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DIES ACADEMICUS 1994

22 octobre 1994
LIBRAIRIE PAYOT
LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ
LAUSANNE 1994

DISCOURS DE M.

PIERRE DUCREY,

RECTEUR DE L'UNIVERSITÉ

Mesdames, Messieurs,

En 1987, nous avions innové: il n'y aurait plus de long discours rectoral au Dies Academicus, mais seulement une courte allocution du recteur, suivie d'une intervention de l'un des vice-recteurs sur un sujet tiré de sa discipline. C'est ainsi que nous avons pu entendre tour à tour le vice-recteur Fedor Bachmann parler de microbiologie, le vice-recteur Jean-Pierre Danthine parler d'économie à propos d'écologie, le vice-recteur Hauck nous expliquer pourquoi le ciel est noir la nuit, le vice-recteur Bünzli nous dévoiler l'univers des sondes luminescentes, le vice-recteur Paccaud évoquer la manière dont les sociétés survivent aux épidémies, enfin le vice-recteur Junod nous apprendre comment distinguer le vrai du faux.

Il serait normal que, dans l'allocution du dernier Dies academicus auquel je serai appelé à participer en qualité de recteur, puisque je quitterai mes fonctions le 31 août 1995, j'aborde un sujet tiré de mon champ d'enseignement et de recherche, l'histoire ancienne. Je ne ferai pas exception à ce principe. Mais je ne voudrais pas manquer une si belle occasion de rapprocher le passé du présent et d'évoquer ici ou là ce qui est devenu une sorte de second métier pour moi, celui de dirigeant universitaire. En effet, entre 1978 et 1995, j'aurai passé 17 ans à m'occuper de gestion universitaire, comme vice-doyen, doyen, vice-recteur, enfin comme recteur. II s'agit là d'activités de milice, certes, puisque durant toute cette période, j'ai continué à assumer ma mission professorale. Mais, qu'on le veuille ou non, le professeur-doyen ou membre de Rectorat acquiert aussi une expérience quasi professionnelle.

La direction d'un institut, d'une faculté ou d'une université n'est pas simple, car les universitaires sont des personnes hautement qualifiées, mais aussi hautement individualistes, au caractère parfois assez ombrageux. Le

métier de dirigeant universitaire tient donc un peu de ces sports extrêmes, caractérisés par un défi, comme par exemple le saut à l'élastique, qui consiste à se lancer d'un pont dans le vide avec un câble en caoutchouc au pied.

Mon prédécesseur, modèle et inspirateur, le recteur André Delessert, avait coutume d'utiliser le terme «étrange» pour qualifier le comportement inattendu ou irrationnel d'un membre de la communauté universitaire. A ses yeux de mathématicien, le mot «étrange» convenait à merveille. Je n'ai entendu qu'une seule fois le recteur Delessert utiliser un vocable encore plus fort: le terme «absurde». Mais ce fut réellement une exception.

Un autre principe que m'a appris le recteur Delessert est que si le pire est possible, il est mathématiquement certain. Ce qui, en fin de compte, permet d'aborder les problèmes d'un point de vue optimiste, car, sans être totalement exclu, le pire ne se produit pas toujours. Ainsi, chaque fois que l'on s'attend au pire et qu'on y échappe, on se trouve soulagé, et même heureux. C'est grâce à cette saine approche mentale, optimiste en dépit des apparences, que la vie de recteur est presque toujours heureuse.

Il faut ajouter aussi la joie vraie et permanente qu'offre le travail dans des équipes rectorales profondément soudées par des années d'activité commune et de solides amitiés. C'est là une manifestation constante de ce qu'un chercheur de l'Institut de Hautes Etudes en Administration Publique a astucieusement appelé le «miracle du gouvernement collégial». Enfin, je ne voudrais pas manquer d'évoquer les relations, pas toujours simples, mais le plus souvent très stimulantes, avec les femmes et les hommes politiques qui nous gouvernent, ni les rapports amicaux qui lient un recteur aux collaborateurs qui partagent avec lui ses joies et ses peines.

L'Université n'est jamais aussi bonne que lorsqu'elle rappelle les valeurs fondamentales sur lesquelles elle est bâtie. Ces valeurs trouvent leurs sources au Moyen Age. Les historiens de l'Université montrent qu'à Bologne, à Oxford et à Paris, voici environ 900 ans, des communautés de professeurs et d'étudiants ont commencé à se réunir pour se consacrer à l'acquisition et à la transmission du savoir.

L'historien de l'Antiquité que je suis s'efforce toujours de faire remonter l'origine de l'Université au-delà du Moyen Age, et plus particulièrement à Athènes, à Alexandrie et à Pergame. C'est à Athènes que Gorgias, Protagoras, Socrate, Platon ou Aristote ont transmis leur savoir à leurs élèves. Professeurs et étudiants se réunissaient dans des jardins ou dans des enclos sacrés. Platon fonda son école dans le bois des Muses et la voua au héros Akadémos - d'où notre académie. Son plus grand disciple fut

Aristote, qui fonda à son tour une école rivale, que le philosophe appela «peripatos» ou promenade (philosophique, naturellement). Le lieu où fut fondée cette école était proche du sanctuaire d'Apollon Lykaios, d'où notre lycée. La tradition inaugurée par les grands philosophes athéniens s'est transportée dans les métropoles de la culture hellénistique, Alexandrie et Pergame, où philosophes, historiens, philologues, mathématiciens cultivaient et développaient le savoir accumulé depuis des siècles.

A la question: «Quelle est selon vous l'université idéale?», je réponds sans hésiter Athènes, Alexandrie, Pergame. Dire pourquoi est moins simple qu'il n'y paraît, car Socrate, l'un des enseignants les plus célèbres, a plutôt mal fini, puisqu'il a été condamné à boire la ciguë pour avoir «corrompu la jeunesse». Le métier de philosophe et de formateur n'était donc pas sans risques. Ajoutons que Socrate refusait de percevoir de l'argent de la part de ses élèves et qu'il reprochait aux sophistes, qu'il n'aimait pas et avec lesquels il ne voulait pas être confondu, de vendre leur savoir contre de l'argent.

Du point de vue de l'universitaire moderne, le paradis sur terre se trouverait à Alexandrie. Sous la haute protection de souverains éclairés, un ensemble de savants composé des meilleurs esprits du temps se livrait sans soucis matériels et dans la plus grande liberté à la réflexion sur les sciences. Le Musée et la Bibliothèque d'Alexandrie constituent une sorte de capitale du savoir, imitée par les souverains de Pergame qui, à leur tour, cherchèrent à créer des conditions de travail optimales pour les meilleurs esprits de leur temps.

Le Musée d'Alexandrie réunit des hommes de lettres et des savants: des mathématiciens, des géographes, des astronomes, des médecins, des critiques littéraires et grammairiens, qui éditaient les textes classiques. Les "pensionnaires" ou membres du Musée étaient somptueusement logés, bien nourris et ne payaient pas d'impôts. Ils étaient aidés par des serviteurs, qui leur permettaient de se vouer à leurs travaux sans aucune restriction ni entrave. Les botanistes disposaient d'un jardin botanique, les biologistes d'un zoo, les philologues d'une bibliothèque de plus de 120'000 volumes. Les agents des rois d'Egypte parcouraient le monde pour acheter — ou prendre de force — les livres les plus précieux. Ptolémée Evergète emprunta aux Athéniens l'exemplaire officiel du texte des trois tragiques grecs, dont les propriétaires n'acceptèrent de se défaire que moyennant une énorme caution. Ptolémée fit recopier le texte, mais il garda l'original et renvoya la copie, abandonnant la caution aux Athéniens.

Mais, dans ce paradis, les savants et les chercheurs, ceux que nous appellerions des «universitaires», se comportaient déjà d'une manière qui les caractérise aujourd'hui encore: ils ne cessaient de se disputer, ce qui leur vaudra quelques mots cruels, comme celui du philosophe sceptique Timon de Phlionte: «Dans la populeuse Égypte, on donne la pâtée à de nombreux gratte-papier, grands liseurs de bouquins, qui se chamaillent à n'en plus finir dans la volière du Musée» (Athénée, I, 22).

L'Université moderne doit son organisation au modèle créé à Berlin en 1809 par Wilhelm von Humboldt. Ce dernier veille d'emblée à ce que le roi de Prusse fasse un don à son université, afin que l'autonomie et l'indépendance de l'institution soient garanties et qu'elle puisse apporter à l'État toute sa créativité. Professeurs et étudiants doivent se mettre au service de la science, non pas seulement de celle qui existe, mais surtout de la science nouvelle. Les étudiants sont libres de suivre ou non des cours. Leurs connaissances ne sont contrôlées que le jour où ils veulent bien se présenter à leurs examens finaux.

L'Université de la fin du XXe siècle a-t-elle encore des points communs avec les institutions de l'époque hellénistique et l'Université humboldtienne? On peut la caractériser de trois manières. En premier lieu, elle est une organisation de masse. Même si, en Suisse, quelque 12 à 15 pour cent d'une classe d'âge seulement peuvent prétendre à entrer dans une université, ce chiffre atteint le double ou même le triple dans les pays qui nous entourent. La seconde caractéristique de l'Université d'aujourd'hui est qu'elle doit prendre en compte les changements techniques et scientifiques qui, sans répit, touchent le monde actuel. Enfin, le troisième élément est l'importance primordiale de l'Université dans le monde d'aujourd'hui, puisqu'elle est responsable de former ses principaux usagers, les étudiants, à réfléchir de manière critique et à agir efficacement dans un univers dominé par la compétition.

Le paradoxe veut qu'aujourd'hui où la formation universitaire paraît de plus en plus indispensable, notamment dans un pays comme la Suisse, l'Université est exposée à des critiques plus nombreuses et plus diverses que jamais. A mesure qu'elle se popularise, que son passé mythique et élitiste s'éloigne, l'Université est en proie à des reproches de toutes sortes. En plus des difficultés que lui cause la diminution des moyens financiers disponibles, elle doit se soucier de son organisation, de son financement, de sa relève, de son image dans la société et de bien d'autres choses encore.

Tout cela est loin d'être totalement négatif: l'Université doit accepter qu'on doute de la qualité de la formation qu'elle propose et se soumettre à

des procédures d'évaluation. Elle doit se demander si la direction de l'institution par des professeurs de milice convient par les temps qui courent ou si une professionnalisation accrue des dirigeants, directeurs d'instituts, doyens et recteurs est nécessaire. Elle doit être à l'écoute de la société dans laquelle elle vit et au service de laquelle sa mission l'a placée. Ce sont là autant de défis stimulants pour elle et pour le monde académique tout entier.

Une chose est sûre: de toutes les institutions européennes héritées du passé, l'Université est la seule avec l'Église à avoir traversé les siècles sans coup férir. Même si elle est en quelque sorte victime de son succès, l'institution universitaire continue à offrir un lieu où par excellence peuvent s'épanouir en toute liberté la réflexion critique, la création et la transmission du savoir. C'est pourquoi l'Université reste à mes yeux un lieu idéal, une sorte de paradis sur terre.