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DISCOURS DE M. LE Dr S. DE FELICE

Recteur entrant en charge.

MESDAMES, MESSIEURS,

Les paroles trop bienveillantes que vous venez d'entendre me mettent dans un grand embarras. Je suis dans la position de ce débiteur qu'un ami généreux et imprudent vient de cautionner pour de gros engagements, et qui ne sait pas comment il va falloir s'acquitter à l'échéance. Aussi, séance tenante, je vous demande, — à vous Monsieur le chef du Département, qui êtes, comme représentant de l'Etat, mon plus gros créancier, à vous tous, Messieurs et chers collègues, et vous Messieurs les étudiants, qui avez, à des titres divers, comme on vient de le dire, des droits sur le recteur, — un concordat. Mon excellent prédécesseur et ami vous a tout garanti: bonne volonté, savoir-faire, succès final. Je vous offre, là dessus, l'entier de l'actif dont je dispose, actif dont le principal élément consiste dans une bonne volonté illimitée. En considération de la situation du débiteur et de ses intentions, vous consentez à le tenir quitte de tout ce qu'il ne dépend pas de lui de vous donner.

Cependant, vous n'êtes pas encore dégagé, mon cher collègue et ami. Vous savez que si j'ai osé accepter le mandat qui m'a été confié, c'est sur votre assurance formelle

que vous me feriez bénéficier de votre expérience et de vos bons conseils. Pendant deux ans, vous avez, pilote averti, dirigé votre navire d'une main ferme et légère, sans qu'un seul heurt, un seul coup de barre trop brusque ait rappelé à vos passagers, et à un équipage jaloux de sa sécurité, les dangers inséparables de toute navigation. Je vous prie de m'enseigner votre secret. Surtout vous me direz comment au milieu de tant d'autres préoccupations et de lourds travaux, vous avez su ne jamais vous distraire de votre tâche supplémentaire et la mener à bien.

Monsieur le conseiller d'Etat, la faveur que je vous ai demandée en commençant, ne me suffit pas encore. M. le recteur Rossier disait à l'instant: «Je suis persuadé que mon successeur trouvera auprès du nouveau chef du Département le même appui qui m'a été assuré en toutes circonstances». Permettez-moi de partager cette confiance. J'avais eu l'occasion, moi aussi, il y a quelques années, comme doyen de la Faculté de droit, d'éprouver les dispositions excellentes de votre prédécesseur, M. le conseiller Decoppet; et l'une des raisons, entre autres, qui m'ont conduit, au mois de juin dernier, à assumer le fardeau de ma charge actuelle, avait été la considération de l'appui et de la bienveillance qu'il m'avait auparavant très largement accordés et sur lesquels je savais pouvoir toujours compter. Ma seule qualité officielle m'ouvrira toujours votre porte. Il me sera permis, cependant, de me réclamer aussi de ma qualité d'ancien élève, plus tard et jusque dans ces derniers temps, de collègue au sénat universitaire et dans une autre assemblée, pour espérer qu'elle ajoutera quelque chose à la facilité de nos rapports, et que je rencontrerai auprès de vous le même accueil que me réservait votre prédécesseur.

MESSIEURS LES ETUDIANTS,

Vous seriez surpris si je ne saisissais l'occasion qui s'offre pour vous entretenir, pendant le peu de minutes

exactement comptées dont je .dispose, de vos études, et pour vous proposer tout au moins un sujet de réflexion. Je ne doute pas que la plupart d'entre vous ne soient portés d'un goût très vif vers les disciplines qu'ils ont choisies. Ceux-là se passeront de mes avis. Mais peut-être en est-il quelques autres, qui, venant s'asseoir sur les bancs de nos auditoires, sentent leur vocation indécise, et mesurent leur zèle à leur peu d'ambition. Peut-être quelques autres encore, non point sans doute paresseux, mais trop sagement économes de leurs efforts, sont-ils portés à envisager de préférence dans l'étude une. source de profits futurs. Dédaignant toute acquisition de l'esprit qui ne paraît pas susceptible d'un profit matériel immédiat, ils prétendent distinguer dans la science entre les principes improductifs et les applications rémunératrices, et arriver à celles-ci sans se soucier de ceux-là. Ils visent au pratique et à l'utile. Qu'ils réfléchissent, ces jeunes philosophes, en qui resplendit l'esprit du siècle, à l'observation que voici, — dont ils tireront eux-mêmes la conclusion.

Messieurs, sans discuter en soi le principe utilitaire, il est à craindre que ceux qui le professent ne soient exposés à des déceptions. C'est un faux calcul de vouloir ruser avec la science, ne prendre d'elle que ce qui paraît d'une application pratique immédiate, et négliger le reste. Le praticien véritablement supérieur n'est pas celui qui connaît le plus de formules et de recettes, mais celui qui a su approfondir les lois dont ces formules ou ces recettes dérivent. Un juriste, par exemple, peut posséder son code par coeur, connaître les arrêts et leurs dates, savoir où copier dans le traité à la mode tous les passages utiles: s'il n'a pas réfléchi sur l'esprit et la portée des dispositions de la loi, aperçu la relation qui existe entre elles, déterminé le point où les conséquences d'un certain principe vont limiter les conséquences d'un autre principe, harmonisé dans son esprit les idées générales et les solutions particulières, en un mot vérifié et coordonné ses notions juridiques, au fur et à mesure de leur acquisition, il sera toujours exposé

aux pires erreurs, enclin à ces interprétations étroites et formalistes qui étonnent l'opinion et discréditent la science, impuissant à résoudre raisonnablement une question nouvelle. Qu'il rencontre plus tard dans le tribunal, s'il est juge, à la barre, s'il est avocat, un contradicteur formé par une préparation plus lointaine, son infirmité s'accusera par des preuves en quelque sorte tangibles; et l'homme le moins cultivé lui reprochera, ayant pu devenir un bon ouvrier, d'être demeuré un manoeuvre. J'ai pris mon exemple dans le cadre d'une des sciences dites morales; à ma place, un professeur de physique, de chimie ou de physiologie ne manquerait pas de vous en apporter d'analogues empruntés au domaine tout entier des sciences de la nature.

Le praticien qui réussit dans sa profession ne sait pas tout, et ne peut pas tout savoir; mais soyez assurés qu'il a acquis quelque part ce qui vaut mieux que le savoir, l'art d'apprendre, et que cet art il le pratique continuellement, à l'occasion de chaque question nouvelle qui surgit dans sa profession, et jusqu'au dernier jour de sa vie. Je dis l'art d'apprendre, et c'est plutôt l'art d'étudier dont il faudrait parler, par quoi j'entends l'art d'embrasser successivement du regard tous les éléments d'un problème, de résoudre l'une après l'autre les difficultés particulières que présentent chacun de ces éléments, enfin de rapprocher et de combiner dans une solution d'ensemble élégante les résultats partiels obtenus. Que le praticien déjà expérimenté procède rapidement, dans le plus grand nombre des cas, à ce travail d'analyse, c'est un fait heureux, mais cette facilité même procède d'une longue application antérieure; — elle n'exclut pas, dans des cas plus compliqués, se présentant moins fréquemment, la nécessité de nouvelles réflexions et de nouvelles recherches, auxquelles n'ont jamais suppléé les répertoires de solutions toutes faites.

Des répertoires de solutions toutes faites, ce n'est en tout cas pas l'Université qui vous en fournira. On dit qu'au

moyen-âge elle débitait ce genre d'articles, mais depuis longtemps elle en a laissé le monopole à d'autres. Sa tàche est aujourd'hui bien moins de vous communiquer proprement les résultats acquis de la science que de vous inciter à vous en emparer par vos propres efforts, en vous montrant comment ils ont été obtenus, comment on s'y prend pour en contrôler la valeur, et par quelle méthode on peut quelquefois les améliorer ou les accroître. Les «lois» ou les «principes» qu'elle enseigne ne sont que des résumés, nécessaires à raison de l'infirmité de notre intelligence, sous lesquels il faut toujours voir la réalité des faits. Notre ambition serait de vous mettre en possession, pour dominer dans la mesure de vos forces l'infinie variété des, connaissances, d'un bon outil de travail. Et si nous devons faire constamment appel à votre mémoire, ce ne sera jamais qu'à cette mémoire qui retient parce que l'esprit a d'abord saisi et acquiescé.

Messieurs, j'ai parlé plus haut de la science du droit, parce qu'elle m'intéresse Plus particulièrement, et de ses rapports avec la profession du juge et de l'avocat. J'indiquais brièvement la méthode et le programme qu'un juriste devrait se proposer pour devenir un praticien achevé, et j'avais l'impression que je paraissais demander beaucoup. Je retrouve l'objection examinée par un vieil auteur. Dans ses fameuses Lettres sur la profession d'avocat, Camus, avocat au Parlement de Paris, écrivait peu d'années avant la Révolution: «... Vous trouverez peut-être, Monsieur, mon plan un peu étendu: je conviens qu'il ne faut guère moins de dix ans pour le remplir; mais cet espace de temps ne vous effrayera pas, si vous voulez faire attention que, parmi les avocats aujourd'hui les plus employés, il n'y en a presque pas un qui ait commencé à être connu avant d'avoir passé dix années au Palais (on allait au Palais dès le début des études). Le public 'est trop persuadé que la science et la prudence ne sauraient être que le fruit du temps et du travail. Les degrés que l'on a pris dans une Université, le serment d'avocat auquel on a été admis, ne

suffisent point pour déterminer sa confiance». L'auteur parle ensuite des premiers succès qui viennent stimuler, au cours de ces dix années, le zèle du débutant: «L'ardeur pour l'étude croit alors; l'honneur, la considération, dont on commence à jouir, inspirent une nouvelle passion pour parvenir au sort des avocats qui nous ont devancés. Il suffit de jeter les yeux vers ce terme pour ne s'apercevoir ni de la longueur, ni des dégoûts, ni des ennuis du chemin que l'on doit parcourir.»

Je ne voudrais pas déparer par un commentaire cette prose, vieille de près d'un siècle et demi. Elle donne bien l'idée de ce qu'était autrefois un praticien «honnête homme», cultivé, modeste, laborieux et probe. J'espère que vous trouverez qu'elle conserve son actualité. «L'honneur, la considération»: c'est là aussi un but à se proposer dans ce monde.