussée que possible du frottement et de toute autre perte d'énergie mécanique. Mais ces pertes ne sont, comme on le sait depuis Sadi Carnot, jamais strictement nulles, quelle qu'en soit l'atténuation opérée. Ce sont des pertes irréparables, qui, seules, permettent de distinguer «l'après» de «l'avant» de chaque côté du temps présent, et ce sont elles qui font que fugit irreparabile tempus. Nous devrions même nous faire à l'idée que notre Terre n'est pas entièrement soustraite à cette irréversibilité, car elle est, dans son intérieur comme dans l'océan, le siège de marées qui dissipent son énergie.

La dissipation de l'énergie, qui est en même temps une dégradation et qui concerne, comme nous le disions, la qualité autant que la quantité, a été trouvée générale et universelle. C'est ce qu'exprime le second principe de la thermodynamique, tandis que le premier principe affirme que ce qui se perd ici, en quantité, se retrouve là, en même quantité.

Ainsi la thermodynamique annonce que le monde tend non point à se transformer d'un chaos vers un cosmos comme le voudraient toutes les cosmogonies, des mythologies antiques jusqu'à Buffon, Kant, Laplace

et même nos contemporains, mais bien au contraire qu'il va d'un cosmos vers un chaos. Le monde s'use et se dégrade. On a donné au second principe une forme mathématique qui postule la croissance de l'entropie des systèmes clos.

Or, un regard autour de nous, et l'activité qui se manifeste dans la ville comme à la campagne, dans la πόλις comme au γεώςγίον suffisent pour nous permettre de dire que bien des choses suivent le chemin contraire: il est rare que l'on dégrade un officier, alors que les colonels montent en grade et deviennent généraux; non seulement nous bâtissons des temples et des palais bien ordonnés à partir d'une pierre entassée au hasard dans les carrières, mais les fourmis et les abeilles font de même à leur manière, et même et bien plus non seulement les générations biologiques engendrent leurs descendants à leur image, mais l'évolution des espèces a fait naître des cèdres plus tard que la moisissure et l'homme bien après le nautile.

La possibilité existe donc de réaliser, à l'encontre du second principe de la thermodynamique, au moins à l'échelle des systèmes limités, sinon à l'échelle de l'univers tout entier, des structures ordonnées qui sont plus que de simples mécanismes, qui sont même plus que des machines, puisqu'elles sont capables par elles-mêmes de transporter de l'énergie, fournir de l'information et jusqu'à transmettre la tradition et même créer la nouveauté. Cette distinction nous montre qu'il y a, outre la réversibilité au niveau le plus bas et l'irréversibilité au niveau second, des spécifications de la marche temporelle des êtres à des niveaux suivants qui nous permettent d'entrevoir une succession de catégories dans l'ordre du temps, c'est-à-dire des divisions irréductibles telles que l'esprit les conçoit pour classifier les phénomènes de la Nature qu'il étudie. On connaît par exemple tout le poids attaché à la notion de finalité en biologie et la doctrine du vitalisme qui s'y rattache. On a cru que vitalisme et mécanisme se contredisent et s'excluent, et les doctrines correspondantes se sont attaquées mutuellement.

Or, du point de vue où nous nous sommes placés et qui nous est suggéré par le développement de la physique, il ne doit pas se produire de contradiction pareille, et de fait la biologie moderne n'est plus, à notre connaissance, bouleversée par ces controverses. Mais nous croyons

cependant que subsiste une méprise qui sera corrigée par les remarques que voici.

Le passage de la considération des phénomènes réversibles à celle des phénomènes irréversibles est de même nature et du même ordre que le passage suivant de la considération des phénomènes irréversibles à celle des phénomènes vitaux avec la finalité à laquelle Aristote attachait tant d'importance. Or, il ne vient à l'idée d'aucun physicien de voir une contradiction lors du premier passage. Le physicien a parfaitement saisi qu'au niveau le plus bas, on peut ignorer les catégories supérieures dans l'ordre temporel des phénomènes en se contentant d'étudier l'aspect purement réversible de leur fonctionnement. La physique moderne explique clairement que tous les objets de la nature, y compris les êtres vivants et les êtres pensants, sont constitués par des éléments qui agissent à ce niveau le plus bas les uns sur les autres comme si quelques lois naturelles peu nombreuses en régissaient le fonctionnement réversible. Ce qu'on appelle de nos jours en physique une loi d'interaction, c'est l'expression mathématique d'un fonctionnement réversible, lui-même irréductible à un autre fonctionnement réversible. On en connaît quatre aujourd'hui, dont deux d'une manière très détaillée: la gravitation et l'électromagnétisme, et deux d'une manière encore assez provisoire dans le domaine sub-atomique des noyaux et des particules élémentaires.

Mais aussitôt que l'on accepte le passage à la catégorie suivante, tous les systèmes naturels délimités: noyaux, atomes, molécules, cristaux, astres, cellules biologiques, tissus et dermes, êtres animés jusqu'au plus intelligent des hommes, sont en outre soumis à l'irréversibilité, du moment qu'ils comportent plusieurs éléments. Seule une extraordinaire cohésion reposant sur l'une des intéractions agissantes peut cacher l'irréversibilité sous une stabilité persistante. Et puisqu'on n'a jamais trouvé d'éléments ultimes à la matière, même pas les particules dites élémentaires puisqu'on les décompose à leur tour depuis quelques années, on est en droit de soupçonner que tous les systèmes, si infimes soient-ils, sont d'une certaine manière soustraits à la réversibilité du temps. Nous avons déjà vu qu'il est impossible d'isoler totalement un corps des autres corps. Il y a certainement plusieurs systèmes

dans l'univers, il y a moi et ce qui m'entoure, il y a un très grand nombre de particules, il n'y a rien de définitivement seul et unique au monde. Et la thermodynamique enseigne que tôt ou tard, il s'en suivra un plus grand désordre et un mouvement vers la mort et la pourriture.

De fait, nos palais tombent en ruine, et la vie des êtres est finalement toujours comptée.

Apparemment, il n'y a que quelques rares types d'éléments ultimes de la matière qui semblent pouvoir persister indéfiniment: les protons, les électrons, les neutrinos, (les gravitons) . . . et c'est à peut près tout. Et même, cela n'est pas si sûr. Car, d'une part, à toute particule correspond une antiparticule, et si un électron rencontre son anti-électron que l'on nomme positron, la paire ainsi réunie disparaît en tant que telle pour être remplacée par de la radiation, déjà porteuse de la tendance caractéristique à l'irréversibilité au niveau second des phénomènes naturels. D'autre part, il se peut que les particules dites élémentaires soient elles-mêmes constituées par des éléments dont les quarks, admis hypothétiquement depuis peu d'années, seraient des exemples.

Que les êtres ne tombent pas de suite en ruine, cela ressort de la stabilité relative de leur mécanisme au niveau réversible le plus bas. Les plus stables des mécanismes bien connus sont celui réalisé dans le système planétaire qui s'explique à merveille par la gravitation einsteinienne, et celui des atomes qui est commun d'ailleurs aux molécules et aux cristaux et qui s'explique entièrement par l'électrodynamique quantique.

Les noyaux d'atome sont déjà moins stables.

Les êtres vivants, eux aussi, ont une stabilité relative. Mais ils mourront un jour, et ils mourront plus vite que les cristaux de roche ou que le système planétaire. Entre temps, cependant, ils ont la possibilité de fonctionner de leur propre chef, ce que le système planétaire ne peut pas faire et l'atome non plus. C'est donc que, à un niveau plus élevé que celui où ils tendent à se détruire, les êtres vivants fonctionnent selon une ou plusieurs catégories supérieures dans l'ordre temporel. Tout en étant soumis successivement à la réversibilité de leurs mécanismes détaillés et à l'irréversibilité des ensembles de leurs éléments, ils apparaissent

en outre doués de propriétés vitales qu'il n'est pas correct de vouloir réduire à des mécanismes.

Que les êtres ne puissent vivre indéfiniment, cela s'explique par le principe de l'entropie. Si l'on pouvait réduire le vital à l'irréversible, et l'irréversible au réversible, alors on pourrait réduire le vital à des mécanismes réversibles. Or il est faux de dire qu'on peut réduire l'irréversible au réversible, ou la tendance destructive aux intéractions élémentaires. Les intéractions élémentaires n'expliquent en rien l'irréversible; elles ne font pas partie des principes de la thermodynamique. Bien au contraire, s'il n'y avait qu'elles, il n'y aurait pas de thermodynamique. La thermodynamique impose donc ses postulats propres aussitôt que plusieurs éléments de la matière sont en présence les uns des autres 2.

Lorsqu'on fait le pas suivant, on constate que quand certaines structures sont réalisées, un aspect nouveau de l'ordre temporel s'y implante. Ce n'est ni parce que ces structures sont composées d'éléments soumis à telle ou telle intéraction, principalement électromagnétique, ni parce qu'elles finiront par se détruire, que cet aspect nouveau y surgit. C'est parce que ces structures sont juste celles qui conviennent pour que l'ordre vital ou les ordres supérieurs imposent leurs règles propres à la matière.

C'est par l'imposition d'un principe dit ergodique 3 irréductible aux principes de la mécanique que l'irréversibilité s'explique, que la thermodynamique s'élabore dans le détail et que l'entropie et sa croissance se fondent. De même ce doit être par l'imposition d'un principe de vie, irréductible tant aux principes de la mécanique qu'à ceux de la thermodynamique, que le phénomène suivant le plus caractéristique s'explique, à savoir: la capacité qu'ont les êtres vivants de produire des générations nouvelles, quittes à mourir eux-mêmes, une fois cette reproduction achevée. Dès lors, le spectre du mécanisme déterministe s'évanouit.

Pendant longtemps, les mécanistes parmi les biologistes ont voulu réduire les raisonnements de la biologie à ceux de la physique des mécanismes. S'il est justifiable de vouloir prolonger la méthode théorique de la physique vers la biologie, c'est cependant une méprise méthodologique que de vouloir opérer une réduction de la biologie à des mécanismes. En effet, on appelle mécanisme tout modèle mathématique basé sur l'une des intéractions connues. Chacun de ces mécanismes requiert l'adoption d'une mécanique réversible qui ignore et les principes de la thermodynamique, et le fonctionnement des organes vivants. II est déplorable qu'on ait donné le nom de thermodynamique à l'explication globale des phénomènes irréversibles, car ce n'est pas une dynamique. Au début, les thermodynamiciens croyaient pouvoir donner de la chaleur et de la température un modèle au sens d'un mécanisme. Mais aucune intéraction comparable à la gravitation, à l'électromagnétisme ou à une autre n'est responsable de l'irréversibilité. L'irréversibilité recouvre toutes les intéractions; elle leur est donc extérieure. L'espoir de la réduire à une dynamique du réversible s'est révélé un rêve irréalisable, et depuis longtemps, on ne s'y est plus laissé prendre sérieusement. Les recherches sur le fondement possible de l'irréversibilité n'en sont pas pour autant terminées. Mais elles s'enracinent dans des considérations de nature bien différente 4.

Vouloir, par des considérations théoriques, réduire la vie et l'esprit avec tout ce que cela comporte aux mécanismes de la physique et à eux seuls nous paraît un rêve de même genre, qui n'est aucunement nécessaire, d'ailleurs, pour faire, de la biologie et des préoccupations suivantes, des sciences objectives et même mathématisables au sens le plus large. Il faudrait être biologiste, psychologue, sociologue ... pour pouvoir entrer dans les détails; le physicien doit s'en abstenir. Mais c'est par souci de prudence qu'il doit en revanche attirer l'attention de ceux qui étudient les phénomènes aux ordres suivants sur le danger, voire sur l'erreur qu'il y a à vouloir tout déduire des mêmes mécanismes

de base et tout réduire à un seul et même point de départ qui ôterait au monde le dernier parfum de la variété.

D'ailleurs un premier chemin a été trouvé pour s'attaquer aux catégories informatives de l'ordre temporel par des armes de nature logique et mathématique, et c'est Norbert Wiener qui l'a découvert. Nous y reviendrons.

Au paravant, tout en restant dans le cadre de la physique, demandons-nous s'il y a des aspects plus ou moins généraux des phénomènes naturels qui rappellent l'irréversibilité et dont l'étude permettrait peut-être de mieux la comprendre. Pour aborder cette question, il convient de préciser tout d'abord que l'irréversibilité est la catégorie qui donne au temps le sens unique de son flux. Selon le point de vue auquel on se place —à savoir à la place du monde ou à celle du temps lui-même —, ce sens change. En effet, du point de vue des objets du monde et de leur histoire, il va du passé vers l'avenir à travers le présent. En revanche, si bizarre que cela puisse paraître, ce sens va de l'avenir vers le passé du point-de-vue du temps lui-même. Il serait philosophiquement raisonnable de dire que le temps vient à notre rencontre, car il passe et «devient» donc le passé. Et s'il y a du temps en réserve, c'est certes dans l'inépuisable avenir, et c'est de cette réserve qu'est puisée toute nouveauté. Le quid illo fiet du monde est dans l'avenIr, tandis que le quid illo fiet du temps est dans le passé. Si le monde a été créé, et si Dieu en est le créateur, la création procède dans le sens du temps que nous venons d'expliciter et il faut, «en tout temps», chercher Dieu non pas à l'infini dans le passé, mais tout le long de cette demi-droite qu'on appelle l'avenir et qui, venant de l'infini futur, s'arrête à nous comme à la pointe d'une flèche qui nous transperce sans cesse.

C'est peut-être là la raison de «l'invisibilité physique» de Dieu. En tous cas, il y a là le point d'appui pour une argumentation possible sur la compatibilité des choses naturelles et des choses divines et sur la noncontradiction entre la science positive et la théologie.

Cependant, cette façon de concevoir le temps, bien que seule raisonnable, n'est pas courante. Personne ne l'adopte, et Pascal est le seul à l'avoir entrevue, dans la pensée qui contient les mots «Nous ne tenons

jamais au temps présent» 5. Cette façon de concevoir le temps venant à notre rencontre est même gênante à l'esprit naturellement paresseux parce que nous aimerions parvenir à projeter ce qui nous est le plus intime sur ce qui est extérieur à nous et visible aux traces laissées par le changement naturel, afin de n'en faire qu'un seul flux et de lui donner un seul nom: le temps. Cette paresse, c'est elle qu'explique cette autre pensée célèbre de Pascal: «C'est une chose horrible de sentir s' —écouler tout ce qu'on possède» 6.

Aussi, pour ne pas devoir distinguer ces deux mouvements contraires, on préfère dire que nous, que le monde et que le temps vont de pair et s'écoulent dans le même sens, et l'on se fait une image —renversée —de l'écoulement du temps dans le miroir des choses. C'est pourquoi on a convenu de le représenter par l'ensemble des nombres réels, allant de — ƒ"

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