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DISCOURS DE M. LE Dr JULES TAILLENS

Professeur Recteur sortant de charge.

MESDAMES ET MESSIEURS

L'article 73 du Règlement général de l'Université dit que le recteur entrant en charge est présenté aux étudiants, en séance publique du Sénat, par le recteur sortant de charge. Si je n'étais désireux, aujourd'hui plus que jamais, de me conformer aux directions réglementaires, je me demande si je ne me soustrairais pas à la tâche et à l'honneur qui m'incombent, tant il me paraît superflu de présenter un homme ayant une notoriété aussi grande et aussi justement mérité que mon successeur: la personnalité de M. Chamorel, le recteur entrant en charge, n'estelle pas, en effet, l'une des plus connues, j'ose même dire l'une des plus avantageusement connues de notre ville et de notre canton? Ancien étudiant de notre ancienne Académie, puis de la jeune Université, M. Chamorel a exercé le pastorat pendant nombre d'années à Chêne-et Paquier, à Ollon, puis enfin à Lausanne; d'abord chargé de cours à l'Université, il y devient professeur et est nommé doyen de la Faculté de théologie pour les années 1918 à 1920 et 1924 à 1926. Enfin, en juin dernier, notre Sénat l'appelait à présider aux destinées de l'Université pour la période 1926 à 1928.

Que dirai-je de plus, sinon que M. Chamorel, dans tous les postes et dans toutes les situations qu'il a occupés, s'est attiré l'estime et l'affection de tous, grâce à sa conscience,

à sa droiture, à sa fermeté, à sa bonté. Et si je m'arrète dans cette énumération, qu'il me serait facile de prolonger, c'est que j'allais y ajouter la modestie et que je ne veux point blesser celle-ci. Soyez sûr, Monsieur le Recteur, que ce m'est une bien douce joie de me conformer à notre Règlement et de vous présenter, car de très vieux liens d'amitié nous unissent; et si, au nom de ceux-ci, je m'accorde pendant une minute le privilège du style familier au lieu du style protocolaire, qui veut que dans les rapports officiels nous y allions du vous et du Monsieur, j'ajouterai qu'il me semble, mon très cher et très vieil ami, t'avoir toujours connu; cela remonte en tout cas au temps déjà lointain où nous portions tous deux la casquette de collégien; cette vieille amitié me permet d'exprimer un regret, celui que ta chère mère, pour laquelle j'avais tant d'admiration et d'affection, ne soit plus là pour assister à cette cérémonie; elle eût ressenti une grande joie et une noble fierté à voir installer, comme recteur de notre Université, ce fils pour lequel elle avait, tout au fond de son coeur, une tendresse spéciale. Et s'il peut y avoir, pour celui qui te parle, quelque tristesse à déposer le fardeau du rectorat, car c'est une page qu'on tourne à une époque de la vie où il n'en reste plus beaucoup à tourner, cette tristesse est amplement compensée par la certitude que j'ai que la direction de notre maison, pour les deux années qui viennent, ne pouvait être confiée à des mains plus expertes que les tiennes. Cher ami, tout cela signifie que mes voeux de réussite sont superflus; je te les adresse cependant du fond de mon coeur.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Ait moment où, en mai 1890. la nouvelle loi sur l'enseignement supérieur, qui consacrait la transformation de noire vieille Académie en Université allait être définitivement votée, un député de la campagne vaudoise prononça les paroles suivantes: «Les députés de la campagne, s'ils

se sont abstenus d'y prendre part, ont suivi ces débats avec la plus grande attention, car ils se rendent compte de ce que leur pays doit au développement de notre Université. Je me fais leur interprète en déclarant qu'ils consentent avec joie aux sacrifices destinés à perfectionner une institution semeuse de liberté. Si l'agriculture est à la base de sa prospérité, un pays est jugé sur son élite intellectuelle. Cependant, tout en répandant à pleines mains les bienfaits de l'instruction supérieure, nous demandons à nos professeurs de parachever l'éducation de notre jeunesse, car eussions-nous pénétré tous les mystères de la Science, nous ne sommes rien sans les qualités du coeur; c'est de lui que procèdent les sources de la vie ».

Je ne crois pas qu'il eût été possible, en pareille occasion, de prononcer des paroles plus modestes, plus belles et plus dignes que celles que je viens de rappeler; et ne devons-nous pas tous être fiers qu'elles aient été dites par un député de la campagne, de cette campagne dont, presque saris exception, nous descendons tous, de cette campagne, source de toute vie, réservoir dans lequel notre pays puise des forces toujours nouvelles? Et ne sont-elles pas, ces paroles, ta démonstration la plus évidente de ce qui fait la force d'un peuple, car cette force, qui ne dépend ni de l'étendue du territoire, ni de la richesse du pays, ni du chiffre de la population, réside essentiellement dans deux choses: la vertu populaire d'abord, ce réservoir d'honnêteté, de dévouement et de bon sens, qu'on ne trouve nulle part autant que dans les populations qui cultivent la terre; ensuite, le développement intellectuel et moral des classes supérieures, de celles qui président aux destinées du pays, qui lui impriment son caractère, qui lui font l'âme.

Et combien il avait raison, combien il voyait juste celui dont nulle part je n'ai pu retrouver le nom et dont je viens de citer les paroles, lorsqu'il unissait le développement intellectuel au développement moral, trop souvent séparés. Est-il possible, en effet, que dans la formation harmonieuse

de l'homme, l'un ne marche pas avec l'autre? Car, si parfois tel individu amplifie l'un des deux aux dépens du tout, il n'en est pas moins vrai que celui qui vise, dans la mesure des possibilités humaines, à la perfection, ne saurait le faire sans un développement harmonieux et parallèle de tout ce qui façonne le coeur et l'esprit.

Le long et laborieux développement de l'humanité ne nous montre-t-il pas du reste le lien en quelque sorte fatal, qui unit ce qui est intellectuel à ce qui est moral, car le développement de l'esprit affine la conscience? Dès le moment où, à l'origine des temps, l'homme, sorti de sa gangue primitive, releva la tête, il fut tout d'abord émerveillé de ce qu'il voyait, car l'univers se montrait à lui plus grandiose que tout ce que l'esprit pouvait imaginer. L'homme alors regarda et chercha à comprendre, rar il possédait déjà l'étrange faculté d'aller au delà du phénomène observé; depuis lors et toujours, en face de l'inconnu, un double sentiment l'anime: le respect du mystère et le désir audacieux de le pénétrer. Il se pose des problèmes, il cherche à les résoudre; il lui faut une explication du monde qu'il voit et de lui-même qu'il sent, et, alors qu'il aurait fallu de longs siècles d'observations et de méditations pour arriver à la solution, il la veut de suite et crée les religions primitives, réponses hâtives à des demandes impatientes. Et comme la soif de savoir augmente en lui à mesure qu'il sait, il fait de plus en plus violence aux choses pour leur arracher leur secret; il ne se demande pas seulement comment se passent les phénomènes, il veut aussi savoir pourquoi. D'une part donc, et c'est la réponse au comment, il observe les choses et en explique le mécanisme: c'est le travail purement intellectuel; d'autre part, et c'est la réponse au pourquoi, il remonte à la cause, à la volonté première, il cherche à pénétrer l'essence même des choses, à en saisir la fin et par conséquent à en discerner la répercussion sur l'homme; il comprend alors que presque toutes choses se ramènent à des problèmes de l'ordre moral.

Aujourd'hui plus que jamais, l'homme, peut-être plus malheureux que souvent, angoissé par l'incertitude de l'heure présente, ému par le nombre et la puissance des forces qui l'entourent, talonné par la curiosité ancestrale qui l'obsède, l'homme cherche la clef de l'énigme; la recherche de la vérité, toujours plus lointaine à mesure qu'on avance davantage, le hante et c'est au travers d'erreurs fécondes et souvent douloureuses que, laborieusement, il approche du but; oui, je dis des erreurs fécondes, car quoi qu'en pensent les esprits bornés et ignorants, l'erreur sincère, mais reconnue et avouée, est le plus sûr chemin qui nous conduit à cette vérité insaisissable. Et la reconnaissance de notre faiblesse et de nos erreurs nous apprend la tolérance.

Dans l'écoulement éternel des choses, que nous cherchons à toujours mieux connaître, où rien ne commence et rien ne finit, mais où tout s'enchaîne et continue, nous comprenons que nous ne sommes qu'un moment; et, dans cet immense tout, nous savons que nous ne sommes qu'une parcelle infime qui n'a choisi ni la place ni l'époque de sa courte vie. Et la contemplation de ces vérités nous rend modestes.

Le travail pour l'idée pure donne des satisfactions plus intenses et plus vives que l'intérêt le plus habilement masqué, et c'est daims le labeur sans but de lucre que l'homme atteint l'apogée de sa pensée; la recherche de la vérité exige le silence, la méditation et le renoncement à certaines joies mondaines, et c'est dans ces conditions que l'homme de savoir et de caractère donne le réconfortant exemple du travail vrai et ennoblissant. Et ceci nous apprend le désintéressement.

En montrant la répercussion inévitable du travail intellectuel pur sur l'enrichissement moral de l'individu, en prônant la vertu du travail et de l'esprit, je ne voudrais pas paraître, ici, ravaler en quoi que ce soit ceux qui forment ce qu'on appelle le peuple. Oh! combien cette pensée est loin de moi, car je sais trop ce qu'on lui doit,

à ce peuple dont on doit tirer gloire d'être sorti, à ce grand tout sincère et vrai, qui n'a pas l'esprit faussé par une demi-science et qui, à défaut de savoir, juge avec son coeur et en quelque sorte avec son instinct; et l'homme simple ne se fait-il pas généralement une idée plus juste et plus complète des choses que celui qui n'a reçu qu'une instruction factice et partielle? Oui, mille fois oui, et c'est bien dans ce grand sanctuaire du peuple, où viennent aboutir toutes les oeuvres des hommes, qu'elles sont jugées en dernier ressort et qu'elles prennent leur valeur définitive. Dans les choses intellectuelles ou artistiques, comme dans les choses morales, le peuple, cette masse anonyme et admirablement douée, sait ce qu'il veut, mais souvent ne sait pas pourquoi; c'est qu'il obéit à la poussée profonde et inconsciente de son instinct de vérité; l'art qu'il aime et qu'il aimera par exemple, c'est-à-dire le seul art qui restera, car le peuple est celui qui consacre les gloires, cet art sera grand et vrai et ne sera pas fait de recherches plus ou moins sincères, d'essais plus ou moins mesquins, propres aux époques et aux êtres fatigués; la science que le peuple aime et vénère, c'est la science grande et vraie aussi, et non la recherche mièvre et stérile; la langue que le peuple comprend et aime, c'est la langue de grand aloi, souple, claire et limpide, et non les essais obscurs et cahotants auxquels se complaisent les esprits vaniteux et déséquilibrés.

Et ce peuple, celui dans lequel les sociétés se renouvellent et puisent sans jamais le tarir, ce vrai peuple s'incline avec respect devant le vrai savant, quel qu'il soit, car il sait bien que celui-ci connaît des choses qu'il ignore lui-même et il sent bien que, dépourvu du savoir, l'homme retournerait è l'asservissement, à la matière.

Ne vivons donc pas séparés les uns des autres, rapprochons-nous au contraire, car le rapprochement des hommes leur permet de se mieux connaître et de se mieux aimer, et il n'y a pas une créature qui n'ait besoin d'une autre créature; celui qui a connu le suprême bonheur des

émotions profondes sait bien qu'elles ne se peuvent ressentir par l'homme solitaire. Pour peu qu'on regarde, qu'on agisse, qu'on sente et surtout qu'on aime, en un mot pour peu qu'on vive, on se rend bien vite compte que le seul vrai bonheur est de donner de soi-même aux autres; celui qui n'a pas dépassé les limites de sa propre personne n'a pas vécu. Unissons-nous donc et que chacun de nous, dans l'édification de l'oeuvre commune, apporte, avec toute sa sincérité, sa part de travail humain, les uns le travail de leurs bras, les autres celui de leur cerveau, et tous, se rappelant qu'en vérité une seule chose importe réellement: le bonheur ou le malheur des hommes, et tous, dis-je, cherchons à nous mieux connaître, cherchons à nous mieux comprendre, cherchons à nous mieux aimer.