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DIES ACADEMICUS 2004

Cérémonie du 4 juin 2004
Uni Dufour, Auditoire Jean Piaget
24, rue Général Dufour
DISTINCTIONS ACADÉMIQUES
PRIX ET BOURSES
PALMARÈS DES DIPLÔMES
ET CERTIFICATS DÉCERNÉS
DURANT L'ANNÉE CIVILE 2003
UNIVERSITÉ DE GENÈVE

ACCUEIL

M. André HURST
Recteur

Un siècle s'est écoulé depuis le premier Dies academicus, celui de juin 1904, et nous sommes en excellente compagnie pour fêter ce grand événement.

Saluons pour commencer le temps, «père de toutes choses» comme dit le poète, et qui nous entraîne déjà dans le siècle suivant. Saluons également toutes celles et ceux qui nous ont fait le plaisir et l'honneur «assister au Dies academicus. Bienvenue à cette fête qui marque les cent ans du Dies academicus et les 445 ans de notre fondation en juin 1559.

Ce siècle d'histoire de notre université sera aussi illustré par la projection d'un bref documentaire préparé à notre intention par une équipe de chercheurs et de spécialistes de l'image de l'Université.

Merci aux cinq souffleurs qui ont ouvert pour nous cette cérémonie et qui interprétaient trois mouvement de Johan Christoph Pezel, bien connu de quiconque aime entendre la musique jouée du haut des tours.

La musique aura un rôle tout à fait particulier dans articulation de notre cérémonie puisque grâce à l'aide du Conservatoire de musique de Genève, notre partenaire, nous aurons des intermèdes musicaux qui marqueront à leur manière le passage du siècle. Le premier date de 1904 c'est un extrait du quintette du jeune Béla Bartóck (en 1904, il avait 23 ans) dont nous écouterons le final.

Après les allocutions nous sauterons avec les mêmes instrumentistes jusqu'en 2004 pour la première audition d'une pièce écrite pour l'occasion par le jeune Nicolas Bolens.

Allocution du Professeur André HURST

Recteur

Si l'on pense que le mot «académique» charrie des tonnes de passé désormais bien dépassé, si l'on pense qu'il faut désormais reprendre pied sur terre et veiller à des affaires concrètes, on risque un réveil brutal: les années qui viennent, si l'on eu croit les statisticiens, vomit être le temps d'une ruée sans précédent vers le savoir et, partant, vers les institutions académiques.

En effet, dans une époque où l'on se plaint de ce que chacun ne songerait plus qu'aux réalités matérielles, de ce que seul compterait désormais le souci de s'enrichir, on vient nous affirmer des choses paradoxales. Ceux qui les disent sont des gens habituellement pris au sérieux, je veux parler des responsables de la banque mondiale: selon cette source, il y avait en 1995 (il y a bientôt dix ans) 47 millions d'étudiants dans l'enseignement supérieur sur l'ensemble de la planète alors qui1 n'y en avait que 27 millions 15 ans auparavant; simultanément, d'autres statisticiens nous annoncent 97 millions d'étudiants en 2010, (c'est demain!) et 160 millions en 2025. En une génération, le nombre d'étudiants aura pratiquement quadruplé pour atteindre tin chiffre représentant la moitié de la population actuelle des États-Unis d'Amérique.

Comment interpréter dette donnée?

Tout d'abord, disons que cette expansion n'est pas une calamité: la diffusion dans monde de l'institution d'enseignement et de recherche qu'on a diversement nommée dans courant des siècles et qui se nomme aujourd'hui couramment «université» correspond très généralement à un voeu clairement exprimé de la part des collectivités qui en désirent

une, et le nom lui-même d'«université» est convoité de toutes parts.

Disons aussi, pour garder les pieds sur terre, que les collectivités qui investissent dans l'enseignement supérieur et la recherche ne font généralement pas de mauvaises affaires. Dans le cas de notre université, par exemple, il n'est sans doute pas mauvais de rappeler de temps à autre que le contribuable genevois fait plus que doubler sa mise: chaque franc investi par Genève dans son université attire à Genève un peu plus d'un franc venu d'ailleurs. Mais cela ne saurait tout expliquer. Quel est le moteur de ce mouvement qui acquiert sous nos yeux une telle ampleur?

Devons-nous, avec Bossuet, y voir une manifestation de la vanité humaine? Citons ici le «Sermon sur la mort»:

Entre toutes les passions de l'esprit humain, l'une des plus violentes, c'est le désir de savoir; et cette curiosité fait qu'il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l'ordre de la nature, ou quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l'art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires.

Observons au passage que cette magnifique période énumère en apparence tous les chapitres de la recherche et de l'enseignement supérieur, à l'exception, et Bossuet va le dire, de la connaissance de soi. Un peu plus loin, il poursuit en effet: Nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui nous touche; et non seulement de ce qui nous touche, amis encore de ce que nous sommes.

Cette réorientation du projecteur de la connaissance vers «ce que nous sommes» date pourtant de bien longtemps, le «connais-toi toi-même» de la sagesse socratique remonte au cinquième siècle avant notre ère, et c'est dans lignée de cette tradition de recherche que l'on situera la célèbre formule par laquelle s'ouvre la Métaphysique d'Aristote:

Par nature, tous les êtres humains désirent savoir

Nous tenons peut-être ici l'une des explications partielles du phénomène de masse qui se présente à nous dans l'horizon de la génération qui vient. Dans l'expression «...les êtres humains désirent savoir», on retiendra tout particulièrement le mot «désirent»: dans le texte original, c'est un mot qui, venu de l'idée de «tendre la main» vers ce qu'on veut saisir, s'applique également à toutes formes du désir, y compris le désir amoureux.

L'aspiration à plus de savoir relève-t-elle de la pure raison ou faut-il lui reconnaître, comme l'implique la phrase d'Aristote, une dimension irrationnelle, un statut de mouvement en provenance de nos pulsions? Le fondateur de l'«Académie» par excellence, cette école athénienne qui a donné son nom à toutes les «académies» de par le monde, Platon, n'hésite pas un instant: pour lui, le savoir et les pulsions du désir ont partie liée. Pas d'attrait du savoir sans aspiration au bien et au beau, pas d'aspiration à la beauté ni au bien sans désir. Pour lui, la passion amoureuse et la recherche des connaissances relèvent d'un même mouvement ascendant vers le beau et le bien

Bossuet lui concède presque ce point, mais de manière implicite, lorsqu'il parle de «passion de l'esprit».

Le mouvement qui va porter des masses vers les institutions d'enseignement supérieur ne participerait-il pas d'un mouvement vers la connaissance plus ou moins clairement perçue comme «obscur objet du désir»?

Il y a fort à parier, en tous cas, que ce déferlement prévisible d'étudiants vers les universités ne se fera pas uniquement à l'ombre de drapeaux marqués de slogans clairs et raisonnables. Il relèvera en bonne partie d'un mouvement collectif difficile à contenir et frappé au coin de l'irrationnel.

Peut-être ne savons-nous pas interpréter correctement cette donnée chiffrée; mais saurons-nous mieux la gérer?

Si l'on songe un instant à ce chiffre de 160 millions d'étudiants, on peut quasiment visualiser des peuples en marche vers l'acquisition des connaissances.

Qu'arrivera-t-il si des obstacles surgissent sur leur chemin? Ne risqueront-ils pas de se réfugier dans des paradis artificiels qui, au bout du compte, nous coûteront infiniment plus cher? Rappelons-nous Thomas Jefferson: if you think education is expensive, try ignorance...» si vous pensez que l'éducation est coûteuse, essayez donc l'ignorance...»

Manifestement, ce qui est attendu de nous, c'est un effort d'entreprise pour parvenir à faire face, à piloter le flux de cette demande vers un véritable mieux être de la société, non vers l'enrichissement de quelques-uns.

Dans ce sens, les universités de Suisse font en ce moment même un remarquable effort de coordination pour remodeler ce qu'il est convenu d'appeler le «paysage universitaire suisse». A l'ouïe de cette expression, on mesure toutefois ce qu'il peut y avoir de trop sage et de trop helvétique dans la démarche («paysage universitaire suisse» n'évoque-t-il pas irrésistiblement de tranquilles horticulteurs disposant habilement de charmants bosquets devant un cadre de sublimes montagnes situées au fond du décor?). Au fond du décor, peut-être, l'orage gronde... La réalité qui nous attend sera certainement plus brutale que cette image idyllique, et nous devons penser notre monde universitaire comme une véritable entreprise au service de l'humanité dans son ensemble, ou plutôt comme un sous-ensemble de l'entreprise plus vaste que constitue notre espèce, non comme l'instrument docile des intérêts de tel ou de tel autre sous-groupe.

Pour ce qui touche les quelques misérables millénaires que nous pouvons embrasser de notre regard trop étroit, l'histoire de l'humanité montre clairement que les aspirations profondes finissent par se réaliser, fût-ce dans la douleur. Or, l'aspiration au savoir n'est pas un luxe: elle participe du projet non écrit, (sinon dans nos gènes), de l'espèce à laquelle nous appartenons. Sachons par conséquent prévoir les bons efforts, ceux qui permettront à un plus grand nombre de vivre mieux: sur ce terrain, les cent années qui viennent de s'écouler ont vu Genève se doter d'une université en constant renouvellement. Ne pas s'arrêter en si bon chemin est donc la leçon: la leçon venue de notre passé proche, l'avertissement qui surgit aujourd'hui de l'avenir qui frappe à notre porte.