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Allocution de M. Rémy Scheurer

recteur

Le 23 septembre 1990 fait date dans l'histoire de notre université: ce dimanche, l'Alta mater a su, une fois de plus, mais c'est toujours nouveau, qu'elle pouvait compter avec le peuple neuchâtelois sur un Almus pater, constant et généreux. Il y a plaisir à répéter qu'à près de 75% des voix, les citoyennes et les citoyens d'un canton de moins de 160000 habitants ont massivement accepté de se charger d'un investissement de Fr. 48000000.-, part neuchàteloise d'un crédit total de quelque Fr. 112000000.- pour la restructuration et la construction de bâtiments en faveur de la Faculté des sciences. Nous disons aussi le merci qui convient à la Confédération qui subventionne ce projet pour les trois cinquièmes.

Comme recteur, au nom de toute la communauté universitaire d'aujourd'hui et des années à venir, je place cette journée sous le signe de la reconnaissance envers nos autorités politiques et de la gratitude envers le peuple neuchâtelois. Nous sommes heureux du résultat global, qualifié de «divine surprise» par un chef de département que les principes démocratiques n'ont pas trop éloigné des dieux et qui n'est pas homme à se laisser surprendre, mais nous sommes plus heureux encore de constater que le résultat ne souffre pas de différences régionales accusées. Quand il y a des nuances, c'est parce que les villes du Locle et de La Chaux-de-Fonds ont fait particulièrement confiance à l'Université et à sa faculté des sciences. Le vote contient un message à notre adresse. Il a été compris.

Le secret des urnes empêche tout remerciement personnel, mais, à titre symbolique, j'adresse un chaleureux merci à la Commune de Thielle-Wavre qui, avec un score de 87% de oui (à la limite de ce qui est admissible en démocratie!) détient le record de l'acceptation, et aux 18 personnes de la minorité de la commune de Brot-Dessous qui ont soutenu le projet.

Paraphrasant un auteur de moins en moins cité, j'affirmerai, selon Mao Tsé Toung, que l'Université est dans le peuple neuchâtelois comme un poisson dans l'eau.

Toujours à propos de ce crédit, je tiens à dire combien la préparation du projet a été bien menée par notre commission de construction, agissant d'entente avec le Bureau des constructions universitaires, et combien cette préparation a été facilitée par la compréhension des autorités de la Ville de Neuchâtel et par la collaboration des services qui en dépendent.

Certes, une dizaine d'années de travaux de construction ne se passeront pas sans inconvénients plus ou moins passagers et plus ou moins graves selon les instituts concernés, Ils seront ressentis aussi selon les sensibilités individuelles, que l'on prétend d'autant meilleures qu'elles sont plus vives. Mais la Faculté des sciences est désormais assurée de son avenir, dans la mesure où celui-ci dépend de locaux et d'équipements. Avouons-le! Il est grand temps que les plus mal lotis de nos chercheurs puissent abandonner comme affinité avec Louis Pasteur de travailler dans un grenier ou, avec Claude Bernard, d'avoir leur laboratoire dans une cave, Il est grand temps que, matériellement, ces chercheurs échappent à l'imagerie romantique du génie sans moyen parvenant aux plus belles inventions: comme Bernard Palissy aurait trouvé ses procédés d'émaillage en brûlant ses derniers meubles. Le temps semble lui aussi définitivement révolu où il suffisait à un grand esprit d'avoir la géniale imprudence de s'endormir en automne sous un pommier pour découvrir la gravitation universelle. Que Newton me pardonne de simplifier ainsi!

Maintenant, après l'installation de la Faculté des lettres sur l'Espace Louis-Agassiz; après la construction de l'Aula qui nous abrite; après l'installation de la Faculté de théologie au Faubourg de l'Hôpital, la Faculté des sciences s'établira progressivement dans des locaux à la mesure de ses besoins. Il restera, pour achever l'oeuvre, à doter la Division des sciences économiques d'un immeuble à proximité de la Faculté des lettres et de l'Aula des Jeunes-Rives, sur un site qui lui est d'ores et déjà réservé et sur lequel trouveront place encore le Séminaire de français moderne et une grande salle de sports. Quant au bâtiment qui n'est plus principal qu'au sens étymologique, il sera réservé à la Division juridique et à l'administration.

Le programme est simple et cohérent. Il est donc bon, voire excellent, mais il faudra un peu de patience pour le réaliser, même s'il est de moindre ampleur que le programme des constructions pour la Faculté des sciences.

Toutes choses étant égales par ailleurs, il est certain que la mise à disposition de locaux adéquats et de bonnes conditions de travail favorisent la qualité de la formation et de la recherche. Or, la recherche exige de plus en plus de moyens. Elle connaît une extension et une accélération qui parfois ressemblent à de l'emballement, si vous me permettez cette comparaison motorisée.

A vrai dire, je ne crois pas que la soif de savoir soit devenue ainsi gargantuesque par le seul besoin profond de connaissance. Les enjeux économiques de l'invention et de la découverte apparaissent aujourd'hui déterminants pour l'avenir matériel d'une société. La concurrence voit gagner non plus tellement ceux qui protègent d'un profond secret des tours de main ou des procédés de fabrication, mais ceux qui investissent pour découvrir de nouveaux matériaux, de nouvelles technologies, de nouvelles manières de produire.

Les Etats-Unis d'Amérique nous ont apporté la preuve que les laboratoires des universités étaient à l'origine de richesse aussi bien que les centres de recherches des entreprises industrielles. Les pays du Sud-Est asiatique tirent maintenant profit, souvent à nos dépens, de l'effort immense qu'ils consentent dans la formation supérieure scientifique et technique et dans toutes les formes de recherches. Ils apportent une nouvelle démonstration de ce que Joseph Schumpeter exposait déjà en 1934 dans sa

Théorie du développement économique.

Ces fulgurantes percées scientifiques, techniques et économiques n'ont guère fait l'objet jusque dans un passé récent des préoccupations des gouvernements des pays européens, traditionnellement les plus puissants de l'industrie.

Si l'on considère l'histoire, l'importance purement scientifique de la recherche n'a guère été le souci des gouvernements nationaux avant le XXe siècle, même si l'on peut citer la création du Collège de France par François 1er et des initiatives de Colbert sous le règne de Louis XIV.

C'est même assez tardivement que l'importance politique et économique de la recherche scientifique est apparue aux hommes de pouvoir. Il en est souvent résulté entre eux et les chercheurs des tensions car les uns favorisent de préférence des recherches apparemment utiles au développement technique et économique, voire à la Défense nationale, alors que les autres s'affirment les tenants d'une recherche qu'ils nomment pure ou désintéressée, pour mieux montrer à quel point la recherche intéressée est impure. Ouvert ou latent, ce conflit a toutes les chances d'être durable. Et il est bien qu'il en soit ainsi parce que l'économique doit être réglé par l'éthique et parce que l'éthique ne peut plus ignorer l'économique. Le temps est révolu où Charles Loyseau pouvait écrire dans son Traité des Offices, à propos de ceux qui maniaient l'argent, que ces «offices comportant peu d'honneur on leur a donné beaucoup de gages», signifiant par là à quel point les fonctions honorables devaient être éloignées de l'argent.

L'institutionnalisation de la recherche scientifique apparaît vraiment et se généralise depuis la fin du XIXe siècle avec la fondation de l'institut Pasteur en 1888. Et Louis Pasteur lui-même est l'un des premiers à demander que chercheur devienne un métier rétribué, permettant à un individu de vivre et de fonder une famille.

En France toujours, le sénateur Audiffred propose en 1901 la création d'une «Caisse de recherches scientifiques», pour, je cite: «encourager la recherche plutôt que récompenser la découverte» Il n'obtiendra qu'un médiocre succès.

Avant et même après la première Guerre mondiale, les instituts de recherches naîtront principalement grâce à des donations privées, comme la Fondation John Rockefeller en 1913 ou comme en 1920 la possibilité donnée par Henri de Rothschild à Marie Curie de se vouer à des recherches liées à la découverte de la radioactivité. La réunion par l'empereur Guillaume li et l'Association prussienne de chimie en 1911 de 10000000 de marks en faveur de la Kaiser Wilhelm Gesellschaft présente un caractère alors très original de collaboration entre le politique et l'économique en vue du développement de la recherche. Avant la naissance de l'expression, c'est déjà de la politique de la science.

A ce propos, j'ai eu la surprise de lire dans l'intéressant livre de M. Jean-François Picard, La république des savants, la Recherche française et le CNRS, paru en mars de cette année, que cette notion, si commune aujourd'hui, de «politique de la science» datait du débat budgétaire de 1936. Elle a été lancée par le Ministre de l'Education nationale, Jean Zay. A cette date, la Belgique avait déjà montré la voie puisqu'elle avait créé depuis 1927 un Fonds national de la recherche scientifique. Elle devait être suivie par la France en 1939, année de naissance du Centre national de la recherche scientifique. Pour mémoire, je rappelle que le Fonds national suisse de la recherche scientifique date de 1952. Le fascicule de présentation du FNRS, paru en 1987, précise même que l'acte de fondation du 1er août 1952 constituait l'aboutissement de plusieurs années d'efforts.

La création du FNRS a permis de résoudre, et souvent bien, les problèmes liés à la recherche, mais elle n'a pas réglé celui des compétences en matière de politique de la science. Et comme dans notre pays l'enseignement supérieur et la recherche sont très imbriqués, que la Confédération subventionne l'un et l'autre et qu'il y a plus de tâches nouvelles que d'argent frais, il n'est pas difficile de comprendre qu'au-delà des personnes en place il existe des forces qui sont loin d'être en équilibre. Qui proposera une politique de la science? Qui la décidera? Qui l'exécutera? Quels moyens seront-ils affectés à cette politique? Comment seront-ils répartis? Et sera-ce en plus de ce qui se fait ou aux dépens de ce qui se fait actuellement?

A des titres divers et à leurs niveaux sont intéressés à la question les chercheurs eux-mêmes, principaux concernés, les instituts universitaires et les hautes écoles, mais aussi les cantons, la Confédération et de nombreuses institutions à commencer par le FNRS. Dans cette politique de la science, avec toutes ses implications financières, quels seront les rôles du Conseil fédéral par son Département de l'intérieur voire par son Département de

l'économie publique? Quelle sera l'influence du Conseil suisse de la science? du FNRS? de la Conférence universitaire suisse, de celle des chefs de départements de l'instruction publique, des recteurs des universités suisses et d'autres organismes, comme la Conférence universitaire romande, par exemple, pour ne pas parler de chacun des cantons?

Nous qui sommes si bien habitués à des institutions au fonctionnement huilé, nous sommes ici devant des problèmes encore largement à résoudre et dont les données évoluent; et avec elles, les rapports de force. Chacune des parties en cause joue gros, mais aucune ne doit oublier qu'il y a deux jeux à mener simultanément: celui interne au pays et celui du pays face à ses partenaires étrangers. C'est le moment ou jamais d'avoir des hommes politiques qui connaissent un peu les conditions de la recherche et des hommes de science qui aient une tête politique.

Avec la création du FNRS, la Suisse accompagnait les pays européens qui mettaient à disposition de professionnels de la recherche des moyens financiers accrus, même si elle le faisait, selon sa tradition milicienne, en limitant la recherche à une activité accessoire ou temporaire des individus. Avec la mise sur pied des programmes nationaux, depuis 1975, nous avons fait un nouveau pas dans la politique de la science puisque c'est le Conseil fédéral qui décide en définitive, après consultation, les thèmes de recherche dans des domaines qui intéressent à la fois les scientifiques et des milieux extérieurs aux universités. Leur caractère de recherche appliquée est marqué.

Un pas supplémentaire a encore été accompli dans une politique de recherche et de développement dès le moment où la Commission d'encouragement à la recherche scientifique, la CERS, a favorisé par des apports financiers importants la coopération entre industriels et chercheurs. C'est là une intervention particulièrement intéressante des pouvoirs publics dans un pays où la recherche est, pour près des quatre cinquièmes de ses coûts, supportée par l'économie privée. C'est aussi une manifestation de l'importance reconnue à la recherche comme facteur du développement économique.

Plus récemment encore, la Confédération a lancé un premier programme d'impulsion en informatique pour rattraper le retard pris dans les hautes écoles, dans l'enseignement et dans l'équipement informatique. Ce moment-là a été capital dans l'histoire de la politique de la science, car derrière le sourire des millions de la Confédération, il y avait peut-être un reproche aux cantons et aux universités de s'être laissés distancer.

Maintenant, avec le «Schwerpunktprogramm», dont on ne sait encore avec exactitude de quoi il est gravide, un nouveau degré est atteint: celui de l'assignation de buts, de la définition de champs, de l'attribution de moyens spécifiques.

Dans l'évolution de la recherche durant ces dernières décennies, notre université a fait mieux que de suivre le mouvement puisqu'elle a créé depuis plus de vingt ans un institut de métallurgie structurale qui allie la recherche fondamentale, ses développements et leurs applications grâce à une collaboration industrielle particulièrement réussie.

Autre exemple, en 1975: convaincus qu'une université moderne et bien équipée pouvait entraîner des retombées nombreuses et favorables au développement d'une région, des membres du Conseil de l'Université lancèrent l'idée, en pleine crise économique, de la création d'un institut de microtechnique. Bel exemple puisqu'avec cet institut, abrégé IMT, c'est un peu comme si nous avions touché le MIT dans le désordre.

D'autres cas seraient à citer en géologie, en zoologie, en informatique et ailleurs. J'espère que mes collègues me pardonneront instantanément de ne pas les citer. La Faculté des sciences n'est d'ailleurs pas la seule à défricher des champs de recherche et d'activités dans lesquels on n'aurait peut-être pas voulu jadis se salir les mains ou s'écorcher les doigts. La Faculté de droit et des sciences économiques a mis sur pied un institut en économie régionale; elle vient de créer deux chaires de gestion spécialement orientées vers les petites et moyennes entreprises, si nombreuses dans nos régions jurassiennes; elle organise périodiquement un cours de créateurs d'entreprises, qui connaît un beau succès, et un séminaire sur le bail à loyer qui a dû être dédoublé cette année, car nous n'avons pas de salle pour accueillir 900 participants. Dans la perspective de la décentralisation de l'Office fédéral de statistique a été créé l'an dernier un cours post-grade en statistique qui réunit cette année une trentaine de licenciés et de docteurs.

Même en Faculté des lettres, un contrat CERS a été conclu cet été entre une entreprise neuchâteloise et le Laboratoire de traitement du langage et de la parole.

La multiplication de ces activités a conduit un groupe de réflexion commun à l'Université et à l'économie à mettre en place les éléments d'une fondation pour l'encouragement de la recherche orientée et appliquée aussi bien à l'Université qu'à t'Ecole d'ingénieurs au Locle. L'idée de cette fondation est comprise dans un projet que le Grand Conseil a porté le mois dernier sur les fonts baptismaux. Nous devrions donc pouvoir procéder enfin rapidement. Comme l'enfant est encore bien faible, la famille se permet de compter sur les parrains et les marraines! Le Dies académique étant un jour de fête, nous nous réjouissons de ces succès en même temps que nous tenons à dire que la partie de la recherche qui obtient la reconnaissance économique ou sociale, jugée maintenant si importante, est une partie de la recherche universitaire, Il n'y a pas non plus dans nos laboratoires et dans nos séminaires de fausses querelles des anciens et

des modernes, d'autant moins que ce sont souvent les mêmes personnes qui passent de la réflexion fondamentale à l'application et de l'application à la réflexion fondamentale.

Dans ce champ de forces en évolution, le devoir de chacun est de veiller au respect de la liberté de la recherche comme à l'une des principales libertés académiques. Je suis convaincu que plus il existera une politique de la science, quels qu'en soient les auteurs, plus il sera nécessaire de défendre la liberté de la recherche, seule capable de produire des résultats vraiment originaux. Reprenant sur le mode profane une parole évangélique, il est dit «Querite et invenietis!»; il n'est pas dit où, quand, quoi ni comment! Plus sérieusement, cette liberté, même si elle doit être d'apparence anarchique, est absolument indispensable car on sait bien à quel point les plans si efficaces d'apparence sont souvent stérilisants dans la réalité. Et gardons, avec le respect des autorités, une sage méfiance envers l'intelligence supérieure de l'Etat! Pour le reste, nous souhaitons la collaboration et nous en avons d'excellentes. Nous admettons la coordination et nous la pratiquons. Nous reconnaissons la nécessité de laisser telles spécialisations à certaines hautes écoles et nous sommes prêts à revendiquer une grande partie de cet effort pour quelques disciplines, particulièrement pour celles qui concernent les régions jurassiennes dont nous sommes l'Université en quelque sorte naturelle: les microtechniques et ce qui s'y rattache, la gestion des petites et moyennes entreprises, l'archéologie préhistorique — les sous-sols de trois de nos villages ont donné leur nom à une civilisation — les recherches herméneutiques et systématiques, pour ne retenir qu'un exemple par faculté.

Pour conclure, je dirai que l'Université, je parle en général, est une nouvelle fois de sa longue histoire en train de rester elle-même tout en devenant autre. Elle demeure fidèle à ses principes de rigueur scientifique et de probité intellectuelle, mais elle sait qu'elle est investie de nouvelles tâches et qu'elle a pour les remplir des moyens limités. La principale difficulté pour elle, maintenant qu'elle est conçue comme l'un des éléments forts du développement économique et social, sera, tout en collaborant à la politique de la science des états et en s'ouvrant à la collaboration industrielle, de maintenir son esprit d'universalité et la notoriété des résultats des recherches, car il est d'ores et déjà évident que les relations avec des partenaires économiques cachent des rapports scientifiques sous le sceau de la confidentialité.

Faut-il s'en indigner ou faut-il dire, comme Charles-Quint apprenant une mauvaise nouvelle, puisque cela est, tenons-le pour bon!

Quoi qu'il en soit, nous voilà, d'une autre manière, ramenés à la tension entre l'éthique et l'économique.

R. Scheurer