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UN APOTRE DE LA TOLÉRANCE au XVIme siècle.

DISCOURS

DE M. E. DUMONT
Monsieur le Président du Conseil d'Etat et Messieurs les Conseillers d'Etat, Messieurs les Professeurs, Messieurs les Etudiants, Mesdames les Etudiantes, Mesdames et Messieurs,

Pasteur plutôt que professeur, je n'ai ni la science, ni les aptitudes qu'il faudrait avoir pour remplir convenablement les hautes fonctions de Recteur de notre Université. Conscient de tout ce qui me manque, et dans l'intérêt de notre établissement d'enseignement supérieur, j'ai essayé de me dérober. Mes chers collègues de la Faculté de théologie, que je n'ai pas réussi à convaincre de mon insuffisance, ont prononcé le grand mot de devoir. J'ai cru comprendre que je devais obéir et j'ai obéi. Les membres du Sénat ayant bien voulu ratifier le choix fait par la Faculté de théologie, il ne me restait plus qu'à les remercier de la confiance qu'ils m'accordaient et de l'honneur qu'ils me faisaient. Je les en remercie encore en les assurant de ma bonne volonté qui, je l'espère, suppléera en quelque mesure au savoir et aux talents que je ne possède pas, et surtout en sollicitant leur indulgence, leur bienveillance et la collaboration de tous à l'oeuvre commune.

Merci aussi à M. le professeur Béguelin pour les paroles qu'il vient de m'adresser. Elles sont beaucoup trop élogieuses, si élogieuses que je crains une fois de plus de décevoir l'attente de beaucoup. Mais, d'autre part, elles sont si aimables que j'en suis profondément touché et encouragé autant que reconnaissant.

Le Recteur sortant de charge vient de nous tracer un tableau de la vie et de l'activité de notre Université pendant les deux ans écoulés, tableau de nature à produire l'impression pleinement justifiée que, malgré la guerre, elle a poursuivi sa marche normale et qu'elle est en bonne voie de prospérité. Ce qu'il ne pouvait pas dire, mais que je suis heureux de dire à cette heure, persuadé d'être l'organe de mes collègues unanimes, c'est que son rectorat a contribué pour une large part a cette prospérité.

Tous ceux qui l'ont vu à l'oeuvre ont pu se convaincre qu'il se vouait de toute son âme à sa tâche de Recteur; d'une fidélité exemplaire, d'un dévouement sans limites; l'oeil ouvert, veillant scrupuleusement à l'observation des lois et des règlements; comblant les lacunes; tendant au mieux dans tous les domaines; faisant toutes choses avec méthode et précision; rapportant avec une admirable clarté sur toutes les questions soumises à son examen; dirigeant, administrant comme un chef qui tient à ce que tout soit en bon ordre et que tout prospère dans la maison.

Et chez lui rien du chef hautain et autoritaire. Tous ceux qui ont le privilège de le connaître savent qu'un des traits essentiels de son caractère, c'est la courtoisie, la cordialité; une cordialité qui donne un charme tout particulier aux relations que l'on entretient avec lui et qui naturellement lui gagne tous les coeurs.

M. le professeur Béguelin a été un modèle parfait de Recteur, et je me demande s'il a jamais manqué à un devoir quelconque de sa charge. Ce que je sais bien, c'est que tous ses collègues lui sont sincèrement attachés et qu'ils se souviendront avec reconnaissance de l'aimable et excellent Recteur qui vient de présider pendant deux ans aux destinées de notre Université.

Aussi, au nom de tous, je me fais un devoir et une joie de lui dire un très cordial merci, tout en formant le voeu que, pendant de longues années encore, il puisse mettre au service de l'Université les beaux dons de son intelligence et de son coeur.

L'apôtre de la tolérance qui fera l'objet de cette étude a pour nom Sébastien Castellion. Né en 1515, iI eût mérité qu'on célébrât cette année même le 4me centenaire de sa naissance. Au milieu des agitations et des anxiétés de l'heure présente, personne, que je sache, n'y a songé. Du reste, Castellion est peu connu. Ainsi il n'occupe qu'une place bien restreinte — la valeur d'une trentaine de lignes — dans l'ouvrage en cinq volumes de Chastel: L'histoire du Christianisme. M. Ferdinand Buisson, autrefois professeur à l'Académie de Neuchâtel, professeur honoraire de notre Université, s'est donné pour tâche d'arracher à l'oubli Castellion et lui a consacré un grand ouvrage en deux volumes, dans lequel, tout en lui faisant la place d'honneur, il a retracé les origines du protestantisme libéral en France. Ce livre a obtenu un grand succès dans le monde des intellectuels et en particulier parmi les spécialistes en matière d'histoire religieuse. Mais sans doute, en dehors de ces cercles, il n'est pas connu comme il mériterait de l'être. Il y a deux ans M. Etienne Giran, pasteur à Amsterdam, a écrit, également sur Castellion, un livre de valeur, plein de verve, mais que déparent les jugements impitoyables de l'auteur sur le réformateur Calvin, dont il est pourtant, plus qu'il ne s'en doute, le fils spirituel. A citer encore un chapitre assez complet sur Castellion, de Jules Bonnet, dans ses Récits du XVIme siècle et une étude intéressante du professeur John Viénot, de Paris, présentée au Congrès du progrès religieux, en 1913, et reproduite dans la Revue chrétienne sous le titre: «Castellion et la tolérance au XVIme siècle».

M. Buisson, dans le magistral ouvrage cité tout à l'heure, a épuisé le sujet. Il serait bien difficile d'y apporter une contribution nouvelle. Notre seul dessein est de retracer à grands traits la lutte de Castellion avec Calvin, de relever ce qui nous paraît essentiel dans son oeuvre et de déduire de ce simple exposé quelques conclusions en faveur de la tolérance.

C'est une belle et noble figure que celle de Sébastien Castellion. Homme de science et de conscience, initiateur d'une théologie nouvelle qui, par sa méthode, n'est pas sans analogie avec notre théologie des temps modernes; à la fois sincèrement croyant et penseur libre; apôtre de la tolérance à une époque où l'on ne pouvait s'écarter du Credo de l'Eglise sans s'exposer à la prison, au bannissement ou à la mort.

L'histoire de son enfance et de sa première jeunesse peut être résumée en quelques mots.

Né en France, dans le petit bourg de St-Martin-du-Fresne (département de l'Ain), il était fils d'un paysan sans culture et sans fortune, mais laborieux et foncièrement honnête.

A une date que nous ne saurions fixer, il se rend à Lyon pour y faire ses études. Il entre au Collège de la Trinité, de récente création et déjà renommé. Son père ne pouvant lui fournir que de maigres subsides, il est condamné à de telles privations qu'il en a gardé le souvenir jusqu'à la fin de sa vie. Mais, comme tant d'autres, il a fait l'expérience qu'une couche un peu dure vaut mieux qu'un lit bien douillet et que les difficultés, mieux que trop de bien-être, trempent le caractère et façonnent l'individualité.

Ayant réussi à trouver une place de répétiteur auprès de jeunes gens d'une famille riche, délivré des soucis qui l'avaient tourmenté jusqu'alors, il peut se livrer d'un coeur plus tranquille à ses chères études.

C'était l'époque de la Renaissance. Il y avait à Lyon même une société nombreuse et brillante de lettrés, de savants, de

poètes. Au Collège de la Trinité, des professeurs de valeur faisaient revivre l'antiquité classique. Castellion boit à longs traits aux sources de la science. Possédé, comme il le dit, par le démon des vers, il compose des strophes grecques et latines qui paraissent en bonne place dans les Epigrammes, une sorte d'anthologie, fondée par quelques jeunes humanistes avec lesquels il était lié.

Mais il ne lui suffit pas de se livrer à l'étude des classiques; il a des aspirations plus hautes; son âme a soif d'une vérité religieuse et morale.

La Bible avait été rendue au monde. Dans les cercles cultivés on la lisait comme on lisait les classiques grecs et latins. Castellion la lit à son tour, et cette lecture augmente en lui les besoins religieux.

L'Evangile de la Réforme. se répand à Lyon. Parmi les humanistes, les uns le combattent; d'autres l'accueillent avec faveur; d'autres hésitent ou transigent. Castellion se recueille et médite.

Bientôt la persécution commence. Tout autour de Lyon les exécutions se multiplient. Dans la ville même, en 1540, trois luthériens sont brûlés vifs. Castellion en est vivement impressionné. Sa conscience droite ne lui permet plus d'hésiter. Il rend témoignage au nouvel Evangile, pour lequel certains font le sacrifice de leur vie.

Tôt après le voici à Strasbourg auprès de Calvin qui vient d'être chassé de Genève ensuite de ses démêlés avec les hommes politiques de cette ville. Le jeune humaniste a lu l'Institution chrétienne qui achève dans son esprit l'oeuvre commencée dans sa conscience. Plusieurs jeunes gens, attirés par la réputation grandissante de Calvin, sont groupés autour de lui et subissent l'ascendant de son puissant génie. Castellion est du nombre et bientôt il n'a plus qu'un désir, c'est de collaborer à l'oeuvre du réformateur, soit par l'enseignement, soit par la prédication.

Le maitre lui-même s'est attaché au disciple dont il a bien vite deviné la haute intelligence et le grand savoir, en même temps que l'esprit d'abnégation et de dévouement. La peste sévissait à Strasbourg. Deux amis de Calvin furent atteints. Castellion leur prodigua aussitôt, au péril de sa vie, les soins les plus empressés.

Calvin et Castellion entretenaient alors des relations empreintes d'une confiance et d'une affection réciproques. Qui eût dit qu'ils allaient s'engager dans une lutte qui les diviserait jusqu'à la mort?

Peu de temps après, nous retrouvons Calvin à Genève où il a été rappelé par les suffrages du peuple. Castellion, qui est venu lui aussi à Genève, a été nommé, en remplacement de Mathurin Cordier appelé à Neuchâtel, au poste de régent, puis de directeur du Collège de Rive. Le jeune directeur s'acquitte de sa tâche avec l'intelligence et la conscience qui le caractérisent. Il ne lui suffit pas d'instruire, il veut moraliser. Dans son programme il fait une large place non seulement au latin, au grec, aux langues vivantes, mais à la Bible qui est pour lui le livre par excellence de l'éducation.

Quelques mois après son entrée en fonctions, iI publie ses Dialogues sacrés, manuel scolaire écrit en latin élémentaire, avec une traduction française, pour les élèves des classes inférieures, en latin plus classique, et sans traduction, pour les élèves des classes supérieures. Ces dialogues reproduisaient d'une façon vivante et dramatique quelques-uns des récits les plus familiers de la Bible.

L'auteur les a réédités à plusieurs reprises en les complétant par l'adjonction de remarques qui laissent deviner ses préoccupations de plus en plus dominantes. Tout en instruisant il veut façonner des esprits indépendants, des consciences incorruptibles, des hommes qui sachent résister au pouvoir oppresseur et aux prêtres persécuteurs.

Ainsi, à propos de la réponse de Jésus à Pilate: «Mon règne n'est pas de ce monde,» une note dit: «Qu'ils pèsent cette parole ceux qui veulent défendre le Christ par des armes terrestres.» Ailleurs: «Les hommes pieux laissent la vengeance à Dieu.» Au sujet de David persécuté par Saül: «C'est une honte de voir des hommes si haut placés s'acharner contre les petits.»

Il faudrait savoir à quelle époque, dans quelle édition du manuel, ces quelques remarques ont été transcrites pour pouvoir dire si les chefs de la Réforme, Calvin en particulier, étaient directement visés par Castellion.

Quoi qu'il en soit, la rupture entre ces deux hommes était imminente et inévitable. Quelle en sera la cause? Une certaine incompatibilité de caractère, sans doute. Mais surtout une manière différente de comprendre, de saisir la vérité religieuse, une opposition très marquée entre le dogmatisme autoritaire de l'un et la théologie indépendante de l'autre.

Pour Calvin la Bible est la Révélation de Dieu, la vérité religieuse sous sa forme définitive, l'expression adéquate de la volonté divine. Pour justifier l'autorité de la Bible, cette autorité qu'il oppose à celle de Rome, il en appelle au témoignage du Saint-Esprit qui, étant le même que celui qui inspirait les prophètes, Jésus-Christ et les apôtres, fait immédiatement sentir que leurs paroles sont divines et véritables.

En plaçant le fidèle en face du texte scripturaire, et non plus en face de l'Eglise, Calvin affirmait les droits de la conscience. Du même coup il ouvrait la porte en matière religieuse aux opinions individuelles. Le principe même qu'il posait obligeait d'admettre comme possibles et légitimes des interprétations différentes du Livre divin. Mais cette liberté lui parut dangereuse. On en arriverait, pensait-il, certains en arrivaient déjà à mettre en doute des vérités qu'il envisageait comme capitales, qui étaient pour lui le fondement du christianisme. Pour prévenir

les écarts de la pensée religieuse, il crut devoir élaborer tout un système de doctrines qui fasse règle pour les fidèles, pour l'Eglise, pour l'Etat lui-même. Cela lui semblait d'autant plus indispensable que Rome imposant sa doctrine au nom de I'Eglise, on ne pouvait, à son point de vue, contre-balancer son influence et édifier une communauté vraiment chrétienne qu'en réclamant des fidèles une soumission sans réserve à l'Ecriture, à toute l'Ecriture, inspirée dans sa lettre comme dans son esprit, considérée comme l'autorité suprême, surnaturelle et divine. On ne devait croire, disait-il, qu'à la seule Parole de Dieu. Oui; mais il fallait adhérer è. l'interprétation que le Réformateur donnait de cette Parole. C'était incontestablement une atteinte à la liberté de conscience; c'était une entrave à l'oeuvre même de la Réforme. Avec raison Vinet a pu dire de l'oeuvre de Calvin: «L'élément de l'autorité, la soumission de l'individu à la communauté et de celle-ci à un dogme, a débordé partout dans cette oeuvre; l'intérieur, le spontané, l'individuel qui ont la première place dans la religion ont presque disparu de la sienne».

Autre est la théologie de Castellion, sa conception de la religion.

Il admettait, lui aussi, la divinité de la Bible. Mais il distinguait nettement entre la lettre et l'esprit; la lettre qui pour lui était humaine, et l'esprit qui seul était divin.

«Ainsi que l'homme, dit-il dans la préface de sa Bible française, est fait du corps et de l'âme, tellement que le corps est le logis de l'âme, ainsi les Saintes-Ecritures sont faites de la lettre et de l'esprit tellement que la lettre est comme une boite, gosse ou coquille de l'esprit».

Si la lettre de la Bible est humaine, il est permis à l'homme, c'est un devoir pour le théologien de l'étudier dans un esprit critique. Castellion admet que les textes originaux ont pu subir des altérations.

«Pourquoi, dit-il, ne se trouverait-il pas dans le texte

hébreu des leçons fausses que l'on pourrait redresser par des conjectures? Ce n'est qu'une superstition judaïque qui fait juger la chose impossible. Il n'y a aucune raison de croire que Dieu ait veillé avec plus de soin sur les mots et sur les syllabes que sur les livres eux-mêmes, dont plusieurs sont entièrement perdus, ainsi le livre des guerres de Jehovah, le livre de Nathan et d'autres.»

On le voit, Castellion admet dans l'interprétation de la Bible les droits de la science, il fait de la Critique sacrée 50 ans avant Louis Cappel, cent ans environ avant Richard Simon, que l'on considère habituellement comme les pères de cette discipline théologique. A remarquer que Richard Simon place Castellion en tête des plus habiles critiques du Nouveau-Testament et regrette qu'il n'ait pas fait un plus grand nombre de notes sur les endroits difficiles.

Si la lettre de la Bible est humaine, la pensée, d'autre part, est divine, et il importe de saisir à travers la lettre humaine cette pensée divine.

Mais comment? Quel sera l'organe de perception?

Comme les réformateurs, comme Calvin, Castellion admet, lui aussi, que la Bible se démontre elle-même par sa propre lumière; il réclame, lui aussi, le témoignage intérieur de l'Esprit; mais pour lui ce témoignage semble se confondre avec celui de la conscience. Tout homme, même le plus ignorant, peut saisir dans la Bible la pensée, la vérité divine. Le tout, c'est qu'il ait une conscience droite.

«Dieu n'enseigne, dit-il, que les enseignables, c'est-à-dire ceux qui, par la foi, viennent à Christ et sont humbles et prêts à laisser le jugement de la chair; ceux qui assujettissent leur volonté à celle de Dieu, étant tout prêts à faire ce qu'il commandera, doux ou amer, léger ou pesant, sans aucunement y contredire, ou même contre-penser. Car la foi purifie le coeur et fait l'homme participant de la nature divine; d'injuste elle le

rend juste; de désobéissant, obéissant; de charnel, spirituel; de terrestre, céleste; et de mauvais, bon....»

De cette citation empruntée à la traduction française de la Bible, et d'autres que nous pourrions donner, il résulte que pour Castellion le droit d'interpréter la Bible appartient à la conscience individuelle, à toute conscience droite; que la foi elle-même n'est pas seulement l'adhésion de l'intelligence aux vérités religieuses, aux formules des théologiens, mais un acte du coeur, un acte de confiance et d'obéissance. Ainsi il oppose au dogmatisme autoritaire de Calvin à la fois une théologie indépendante et la religion de la conscience, cette religion qui implique l'abolition de toutes les servitudes.

Etant donnée cette conception différente de la religion, la lutte entre ces deux hommes était fatale. Elle ne tarda pas à se produire.

Castellion avait entrepris une traduction en français du Nouveau-Testament. Il tient à la soumettre à Calvin et à discuter certains textes qu'il comprend autrement que lui. Le réformateur a peine à admettre que le directeur du Collège de Rive refasse un travail qu'il avait fait lui-même. Et surtout il le trouve bien osé de se permettre une exégèse du texte sacré autre que la sienne. Dans une lettre à Viret il se plaint à ce propos des fantaisies de celui qu'il appelle encore : «notre Sébastien»; il l'a averti que, pour cent couronnes, il n'accepterait pas le rendezvous, à heure fixe, que Castellion lui a proposé pour disputer pendant deux heures sur un seul mot; que d'ailleurs la traduction qu'il lui a soumise renferme des fautes d'écolier —il en cite une — qui suffiraient à discréditer tout le livre. «Voilà, ajoute-t-il, les inepties qu'il faut que je dévore en silence.»

Castellion n'avait alors que 27 ans. Il est possible qu'il ait commis dans sa traduction quelques fautes d'écolier. Etait-ce une raison suffisante pour décourager le jeune traducteur? Calvin n'était du reste que de six ans plus âgé.

Castellion s'était marié. Son traitement très modique de directeur ne suffisant plus à son entretien, éprouvant d'autre part un véritable désir d'exercer le ministère — il avait été autorisé déjà à prêcher à Vandœuvres — il demanda de pouvoir remplir d'une manière officielle et régulière les fonctions pastorales. Le Conseil paraissait disposé à accueillir favorablement sa demande. Mais Calvin s'y opposa. Pourquoi? Parce que Castellion, lors de son examen devant la Vénérable Compagnie, avait critiqué l'interprétation traditionnelle de l'article du Symbole: «Il descendit aux enfers», et surtout parce qu'il avait contesté l'inspiration du livre: Le Cantique des Cantiques, dans lequel il ne voyait qu'un écrit profane.

C'est le motif indiqué par Calvin lui-même dans un certificat signé au nom des pasteurs de Genève. Il atteste que Castellion a rempli ses fonctions de directeur du Collège de telle sorte que tous le jugeaient digne du Saint Ministère; que, s'il n'a pas été admis, c'est uniquement pour le motif que nous venons de dire. «Les fidèles ne seraient pas peu blessés, dit-il, s'ils apprenaient que nous avons nommé pasteur un homme qui déclare ouvertement rejeter et condamner un livre que toutes les Eglises ont porté au canon des livres sacrés.... Nous nous condamnerions par là pour l'avenir à n'avoir rien à objecter à un autre, s'il s'en présentait un qui voulut répudier de même l'Ecclésiaste ou les Proverbes ou tout autre livre de la Bible, à moins qu'on ne voulût en venir à discuter si le livre est digne ou n'est pas digne du Saint-Esprit.»

On sait que Luther rejetait l'Epître de Jacques qu'il appelait une «Epître de paille» en contradiction, disait-il, avec les enseignements de Paul sur la justification par la foi seule. Aurait-il été jugé digne d'exercer le ministère à Genève? Calvin lui-même émettait des doutes sur la 2de Epître de Pierre. Le Cantique des Cantiques avait-il donc une plus grande valeur religieuse? Pour justifier l'admission de ce livre dans le recueil biblique on

croyait y voir, certains y voient encore une allégorie de l'amour réciproque de Dieu et d'Israël, et même de l'union de Christ et de son Eglise. Cette interprétation est insoutenable et la plupart des théologiens modernes l'ont abandonnée. Certains, entr'autres M. Lucien Gauthier, autrefois professeur à la Faculté libre de Lausanne, envisagent ce livre comme une collection de chants nuptiaux populaires sans intention religieuse. Ils sont bien rares aujourd'hui ceux qui attribuent au Cantique la valeur que lui prêtait Calvin.

Les doutes de Castellion ne portaient donc que sur des questions assurément secondaires. N'importe, Calvin qui voulait maintenir à tout prix dans l'Eglise l'unité de doctrine estima qu'il ne pouvait être admis à la charge de ministre de l'Evangile.

Castellion comprit que sa position devenait impossible et il résilia ses fonctions de directeur du Collège pour se rendre à Lausanne, puis à Bâle.

A Bâle il trouva d'abord un modeste emploi de correcteur d'imprimerie. Pour compléter quelque peu son gain bien minime, il dut se livrer, lui, l'humaniste de Lyon, l'ancien directeur du Collège de Genève, aux travaux les plus prosaïques, entr'autres à la pêche du bois flottant sur le Rhin. Cela ne l'empêcha pas de poursuivre son activité littéraire. Pendant cette période de sa vie, il publia de petits ouvrages, un poème latin, un poème grec, les Oracles sibyllins et un premier fragment de sa Bible latine: Moses latinus. Grâce à la protection de quelques amis, grâce au renom que lui valurent ces publications, il fut chargé de quelques leçons de grec au Collège. Plus tard, après avoir pris les grades nécessaires, il obtint la chaire de grec à l'Université de Bâle.

C'est à ce moment qu'il acheva sa traduction de la Bible, à laquelle il avait travaillé pendant une dizaine d'années.

Dans la préface de l'Institution chrétienne, dédiée à François 1er, Calvin avait plaidé avec éloquence en faveur des Huguenots

persécutés. Il ne réclamait pas la liberté pour toutes les croyances. Il admettait que l'hérésie devait être punie. Mais les protestants avaient droit à la protection du roi parce que leur doctrine était celle des apôtres et qu'ils constituaient la véritable Eglise.

Castellion, qui a vu les protestants persécuter à leur tour ceux qui ne partageaient pas leurs croyances, estime que la contrainte doit être absolument proscrite en matière de foi et il se sent pressé de proclamer cette vérité toute nouvelle que les droits de la conscience sont sacrés pour tous.

Edouard VI venait de monter sur le trône d'Angleterre. C'était encore un enfant, mais qui paraissait animé d'un esprit de sagesse et de piété. Le Lord Protecteur accueillait lui-même dans le royaume tous les proscrits pour motif de religion. Estimant ces circonstances favorables, Castellion dédie au jeune roi Edouard VI sa traduction latine de la Bible, avec une préface qui est un généreux plaidoyer en faveur de la tolérance. Les idées essentielles de cette préface se retrouvant dans le livre: Traité des hérétiques, dont nous parlerons tout à l'heure, nous nous bornons à en reproduire ces dernières lignes: «Tels sont, ô roi, les avis que je tenais à vous soumettre; je vous parle non comme un prophète, envoyé de Dieu, mais comme un homme de la foule, qui déteste les querelles et les haines, et qui désire voir la religion s'exercer bien plus par la charité que par les discussions, plus par la piété du coeur que par des pratiques extérieures. Sans doute je ne dis rien qui n'ait pas été dit par d'autres; mais ce qui est vrai, ce qui est juste, il n'est pas inutile de le répéter jusqu'à ce qu'on y obéisse. Accueillez donc, ô roi, ce travail avec bienveillance! Si vous en avez le loisir, et vous devez l'avoir, si vous y prenez goût, et vous devez vous y plaire, lisez les saintes lettres d'un coeur pieux et religieux; préparez-vous ainsi à régner comme un mortel qui devra rendre compte au Dieu immortel. Je vous souhaite la clémence de Moïse, la piété de David, la sagesse de Salomon».

Castellion fit paraître d'abord une traduction latine de la Bible, destinée aux lettrés; puis une traduction française destinée au «simple peuple», aux ignorants, à ceux qu'il nomme comme Calvin les nommait lui-même les idiots. Pour se faire comprendre, il ne se fait pas scrupule d'employer des expressions bien familières, parfois triviales qu'on lui a vivement reprochées. Ainsi il écrit: Un tas de faux frères; la marmaille. II dit: L'homme sale a embu méchanceté â grosses goulées. — Quand vous priés, ne jasés pas beaucoup, comme font les païens, qui cuident être exaucés par leur caquet.

Cette double version de la Bible pourrait fournir aux spécialistes la matière d'une étude exégétique et critique intéressante. M. le pasteur Douen, ancien secrétaire général de la Société biblique de France, a fait une étude comparative de la Bible d'Olivétan, revisée par Budé et Calvin et de la Bible de Castellion; travail très savant que M. Buisson a reproduit en partie, sous forme d'appendice, dans son volume, et dont nous citons la conclusion:

«Nous ne pensons pas avoir amoindri les défauts de la Bible de Castellion, mais fussent-ils plus nombreux et plus considérables, il n'en faudrait pas moins reconnaître que cette Bible l'emporte sur la revision de Calvin, soit quant au fond, soit quant à la forme, dans une multitude de passages... et qu'elle a exercé une heureuse influence dont on trouve la trace dans les revisions postérieures; encore auraient-elles gagné à s'en inspirer davantage.... Il s'est fait une langue à soi, brève, précise, nerveuse, vibrante, si bien qu'à l'entendre on croit parfois entendre un de nos contemporains. La Bible de Castellion est en réalité la première traduction vraiment française de l'Ecriture Sainte.»

Voilà un jugement singulièrement différent de celui de Calvin sur la traduction du Nouveau-Testament que le directeur du Collège de Rive s'était permis de soumettre à son approbation.

Nous avons dit tout à l'heure que, dans la préface de sa traduction, Castellion rappelait en termes énergiques que les droits de la conscience sont sacrés, que le régime de la contrainte doit être absolument proscrit en matière de foi. Hélas! c'était la voix qui retentit dans le désert. A Genève même on croyait devoir recourir aux armes charnelles pour assurer le triomphe de ce qu'on envisageait comme la vérité. L'affaire de Jérôme Bolsec et la condamnation de Michel Servet —pour ne citer que ces deux faits — ne sont que trop instructives à cet égard.

L'affaire Jérôme Bolsec: Bolsec était un ancien carme de Paris qui, jetant le froc, avait embrassé la profession de médecin et s'était fait protestant. Nous ne voudrions pas garantir que sa religion nouvelle eût des racines bien profondes dans son âme. Envieux et peu scrupuleux, il n'hésitait pas à prendre les voies détournées pour se faire un nom et une position, ni à tramer dans la boue ceux qui lui barraient le chemin. Si Calvin a été accusé d'avoir eu dans sa jeunesse des moeurs légères, il le doit pour une large part aux calomnies de Bolsec.

Mais, il faut en convenir, la Réforme elle-même n'avait pas fait preuve d'une tendresse maternelle à l'égard de son nouvel adepte. Celui-ci, qui avait la passion de la controverse, avait eu l'audace de s'attaquer publiquement au dogme cher à Calvin de la prédestination. Les ministres de Genève en appelèrent â l'autorité civile et aussitôt Bolsec fut emprisonné, puis condamné au bannissement, «perpétuellement, publiquement, à son de trompe,» dit l'acte d'accusation.

Condamné, banni, tout simplement parce qu'il se refusait à croire que Dieu ait destiné d'avance les uns au bonheur du ciel, les autres à la damnation éternelle.

A remarquer cependant que les Eglises suisses, consultées

à ce propos par les pasteurs de Genève, se montrèrent assez hésitantes. Ainsi les ministres de Berne conviennent que Bolsec est une peste dont il faut purger l'Eglise. Ils rendent justice à la sollicitude avec laquelle les autorités civiles et ecclésiastiques de Genève veillent au maintien de la saine doctrine. Cependant leur approbation est accompagnée de cette réserve:

«Nous pensons qu'il faut prendre garde de traiter avec une trop grande sévérité ceux qui se trompent de peur que, tandis que nous recherchons outre mesure la pureté du dogme, nous ne nous écartions de la règle de l'Esprit du Seigneur, c'est-a-dire de la charité fraternelle qui nous rend disciples de Jésus-Christ.»

Les ministres de Neuchâtel firent preuve de moins de largeur que leurs confrères de Berne. Ils n'avaient pas été consultés. Ils tinrent cependant à donner leur avis. Et ils le firent dans des termes qui ne pouvaient prêter à aucune équivoque. Ils appellent Jérôme Bolsec «un personnage profane des pieds à la tête, un homme qui se vautre dans les choses sacrées comme un porc immonde fouillant le sol avec son groin impur.... Que Dieu, de sa main puissante, disent-ils, frappe ce perturbateur impie et tous ceux qui l'assistent à moins qu'ils ne viennent à résipiscence. Car nous avons été pleinement instruits par vos lettres de l'opiniâtreté de ce détestable vaurien qui s'efforce de bouleverser tout ce que notre frère Calvin a écrit et démontré au sujet du conseil mystérieux de l'élection et de la réprobation divines; doctrine précieuse que vous tenez et prêchez et que, nous aussi, tenons et enseignons. Fasse Dieu que vos magistrats s'acquittent comme ils le doivent de l'office qui leur incombe de faire disparaître les scandales qui troublent l'Eglise et d'empêcher les brouillons de causer de l'ennui à l'Eglise et aux hommes pieux. »

On le voit, les ministres de Neuchâtel ne se distinguaient pas, au XVIe siècle, par un excès de sentimentalité. Et ce ne devait pas être toujours très agréable de vivre sous leur houlette pastorale.

Après l'affaire Bolsec, la condamnation, l'exécution de Miche! Servet qui eut une tout autre importance. Et de tous les actes d'intolérance commis par les partisans de la Réforme, ce fut assurément le plus grave. Nous n'avons pas à raconter ici en détail le procès, d'ailleurs suffisamment connu, de Michel Servet. Il nous faut cependant en dire quelques mots, puisqu'il a servi de thème au plus important des écrits de Sébastien Castellion.

Miche! Servet, d'origine espagnole, avait fait des études de médecine, puis de théologie. Homme fort intelligent, mais lutteur passionné, il s'attaqua d'abord au catholicisme de Rome, puis au dogmatisme de Calvin. Ses ouvrages — le principal avait pour titre: Restitution du christianisme, — eurent un grand retentissement. Arrêté en France (à Vienne, Dauphiné), il fut condamné par l'Inquisition pour crime d'hérésie à la peine capitale. Ayant réussi à s'enfuir, il vint se réfugier à Genève. Grave imprudence, car Calvin, qui lui était ouvertement hostile, avait déclaré que si l'hérétique venait à Genève, il n'en sortirait pas vivant. Et la menace fut mise à exécution. Michel Servet fut arrêté, puis, après un procès de quelque durée, condamné et brûlé vif.

Mais quelles étaient ses hérésies?

Dans une intéressante brochure, un théologien allemand, Henri Tollin, s'est efforcé de réhabiliter l'hérétique espagnol et a fait de lui un des plus grands génies du XVIe siècle, l'égal de Calvin lui-même. Evidemment Tollin a surfait son héros. Et il suffit de lire son plaidoyer pour se convaincre que Servet était un exalté qui se croyait appelé à réformer l'Eglise, et dont les spéculations hasardées altéraient la simplicité de l'Evangile.

Mais était-il, comme on l'en accusait, un contempteur de la foi chrétienne?

La Bible est pour lui la Parole révélée. «Je trouve, dit-il, toute science et toute philosophie dans la Bible.» En Jésus-Christ,

il salue le Fils de Dieu, le Sauveur, la source de toute lumière, de toute vie. A l'heure même de son supplice, au milieu des flammes du bûcher, cet homme que les réformateurs ont accusé d'avoir blasphémé contre Dieu, se recommandait à «la miséricorde du Dieu tout-puissant qui nous a retirés des ténèbres de la mort par son Fils Jésus-Christ, notre Seigneur, mort pour nous afin que nous ne mourions point.»

Michel Servet était donc un disciple de la Bible, un disciple du Christ. Mais il rejetait le baptême des petits enfants, qu'il ne trouvait pas enseigné dans les Evangiles, et surtout — aux yeux de ses contemporains ce fut ici son hérésie capitale, celle pour laquelle il fut condamné au bûcher — il n'admettait pas la doctrine de la Trinité. «Christ est Dieu, dit-il, non par nature, mais par grâce, par privilège; c'est le Père qui l'a sanctifié, le Père qui l'a oint et exalté.» En marchant au supplice, il invoquait le Christ — c'est Farel qui nous l'a rapporté — en lui disant non pas: Fils éternel de Dieu, mais Fils du Dieu éternel.

Il n'en fallait pas davantage pour qu'il méritât la mort.

Hommes du XXme siècle, nous avons peine à comprendre un tel acte d'intolérance et, au premier abord, nous condamnons sans réserve celui qui en a été le principal instigateur.

Il faut se rappeler que, pour l'Eglise réformée comme pour l'Eglise catholique, la doctrine de la Trinité était une des doctrines essentielles de la religion. Nier cette doctrine, enseignée, disait-on, dans toute l'Ecriture, c'était attenter à l'honneur du Christ, à la majesté de Dieu lui-même. On l'envisageait comme seule capable de sauvegarder la parfaite divinité du Christ, et avec cette divinité l'efficacité de sa mort rédemptrice, de l'expiation par cette mort des péchés du monde. Si Miche! Servet ne reconnaissait pas son erreur, c'était un devoir — ainsi l'envisageait le réformateur — de le retrancher du monde.

Il faut se rappeler en outre que Calvin, partant du principe que Dieu est le Maître dont la souveraineté s'étend sur tout le

monde et sur tous les êtres, et que sa Parole est. la révélation suprême et infaillible, croyait pouvoir dégager de cette Parole non seulement la vérité divine, mais les lois qui doivent régir la société humaine à la gloire de Dieu et pour le maintien de son honneur. De là les ordonnances ecclésiastiques édictées sous son influence, qui indiquaient de quelle manière, par quels moyens l'autorité de Dieu doit être maintenue, de quelle manière, par quels moyens l'Etat lui-même doit réaliser la volonté du Législateur divin. C'était une sorte de théocratie, sur le modèle de la théocratie israélite, que Calvin prétendait établir à Genève. Dans son livre : La théocratie à Genève au temps de Calvin, M. Eug. Choisy dit fort bien: «La théocratie calviniste institue le gouvernement de la Bible, document de la loi divine. La religion est ainsi conçue ecclésiastiquement, non comme un principe de vie, mais comme un gouvernement, et l'homme devient le sujet d'un souverain absolu dont la volonté s'exprime par des ordonnances.»

L'Eglise formulait les doctrines, décrétait ce qui est vérité et erreur. Le Consistoire, chargé de veiller au respect de la loi divine, excommuniait ceux qui s'écartaient de la vérité, puis déférait à l'Etat les révoltés, les incorrigibles. Ceux-ci étant des ennemis de Dieu, l'Etat, établi pour faire observer la loi divine, avait pour devoir de les punir d'après la gravité de leurs fautes ou de leurs erreurs. De cette conception de l'Eglise et de l'Etat découlait tout naturellement le droit de punir les hérétiques.

Il y a lieu d'ajouter qu'au XVIme siècle l'hérésie était considérée partout non pas comme une erreur que l'on pouvait discuter, mais comme un crime qu'il fallait combattre avec toutes les rigueurs de la loi. Thomas d'Aquin avait écrit: «Les hérétiques méritent non seulement d'être séparés des fidèles par l'excommunication, mais encore d'être retranchés du monde par la mort.» Et l'on sait comment l'Inquisition s'est inspirée de ce principe. Au XVme, au XVIme siècles, c'était partout la persécution,

la répression de l'hérésie par la prison, par le bûcher, ou par le glaive. Sur ce point Calvin n'a pas dépassé le niveau de son siècle. Dans son écrit: Déclaration pour maintenir la vraie foi, il réclame pour le magistrat le droit de punir les hérétiques, et de les punir par le glaive ou par le feu. Il en appelle à Moïse, à la loi de Dieu qui, dit-il, «ordonnait de tuer et de lapider ceux qui encouragent à se prosterner devant les idoles». Et triomphalement il s'écrie: «Quiconque soutient qu'il est injuste de châtier les hérétiques et les blasphémateurs se rend coupable lui-même de blasphème.»

C'est ainsi que Calvin crut pouvoir en toute bonne conscience prononcer le jugement de Dieu sur Michel Servet, coupable de blasphème hérétique.

Le système théologique admis, le réformateur était logique; mais les conséquences qui en étaient l'aboutissement n'auraient-elles pas dû lui ouvrir les yeux sur les vices de son système?

Nous ne songeons pas à rabaisser sa grandeur. Nous saluons en lui un des plus grands génies de tous les siècles; l'homme de la conscience inflexible; le chrétien qui, sa vie durant, a obéi à cette noble devise: «O Dieu, je t'offre mon coeur comme immolé»; le libérateur qui, en brisant pour des millions d'hommes les chaînes du despotisme de Rome, a inauguré une ère nouvelle et contribué pour une large part à l'avènement du monde moderne; l'apôtre dont les écrits, répandus jusqu'aux extrémités de la terre, ont assuré à de nombreux peuples la liberté et la civilisation qui découlent de l'Evangile de la Réforme. Mais précisément Calvin est assez grand pour que l'on reconnaisse franchement ses erreurs et ses fautes et qu'on les condamne. Penseur génial comme il l'était, comment a-t-il pu être à ce point victime de son dogmatisme? Comment n'a-t-il pas compris que le seul bûcher de Servet justifiait aux yeux des catholiques tous les supplices infligés aux protestants et qu'il leur fournissait une arme singulièrement redoutable pour persécuter,

là où ils avaient le pouvoir, ses propres coreligionnaires? Bayle a pu dire avec trop de raison : «Dès que les protestants se plaignent, on leur allègue le droit que Calvin et Bèze ont reconnu dans leurs magistrats, et jusqu'ici il n'y a eu personne qui n'ait échoué pitoyablement contre cet argument ad hominem.»

Ce que Bayle a omis de dire, ce que Voltaire, qui a accusé les catholiques et les protestants du XVIe siècle de la même intolérance, a oublié également, et Littré à son tour, Littré qui a prétendu «qu'on ne tirerait pas de tout le XVIe siècle une étincelle de tolérance», c'est que le supplice de Michel Servet a soulevé au sein même de la Réforme de nombreuses protestations.

Ainsi les Eglises suisses, consultées par le Conseil de Genève au cours du procès de l'hérétique, n'ont pas été unanimes, comme on le prétend généralement, à demander sa mort. Sans doute elles condamnaient toutes de la manière la plus catégorique les erreurs de Servet, mais elles ne se prononçaient pas toutes pour la peine capitale. L'Eglise de Berne se bornait à demander dans sa réponse qu'on empêchât la diffusion de l'hérésie. «Nous prions Dieu, écrit-elle, de vous donner l'esprit de prudence, de sagesse et de courage pour que tout ensemble vous éloigniez de votre Eglise et des autres cette peste et que vous ne fassiez rien qui puisse passer pour ne pas convenir au magistrat chrétien.» Cette réponse est peu explicite. Cependant, en lisant entre les lignes, on devine que pour l'Eglise de Berne la peine du bannissement eût été pleinement satisfaisante. En tout cas cette réponse n'était pas un arrêt de mort contre Servet.

Théodore de Bèze reconnaît lui-même — aveu significatif de la bouche du panégyriste de Calvin — que l'exécution de Servet a soulevé une forte réprobation. «Les cendres de ce malheureux, dit-il, étaient à peine refroidies que l'on se prit à

discuter la question des châtiments des hérétiques. Les uns accordaient qu'il faut les réprimer, mais non pas leur infliger la peine capitale; les autres, sous prétexte que l'hérésie ne peut jamais être bien démontrée par la Parole de Dieu, et qu'il est permis d'avoir sur tous les points de la foi l'une ou l'autre opinion, pensaient qu'on devait les abandonner au jugement de Dieu.»

Ce qui prouve mieux que tout le reste la réprobation excitée par l'exécution de Servet, c'est que Calvin, dans l'écrit cité tout à l'heure: Declaration pour maintenir la vraie foi, a cru devoir se justifier lui-même et démontrer l'inanité des arguments que «des hommes non pervers, mais mal avisés, font valoir pour soutenir qu'un crime aussi énorme que celui de Servet ne doit pas être puni.»

Pour donner plus d'autorité à son écrit, Calvin jugea à propos de le faire signer par tous les ministres de Genêve. Il ne ferma pas la bouche à ses adversaires. Bien au contraire. Dans le cercle même de ses amis, on vit avec déplaisir qu'il eût édifié toute une théorie sur la manière de se comporter à l'égard des hérétiques. Un de ses partisans les plus décidés, Nicolas Zurkinden, secrétaire d'Etat bernois, lui écrit: «Je vous avouerai librement que je suis, moi aussi, de ceux qui, par ignorance ou par faiblesse, voudraient restreindre le plus possible l'usage du glaive pour la répression des adversaires de la foi, même de ceux dont l'erreur est volontaire.... J'aimerais mieux verser mon sang que d'être souillé de celui d'un homme qui n'aurait pas de la manière la plus absolue mérité le supplice.»

Mais voici une protestation bien autrement catégorique et qui retentit comme un formidable: J'accuse dans le monde protestant, c'est un livre qui a pour titre: Traité des hérétiques, et qui parut, en latin et en français, sous le pseudonyme de Martin Bellius.

C'était Castellion qui avait pris l'initiative de cette publication avec la collaboration de quelques amis qui, sans partager

toutes ses opinions théologiques, réclamaient avec lui la liberté de conscience.

Il ne restait que deux exemplaires connus de la traduction française du Traité des hérétiques, l'un à Bâle, l'autre à Genève. Il y a deux ans, M. Albert Olivet, pasteur à Céligny, a eu l'heureuse inspiration de le rééditer, avec une préface de M. le professeur Eug. Choisy. Ce livre occupe dignement sa place dans l'histoire des idées religieuses et il mérite d'être connu du grand public.

Selon l'usage du temps, Castellion dédie son ouvrage à un «très illustre seigneur et prince», l'édition française au comte de Hesse, l'édition latine au duc Christophe de Würtemberg.

Dans la préface, qui est un résumé étendu du livre, mais un résumé plein de vie, Martin Bellius, c'est-à-dire Castellion, s'attaque directement au despotisme autoritaire qui pour lui est la négation de l'Evangile de paix et d'amour.

Il fait une supposition: Le prince très illustre auquel il s'adresse est en voyage. Il a annoncé à ses sujets qu'il reviendra. Sans indiquer la date de son retour, il leur a recommandé de se vêtir d'une robe blanche pour paraître devant lui. Que dirait-il à son arrivée s'il voyait que non seulement ils n'ont tenu aucun compte de sa recommandation, mais qu'ils se disputent à son sujet; les uns disant qu'il est en France, les autres en Espagne; ceux-ci qu'il viendra à cheval, ceux-là en chariot; ou bien en grande pompe, ou bien sans suite et sans apparat? Que serait-ce s'il les surprenait luttant à grands coups de poing ou d'épée, tuant même ceux qui ne seraient pas d'accord avec eux? Que serait-ce si quelques-uns, obéissant à l'ordre du prince, s'apprêtant à aller au-devant de lui en robe blanche, les autres les mettaient à mort sous prétexte que le prince lui-même leur a donné cet ordre?

«Et maintenant, très illustre prince, écoute l'explication de cette parabole:

«Christ est prince de ce monde. En quittant la terre, il a annoncé aux hommes qu'il reviendra sans leur dire le jour et l'heure de son avènement, mais il leur a commandé de se préparer une robe blanche, c'est-à-dire de vivre ensemble chrétiennement, amiablement, sans aucun débat ni contestation. Or, maintenant, considère, je te prie: Combien y en a-t-il qui songent à vivre dans ce monde saintement, justement, religieusement, en attendant la venue du Seigneur? Personne ne s'en soucie. Plus de crainte de Dieu, plus de charité. Notre vie se passe en noise, en contentions, et toute sorte de péchés. On dispute non de la voie qui conduit à Christ, des moyens de corriger notre vie, mais de l'état et office de Christ, à savoir où il est maintenant, ce qu'il fait, comment il est assis à la droite du Père, comment il est un avec le Père, Item de la Trinité, de la prédestination, du libre-arbitre, de Dieu, des anges, de l'état des âmes après cette vie, et autres choses semblables, qu'il n'est point nécessaire de connaître pour obtenir le salut, puisque sans cette connaissance des péagers et des femmes de mauvaise vie ont été sauvés, et qui ne peuvent être connues que par un coeur pur, selon cette déclaration: «Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu.»

«Bien qu'il y ait aujourd'hui quasi autant d'opinions que d'hommes, il n'est pas une secte qui ne condamne les autres et ne veuille régner toute seule. De là les exils, les liens, les emprisonnements, les brûlements, les gibets, et cette misérable rage de supplices et tourments, qu'on exerce journellement, à cause de quelques opinions déplaisantes aux grands, et mêmement de choses inconnues, discutées depuis bien longtemps et sans aucune solution certaine.

«Et si quelqu'un s'efforce de vivre saintement et justement, pour peu qu'il soit en désaccord avec eux sur une en quelque chose, tous se lèvent contre lui, le déclarent hérétique comme s'il voulait se justifier par ses oeuvres, lui imputent faussement

des crimes horribles, le charbonnent et le défigurent tellement par leurs calomnies que les hommes estiment grand péché de l'entendre seulement parler.... Et par surcroît ces hommes couvrent de la robe de Christ tous ces excès, comme si Satan lui-même pouvait penser quelque chose de plus répugnant à la nature et à la volonté du Christ.»

Cela dit, l'auteur de notre traité montre combien est téméraire, criminelle l'accusation d'hérésie qu'il est de mode de porter contre un homme qui pense autrement que le monde... Il s'est souvent demandé ce qu'est un hérétique. Il est arrivé à cette conclusion qui est à retenir, c'est que l'hérétique est un homme qui a en religion une autre opinion que la nôtre.

Il distingue deux classes d'hérétiques: les hérétiques en matière de moeurs et les hérétiques en matière de doctrines. Les premiers, ce sont les avaricieux, les moqueurs, les luxurieux, les ivrognes, et malicieusement il ajoute: les persécuteurs. Ils sont faciles à discerner, et ce sont les seuls qui puissent mériter un châtiment. Mais s'il est facile de juger des moeurs, comment juger des doctrines? L'auteur relève les divergences qui existent dans ce domaine entre Juifs, Turcs et Chrétiens, puis entre Chrétiens eux-mêmes... Catholiques, luthériens, zwingliens, anabaptistes, moines et autres se condamnent et se persécutent mutuellement, bien plus que les Turcs avec les Chrétiens. Et il ajoute avec infiniment de raison que si tous les points contestés étaient aussi manifestes qu'il y a un seul Dieu, on n'en disputerait pas. En cet état d'ignorance, que faire? Ne pas nous condamner les uns les autres. Et si nous sommes plus éclairés, plus sages, prouvons-le en étant meilleurs et plus miséricordieux. Puis cette considération si juste, marquée au coin du bon sens et de l'expérience: Mieux un homme connaît la vérité, moins il est enclin à condamner les autres. Celui qui condamne les autres montre par là qu'il ne sait rien, puisqu'il ne sait pas supporter autrui.

Cette préface du Traité des hérétiques se termine par une péroraison d'une haute éloquence, et dans laquelle l'auteur montre que les discordes entre chrétiens ne peuvent que compromettre la sainte cause de la vérité et inspirer la haine de l'Evangile.

En voici quelques passages que nous citons, pour ne pas leur enlever leur saveur et leur vigueur, dans leur teneur originale:

«Qui est-ce qui voudrait devenir chrétien, quand il voit que ceux qui confessent le nom de Christ sont meurtris des chrétiens par feu, par eau, par glaive, sans aucune miséricorde, et traités plus cruellement que des brigands ou meurtriers? Qui est-ce qui ne penserait pas que Christ fût quelque Moloch, ou quelque tel Dieu, s'il veut que les hommes lui soient immolés, et brûlés tout vifs? Qui est-ce qui voudrait servir Christ à telle condition, que s'il est trouvé discordant en quelque chose avec ceux qui ont puissance et domination sur les autres, il soit brûlé tout vif, par le commandement de Christ, même plus cruellement que dedans le taureau de Phalaris? Voire quand il réclamerait Christ à haute voix au milieu de la flamme et crierait à pleine gorge qu'il croit en lui.

O Christ, Créateur et Roi du monde, vois-tu ces choses? Es-tu totalement devenu autre que tu n'étais, si cruel et contraire à toi-mème? Quand tu étais sur la terre, il n'était rien plus doux, plus clément, plus souffrant les injures: étant comme une brebis devant celui qui la tond, tu n'as point sonné un mot: toi étant tout découpé de batures, décraché, moqué, couronné d'épines, crucifié entre les brigands, en grande ignominie, tu as prié pour ceux qui te faisaient toutes ces injures et contumélies. Es-tu maintenant ainsi changé? Je te prie par le très saint nom de ton Père, si tu commandes que ceux qui n'entendent point tes ordonnances, ainsi que nos maîtres requièrent, soient suffoqués en l'eau et détranchés par batures jusqu'aux entrailles, et après poudroyés de sel, dolés par le glaive, rôtis à petit feu, et tourmentés de toute sorte de supplices, si longuement que possible

sera! O Christ, commandes-tu et approuves-tu ces choses? Ceux qui font ces sacrifices sont-ils tes vicaires à cet écorchement et démembrement! Te trouves-tu, quand on t'y appelle, à cette cruelle boucherie, et manges-tu chair humaine? Si toi Christ fais ces choses, ou commandes être faites, qu'as-tu réservé au diable qu'il puisse faire? Fais-tu les mêmes choses que fait Satan? O blasphèmes horribles! O méchante audace des hommes, qui osent attribuer à Christ les choses qui sont faites par le commandement et instigation de Satan!»

C'est ainsi que Castellion s'érige en juge de Calvin, tout en mettant en pleine lumière cette vérité, si nouvelle à son époque qu'elle apparut à beaucoup comme un blasphème, que tout homme a le droit de croire et de professer sa croyance librement, et que, s'il s'égare, il n'est responsable de ses erreurs que devant Dieu.

A l'appui de cette thèse, l'auteur en appelle très habilement, dans le Traité lui-même, à des hommes plus grands que lui et dont le nom seul faisait autorité: Aux Pères de l'Eglise, à Chrysostome entre autres, qui compare les hérétiques à des aveugles qu'il faut conduire par la main avec grande douceur. Aux réformateurs, à Luther qui, au début de sa carrière, déclarait «qu'évêques, et princes agissent follement, méchamment, et contre Dieu, quand par leurs lois et édits ils contraignent les mortels à croire ainsi, ou ainsi.» A Brenz, le réformateur du sud de l'Allemagne, qui disait si justement: «Si les hérétiques doivent être exterminés par la violence, à quoi sert-il d'étudier la Sainte Ecriture? Le bourreau sera, en cette affaire, le docteur le plus propre et le plus lettré de tous.» L'auteur de notre Traité croit pouvoir en appeler à Calvin lui-même qui, dans la première édition de l'Institution chrétienne, recommandait «l'exhortation, la clémence, la douceur, la prière d'intercession pour ramener à la foi même Les Turcs, les Sarrasins, et autres ennemis de la religion.»

La dernière partie du Traité attribuée à un nommé Basile Montfort — qui pourrait bien n'être que Castellion lui-même — est un exposé et une réfutation des textes bibliques cités par Calvin et ses partisans en faveur de la persécution. Puis l'ouvrage se termine par un parallèle entre les enfants de la chair et les enfants de l'Esprit, c'est-à-dire entre la religion de la loi et celle de la foi; avec cette solennelle adjuration à l'adresse de ceux qui ont autorité «qu'ils considèrent sept fois ce qu'ils doivent faire à l'égard des hérétiques.» «Et derechef j'écrirai ici en grosses lettres cette sentence de saint Paul: Ne veuillez juger aucune chose avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur qui illuminera les choses secrètes des ténèbres et manifestera les conseils des coeurs.»

Tel est, dans ses idées essentielles, le Traité des hérétiques de Martin Bellius. Tout n'est pas d'égale valeur dans ce livre. II y a des longueurs, des répétitions. L'argumentation n'est pas toujours probante. M. Buisson, dans son admiration pour l'auteur, nous dit que celui-ci prend chaque passage allégué en faveur de la persécution et redresse avec un merveilleux bon sens l'exégèse de Calvin. Nous doutons fort que nos professeurs d'exégèse souscrivent sans réserve à ce jugement. L'interprétation de l'Ancien Testament en particulier embarrasse Castellion. C'est que, malgré la distinction qu'il établissait entre la lettre et l'esprit de la Bible, il ne se rendait pas compte que certains textes auxquels Calvin en appelait pour justifier le châtiment des hérétiques étaient inspirés par le légalisme juif, et que Dieu lui-même, le Dieu de l'Ancien Testament, était encore, selon l'expression du pasteur Fallot, «travesti par l'ignorance de ses serviteurs»; même d'un Samuel qui, croyant obéir à Dieu, ordonne à Saül de détruire Hamalek à la façon de l'interdit; même d'un Elie qui, croyant également obéir à Dieu, fait égorger les quatre cents prêtres de Bahal. On ne pouvait demander d'un homme du XVIe siècle, si avancé qu'il fût, d'avoir de la Bible la

conception que nous en donne la théologie du XXe siècle. Cependant il a reconnu déjà que, dans l'Ancien Testament, il y a des éléments périmés pour nous et que la vérité est dans l'Evangile de Jésus-Christ. Et c'est au nom de cet Evangile, compris dans sa spiritualité, qu'il réclame la liberté de conscience.

L'écrit de Castellion souleva de grandes colères dans le camp réformé. Farel crut pouvoir le caractériser en disant: «C'est l'ouvrage insensé d'un Allemand ivre». Théodore de Bèze le traita de fatras. Il écrit à Bullinger que, dès les premiers jours de la prédication de l'Evangile, on n'a pas entendu de tels blasphèmes. Mais, comme le remarque judicieusement Amédée Roget, «la peine que Théodore de Bèze dut se donner pour réfuter l'Allemand ivre, atteste pourtant que la flèche que ce dernier avait décochée avait porté coup.»

Th. de Bèze écrivit en effet tout un gros traité dans lequel il essaya de justifier Calvin, tout en réclamant pour l'Eglise le droit de punir les hérétiques.

Castellion n'était pas homme à désarmer. Jusqu'à la fin de sa vie, il continua à défendre la cause qui lui était chère.

Dans un nouveau traité intitulé: Contra libellum Calvini, et auquel il donne la forme d'un dialogue entre Calvin et Vaticanus, il reprend un à un pour les réfuter les arguments de Calvin dans sa Déclaration. Ce traité resta longtemps manuscrit et ne fut publié, ensuite du veto de la censure bâloise, qu'après la mort de son auteur.

Castellion se laisse aller à des violences de langage que celles de Calvin à son égard ne justifient qu'à demi. Le réformateur, dans une lettre à l'un de ses amis, appelait Castellion «un monstre qui a autant de venin que d'audace et d'acharnement.» Castellion, l'apôtre de la paix et de l'amour, compare son antagoniste à un «vautour altéré de sang». O rabies theologica!

A relever dans ce traité ces quelques vérités que le réformateur

de Genêve, malgré sa science et l'habileté de sa dialectique, ne pouvait contester.

«Tuer un homme, s'écrie-t-il, ce n'est pas défendre une doctrine: c'est tuer un homme. Quand les Genevois ont tué Servet, ils n'ont pas défendu une doctrine, ils ont tué un homme.

«Défendre une doctrine, ce n'est pas l'office du magistrat, mais l'office du docteur. Le glaive n'a rien de commun avec la doctrine. Le rôle du magistrat, c'est de protéger le docteur, au même titre que l'artisan, le laboureur, le médecin, tous les citoyens auxquels on fait tort.

«Si Servet avait voulu tuer Calvin, le magistrat aurait eu pour devoir de défendre Calvin. Mais Servet ayant combattu par des raisons et des écrits, c'était avec des raisons et des écrits qu'il fallait lui répondre.»

Dans son écrit: Traité des hérétiques, Castellion n'avait encore qu'une notion un peu vague du vrai caractère de l'Ancien Testament. Dans son Contra libellum Calvini, sa pensée s'est précisée, et il indique nettement l'abrogation de l'ancienne loi.

«Quel homme en son bon sens accordera à Calvin que la loi juive subsiste encore pour les chrétiens? Qui consentira a se laisser enlever Christ pour retourner sous la loi de Moïse? Que Calvin y retourne s'il veut. Pour nous, le Messie est venu et c'est lui qui est notre législateur, lui seul à qui nous voulons obéir.»

Calvin prétendait que (le glaive a été donné aux magistrats pour défendre la saine doctrine quand besoin sera, punissant les hérétiques qui la renversent.»

Castellion réplique:

«La saine doctrine? Saint Paul l'a dit: C'est celle qui rend les hommes sains, qui leur donne la charité, une foi sincère et une bonne conscience.... Ah! leur saine doctrine, comme Christ la répudiera au jour du jugement! C'est des moeurs qu'il demandera

compte. Quand ils lui diront: «Seigneur, nous avons été avec toi, tu as enseigné dans nos places», il leur répondra: «Je ne sais d'où vous êtes. Retirez-vous, méchants!»

On a reproché à Castellion de méconnaître l'importance de la doctrine. — Il ne rejette aucune des vérités essentielles du christianisme, mais il croit et affirme avec saint Jacques «que la foi sans les oeuvres est morte»; avec saint Jean «que si un homme dit: J'aime Dieu, et qu'il n'aime pas ses frères, il est un menteur.»

Nous n'avons parlé que des principaux écrits de Castellion. Il y en aurait d'autres à mentionner: Ainsi sa réédition latine de la Bible avec, au chapitre IX de l'épître aux Romains, une annotation dans laquelle il s'attaquait au dogme calviniste de la prédestination. Cette annotation fit grand bruit; elle parut même si dangereuse pour la paix de l'Eglise, que la censure bâloise en ordonna la suppression. Mais les feuillets, déjà imprimés, furent connus et largement répandus. Théodore de Bèze se plaint que les disciples de Castellion les fassent circuler dans toutes les Eglises. Les Bâlois ne savaient pas encore — il était permis au XVIe siècle de l'ignorer — que la meilleure réclame que l'on puisse faire à un écrit, c'est de l'interdire par la censure.

A mentionner encore un opuscule de Castellion: Conseil à la France désolée, émouvant appel aux catholiques et aux protestants engagés alors dans une guerre fratricide et des plus sanglantes.

Castellion avait eu à lutter sa vie durant. Jusqu'à la fin il fut en butte aux attaques les plus violentes, accusé même devant les magistrats de Bâle d'être un libertin, un papiste, un anabaptiste. L'accusé écrivit une défense dans laquelle il invitait ses adversaires à venir se présenter avec lui devant le Sénat, et qu'il terminait par ce touchant appel à ses juges:

«Je ne doute pas, très gracieux Seigneurs, que vous ne soyez

en cette circonstance les vicaires de Dieu et que, uniquement préoccupés d'établir le vrai, vous ne vous prononciez en toute équité. Mes accusateurs sont grands et puissants; mais Dieu aussi est puissant, lui qui juge sans acception des personnes Moi, je ne suis qu'un pauvre homme, mais Dieu regarde ami humbles, aux petits, et il tire vengeance de leur sang lorsqu'il est versé injustement.... O Dieu, toi qui sondes mon coeur et celui de mes ennemis, lève-toi et juge ma cause.»

C'était le 24 novembre 1563 que Castellion signait cette requête aux magistrats de Bâle. Un mois plus tard environ, le 27 décembre, miné depuis longtemps par la maladie, épuisé par les privations, les excès de travail, les soucis de tous genres, il mourait à l'âge de 48 ans.

Montaigne écrivait peu de temps après: «J'entens avec une grande honte de notre siècle qu'à nostre vue deux très excellents personnages en savoir sont morts en état de n'avoir pas leur saoul à manger.» L'un de ces deux hommes de science c'était Sébastien Castellion.

L'apôtre de la tolérance mort, sa voix ne fut pas étouffée. L'opinion publique se prononça de plus en plus, et d'une façon toujours plus catégorique, en faveur de celui qui, devançant son siècle, avait proclamé le droit de croire, de penser, de parler et d'écrire selon sa conscience. Aujourd'hui, les admirateurs les plus enthousiastes du réformateur Calvin ne peuvent que plaider en sa faveur les circonstances atténuantes, tout en attribuant à l'ignorance du siècle l'erreur qui a fait de lui un persécuteur.

L'Eglise de Genève a élevé, il y a quelques années, sur la place de Champel, un monument à la mémoire de Michel Servet, brûlé sur cette place, monument expiatoire avec cette inscription: «A Michel Servet: Fils respectueux et reconnaissants de Calvin, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle, et

fermement attachés à la liberté de conscience selon les vrais principes de la Réformation et de l'Evangile, nous avons élevé ce monument expiatoire le 27 octobre 1903.»

Quelle éloquence dans cette simple pierre! L'Eglise de la Réforme pouvait-elle déclarer plus hautement qu'elle répudie toutes les erreurs, toutes les violences du passé, qu'elle est, qu'elle veut être l'Eglise de la tolérance?

On sait avec quelle puissance de conviction Voltaire a plaidé lui-même la cause de la tolérance. Comme on sait également que la Révolution française de 1789 a couronné et sanctionné l'oeuvre d'émancipation en proclamant, avec la liberté civile, la liberté de conscience et de culte.

Cette liberté, précieuse entre toutes, est inscrite aujourd'hui dans la Constitution de tous les pays civilisés. Sauf dans l'empire ottoman, en Arménie, où le sang des chrétiens coule à flots, sous les yeux de l'Europe consternée et impuissante, le temps de l'emprisonnement, de l'exil, du bûcher pour cause de religion est passé. Le ciel en soit mille fois béni!

Est-ce à dire qu'il n'y ait plus de progrès à réaliser dans le sens de la tolérance? Sans regarder à droite ou à gauche, nous-mêmes, enfants de notre pays, chrétiens de la Réforme, avons-nous tellement élargi nos esprits et nos coeurs que nous ne méritions aucun reproche à cet égard?

Nous laissons à chacun le soin de prononcer.

Mais qu'il nous soit permis de présenter encore, sous forme de conclusion, quelques considérations en faveur dela tolérance.

Et d'abord la diversité des esprits et par suite des opinions est un des facteurs essentiels des progrès de la vérité et du bien.

Calvin a brisé le cercle de fer de l'autorité extérieure, mais

en retenant quelque chose de cette autorité contre laquelle il s'était insurgé. Castellion, plus conséquent avec le principe même de la Réforme, a complété l'oeuvre. Mais eût-il fait la Réforme? Et même, ainsi que l'a dit très justement M. Philippe Godet dans son grand ouvrage: l'Histoire littéraire de la Suisse romande: «Que fût devenue la Genève réformée livrée aux Servet et aux Castellion?»

Dans la société il faut des intelligences, des volontés, des forces diverses, et c'est de tous les efforts combinés que résulte le bien de la collectivité. Il faut des hommes ardents, impétueux pour prendre les généreuses initiatives, pour entraîner les masses, et des hommes moins impulsifs, mais pius réfléchis, pour diriger l'oeuvre et en assurer la réussite; des enthousiastes, des utopistes pour concevoir les grandes choses et des caractères plus pratiques pour aider à leur réalisation.

Dans l'Eglise il faut des théologiens conservateurs, craintifs des nouveautés, pour nous rappeler au respect du passé dont nous sommes tributaires, au respect de la tradition qui est la grande voix de l'Eglise, le témoignage de la foi chrétienne à travers les âges et qui, à ce titre, est vraie dans ses grandes lignes. Mais il faut aussi des théologiens audacieux, critiques, il faut des hérétiques pour nous stimuler à la recherche de la vérité, pour nous empêcher de nous endormir sur les formules de convention, pour nous obliger à asseoir notre foi sur des bases toujours plus solides.

Nous admirons les hérétiques dans le passé, ceux du moins auxquels les siècles suivants ont donné raison. Nous nous plaisons à reconnaître que ceux-là mêmes dont les opinions étaient plus ou moins erronées ont joué un rôle bienfaisant dans l'évolution du christianisme. Habituellement nous apprécions d'une manière moins bienveillante les hérétiques d'aujourd'hui. Nous les trouvons incommodes et dangereux; et sans autre les voilà jugés et condamnés. Ne serait-il pas plus sage de les écouter

d'une oreille attentive, de chercher à comprendre leurs idées afin de savoir ce qu'elles valent?

Dans les théories les plus opposées aux nôtres, dans les doctrines les plus subversives, il peut y avoir un effort sincère, quelquefois douloureux pour arriver à la lumière; des aspirations, des soupirs vers le ciel. Saluons ces aspirations, recueillons ces soupirs.

Il peut y avoir plus que des aspirations vers la vérité, mais des éléments de vérité. Sachons les reconnaître et les mettre en pleine lumière. Et si, tout en étudiant, en examinant, en discutant, nous arrivons à la conclusion que nous sommes nous-mêmes dans l'erreur, eh bien! revisons notre catéchisme politique, social, théologique. La vérité, la sincérité, la droiture nous y obligent.

Soyons nous-mêmes. C'est notre droit, c'est notre devoir. Dussions-nous passer pour des individualistes récalcitrants, ne craignons pas de sortir du rang, de marcher d'un autre pas que les chefs les plus autorisés. Pensons, croyons, agissons selon notre conscience, mais tout en accordant aux autres — c'est la conséquence logique — le droit d'être également eux-mêmes, de croire ou de ne pas croire; de rester, en matière théologique, en deçà ou au delà des limites auxquelles nous nous sommes arrêtés. Vinet, le théologien de la conscience, a prononcé à ce propos une parole dont on ferait bien de s'inspirer: «Je respecte et j'aime la foi simple; mais je ne puis souffrir la théologie qui s'arrête à mi-chemin, celle qui raisonne et qui maudit le raisonnement, celle qui se fâche quand on ne veut pas s'arrêter où elle s'est arrêtée. Mais si l'on ne doit pas aller plus loin qu'elle ne va, pourquoi aller même jusque où elle va. Elle en fait trop ou trop peu.»

Quelles que soient nos convictions, défendons-les énergiquement. Combattons les opinions qui nous semblent erronées. La polémique s'impose. Le progrès de la vérité n'est possible qu'à ce

prix. Mais que notre polémique soit large, tolérante, pleine de respect pour toutes les manifestations diverses dela pensée humaine.

Une autre considération:

Limités comme nous le sommes, vivant dans le contingent et le relatif, nous ne saurions avoir la prétention de posséder dans aucun domaine la vérité absolue. Le mystère se dresse partout devant nous. Les objets de notre connaissance, matériels ou spirituels, dépassent toujours plus ou moins la portée de notre entendement.

La science nous représente la matière comme formée d'atomes. Peut-elle nous dire ce que sont ces atomes? Elle nous raconte l'histoire de notre globe. Sait-elle quelle en est l'origine et quelle en sera la fin? Elle nous décrit les phénomènes de la vie. Qu'est-ce que la vie?

Et que sera-ce des choses spirituelles, de celles qui constituent l'objet de la religion?

Ici, c'est l'infini, cet infini dont Louis Pasteur, le prince de la science moderne, disait «qu'il a le double caractère de s'imposer et d'être incompréhensible». Et il ajoutait: «Devant cet infini il n'y a qu'à se prosterner.»

Par notre intelligence, par notre coeur, par notre conscience, par tout ce qu'il y a en nous de divin, nous nous élevons jusqu'à Dieu. Qui dira ce que Dieu est en lui-même? C'est là le domaine de l'insondable, même pour la philosophie la plus spiritualiste, même pour la théologie la plus éclairée, même pour la foi la plus vivante.

Et pas une des doctrines du christianisme qui ne soulève les plus graves problèmes. L'Eglise a cherché à comprendre, à expliquer; elle a analysé, disséqué; elle a rédigé des formules, décrété des dogmes. Mais parmi toutes les confessions de foi qu'elle a élaborées, en est-il une, une seule, que l'on puisse considérer comme l'expression exacte et définitive de la vérité?

C'est que les esprits les plus éminents non seulement ne sauraient

saisir toute la vérité, la vérité en elle-même, mais ils ne peuvent exprimer la part de vérité qu'ils croient avoir saisie qu'à l'aide de formules toujours imparfaites, relatives et passagères. Tout homme qui a fait un peu de théologie sait en effet que la pensée chrétienne s'est sans cesse développée à travers les âges; que bon nombre de dogmes formulés par les conciles des premiers siècles ou du temps de la Réforme ont été relégués plus tard comme de vénérables reliques au musée de l'Eglise. Qui serait chrétien aujourd'hui s'il fallait admettre le dogme cher à Calvin de la prédestination! Que de bûchers il faudrait allumer si on voulait brûler ceux qui nient la Trinité! Parmi les hommes quelque peu au courant des questions théologiques, combien sont-ils ceux qui considèrent la Bible comme la dictée de Dieu? Les plus orthodoxes ne concèdent-ils pas qu'elle est «un recueil humain, le document historique de la révélation et non la révélation elle-même»?

Et l'évolution se continue. L'hérésie d'hier est souvent la vérité d'aujourd'hui. C'est dire qu'aucune Eglise, aucune théologie, aucun homme, fût-il savant entre tous, ne saurait prétendre à l'infaillibilité, imposer d'autorité la vérité.

On accuse les religions d'être autoritaires et intolérantes. Si elles ont mérité trop souvent ce reproche, c'est qu'elles avaient des prétentions à la vérité absolue. Mais la religion peut s'affranchir assez profondément de tout dogmatisme pour échapper à ce reproche. Et l'on peut bien dire que telle fut la religion du Christ. Sans doute il enseignait avec autorité, avec cette autorité qu'il puisait dans ses relations uniques avec Dieu. Mais, contrairement aux Scribes qui, assis dans la chaire de Moïse, croyaient pouvoir imposer leurs croyances, il cherchait à éveiller dans les coeurs les besoins spirituels, la faim et la soif de la vérité et de la vie. «Venez à moi», disait-il à ceux qu'il voulait persuader et sauver.

Du reste, celui qui croit à la vérité ne songe jamais à l'imposer,

car sa foi est faite d'une invincible espérance en la force qui est en elle. II sait qu'elle peut vaincre sans lui; il sait qu'elle est en marche; que si son heure tarde, elle sonnera quand même; il sait que pour elle, comme pour Dieu, mille ans sont comme un jour.

Ajoutons enfin — troisième et dernière considération — que la vérité n'est rien si elle ne se traduit pas en actes, en actes qui lui soient conformes.

C'est le moyen par lequel elle se propage. Les anathèmes ne convainquent pas les hérétiques qu'ils sont dans l'erreur. Ils peuvent briser leur résistance, étouffer leur voix, mais sans faire luire la lumière dans leur esprit et dans leur coeur. L'intolérance, sous une forme ou sous une autre, ne prouve qu'une chose, c'est que celui qui la pratique n'a pas confiance dans la force de la vérité. Nous voulons répandre les idées religieuses et morales que nous croyons vraies, faisons-les rayonner dans notre personne et dans notre vie par une action bienfaisante. Un acte de bonté en dit plus que dix mille paroles. Une vie faite d'oubli de soi, de charité, de dévouement, de tolérance, voilà la démonstration la plus concluante, la manifestation la plus éclatante de la vérité, celle en face de laquelle toutes les dissertations, toutes les théologies, toutes les apologétiques, même les plus savantes, ne sont qu'un balbutiement d'enfant.

C'est là d'ailleurs l'essentiel en religion. Loin de nous la pensée d'amoindrir l'importance des croyances. Les idées sont des forces, celles surtout qui sont le fruit du travail de notre esprit. Les doctrines sont génératrices de la vie, celles du moins auxquelles notre raison peut souscrire, celles qui répondent aux besoins de notre coeur et de notre conscience. Mais enfin, dans la religion, dans le christianisme, aux yeux de Celui qui en fut le fondateur et qui en est le centre vivant, qu'est-ce qui importe? Est-ce la croyance ou la vie?

Nous avons beau relire tous les Evangiles, nous n'y trouvons pas un passage où le Christ ait fait de la rectitude des croyances une condition d'entrée dans son royaume. S'il conteste à quelques-uns le droit de lui donner le nom de Maître, ce n'est pas parce que leur intelligence est insuffisamment éclairée, ou parce qu'ils ne saisissent pas tel ou tel point de son enseignement, c'est parce qu'ils ne réalisent pas l'idéal moral qu'il leur a proposé.

Cet idéal est connu. Il est pour toutes les races et pour tous les âges. C'est celui auquel la conscience moderne, la conscience du libre penseur comme celle du croyant applaudit, puisque jusqu'à. ce jour on n'a rien trouvé de meilleur, de plus grand que la pratique de la justice et de l'amour, la pratique du bien en tout et partout.

Ah! quand les Eglises, dans leur enseignement, mettront l'accent là où le Christ l'a mis lui-même!

Le professeur Warnery, dont nous aimons à rappeler ici la mémoire puisqu'il fut l'un des nôtres, a dit, dans son beau livre: Le chemin de l'espérance, les raisons de son agnosticisme: c'est que les Eglises exigeaient de lui qu'il confessât des dogmes qui choquaient sa raison. Et, à ce propos, il ajoutait en s'adressant aux porte-parole de l'Eglise: «Pourquoi ne dites-vous pas plutôt: Venez! Si vous ne pouvez entrer au sanctuaire, soyez de ceux qui s'asseyent à la porte! Si vous ne pouvez pas partager toutes nos espérances, apprenez du moins de nous le secret de la vie heureuse. Croyez au bien. Notre Dieu n'est-il pas le Bien vivant? Soyez les fidèles de la loi d'amour. Nos livres ne disent-ils pas que Dieu, est amour? Alors nous irions, en effet, et nous n'aurions avec vous qu'un coeur et qu'une âme, et vous seriez vraiment les disciples de Celui qui se sentait ému dans son coeur en songeant aux troupeaux qui sont sans berger. Troupeaux immenses, toujours grandissants! C'est pour eux que j'ouvre mon âme, pour eux que je jetterai au vent cette confession.»

Au-dessus des croyances, au-dessus des doctrines, il y a l'idéal moral que le Christ a proposé au monde et qu'il a lui-même réalisé dans sa plénitude. Nous ne saurions le réaliser dans la même mesure. Mais c'est dans la mesure où nous nous en rapprocherons que, quelles que soient nos divergences d'opinions, nous apprendrons la tolérance.

Il y a plusieurs chemins qui mènent au sommet de la montagne. A chacun le soin de suivre celui qui lui paraîtra le plus agréable ou le plus sûr. L'essentiel c'est que nous tendions au sommet. Or, si ce sommet, c'est l'idéal de justice et d'amour, plus nous nous en rapprocherons, et plus nous nous rapprocherons les uns des autres. Alors il n'y aura plus d'hérésies, ni d'hérétiques; mais des hommes tous désireux de mettre au service des nobles causes les dons divers qu'ils ont reçus.

Et quand les peuples eux-mêmes se proposeront cet idéal; quand, à. la politique des loups, ils substitueront la saine émulation dans la pratique de la justice et du droit; quand ils n'auront plus d'autres rivalités que celle de savoir lesquels contribueront le plus et le mieux au bien de l'humanité, alors ce sera la paix chantée par le poète:

J'ai vu la paix descendre sur la terre,
Semant de l'or, des fleurs et des épis.

Ne devançons pas les temps. N'attendons pas de l'heure présente, de cette heure où le canon gronde d'un bout de l'Europe à l'autre, et où toutes les passions de l'enfer semblent déchaînées sur la terre, ce qu'elle ne saurait donner. Mais serait-ce une utopie que de rêver d'une élite intellectuelle et morale qui, demain, en tout pays, se lèverait pour édifier sur les ruines amoncelées un monde nouveau, la cité idéale, la cité de la justice et de la paix?

Puisse notre jeunesse universitaire tout entière faire partie intégrante de cette élite!

C'est notre voeu le meilleur!