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JÉSUS-CHRIST ET LES PLUS RÉCENTES THÉORIES «HISTORIQUES»

Je veux vous parler des plus récentes théories que l'on a construites pour expliquer d'une façon purement humaine l'histoire de Jésus, consignée dans le Nouveau Testament. A considérer l'époque pleinement historique où il a paru, le nombre incroyable de ses manuscrits, où les variantes sont secondaires et n'atteignent presque jamais le sens, puis l'antiquité des citations et des versions qui en confirment le texte, et les centaines de commentateurs qui, depuis seize ou dix-sept siècles, en ont scruté chaque ligne, ce Nouveau Testament devrait être le livre le mieux compris de tous les livres, le mieux élucidé jusqu'en ses derniers secrets. Eh bien, de fait, en dehors de l'interprétation de l'Eglise, l'Evangile n'est qu'un tissu de problèmes mille fois «résolus», et qui renaissent toujours, insolubles.

Cette situation paradoxale tient à son objet, qui est la vie et l'enseignement de Jésus de Nazareth. Or, cet homme-là a toujours divisé et divisera toujours l'humanité, qu'elle soit ignorante ou savante. David Strauss, ce célèbre incroyant, a déclaré rudement qu'il faudrait regarder comme «frappé de stupidité» l'investigateur qui prétendrait ecrite sur Jesus avec le meme désintéressement «scientifique». que sur toute autre figure ancienne. Quiconque sait réfléchir doit, en effet, quand il a étudié

Jésus, ou bien soumettre son esprit moderne à cette autorité du passé, ou bien nier l'historicité de sa vie telle qu'elle est écrite.

Aussi la critique appelée «moderne» ou «indépendante» s'est-elle donné la tâche de découvrir à travers le voile du Nouveau Testament, — car elle n'a pas d'autre document fondamental, — un Jésus moins divin et impérieux que celui de l'Evangile. A-t-elle réussi à dresser, pour la substituer à celle de l'Homme-Dieu, une figure au moins vraisemblable que l'histoire puisse, sans trop de répugnance, admettre en ses cadres? Vous en jugerez à l'exposé que je vais faire des solutions les plus récentes par où la science qui se dit «pure» a pensé éliminer, au profit du déterminisme historique, une si troublante inconnue...

Mon dessein est de m'en tenir à l'actualité; je n'analyse donc pas les théories mortes, et enterrées avec plus ou moins d'honneur, qui ont rempli la fin du XVIIIme et tout le XIXme siècle. Il suffit de rappeler d'un mot ces «déistes», qui expliquaient nos origines chrétiennes par une série d'impostures; les «rationalistes» qui ont suivi, et qui, conservant les récits miraculeux, cherchaient à les rendre croyables en les ramenant à des événements naturels mal compris; puis la fameuse «école de Tubingue», qui élucidait tout par la métaphysique hégélienne; ensuite Strauss et sa «théorie mythique», selon laquelle la figure divine du Christ eût été formée en tressant autour de Jésus une guirlande d'anecdotes inspirées ou copiées de l'Ancien Testament. Enfin est venue la théologie «libérale», qui dure encore, mais, depuis vingt ans, commence à vieillir 1. Pour cette école, Jésus, sans être Dieu, ni s'être

pris lui-même pour un personnage surhumain, était le plus pur maître de morale et de religion morale que le monde eût jamais vu et puisse jamais voir. En réalité, ces théologiens, sans tenir plus compte du milieu antique que de la tradition, et en dépit des textes, soigneusement épurés par eux, nous baillaient là un vrai miracle, opposé sans doute à la merveille de l'incarnation, mais beaucoup moins apte encore à s'harmoniser avec l'histoire. Leur «Jésus historique» n'était qu'une projection de l'idéal de ces savants, une personnification d'idées protestantes du XIXme siècle, bref un anachronisme et un fantôme. On le leur a fait assez voir 1.

Aussi les libéraux contemporains sont-ils obligés de regarder vers des théories plus nouvelles, à la fois moins abstraites et aussi plus appauvries de sentiment chrétien.

Il faut dire que le grand public instruit n'avait suivi que de loin et distraitement le mouvement critique. Si un livre comme la «Vie de Jésus» de Renan, cet inquiétant virtuose, eut un succès populaire, il le dut, non à sa teinture scientifique, mais à son caractère de libre pensée romanesque et sentimentale. L'apologétique sans dogmes de Schleiermacher, d'A. Sabatier, ou de Harnack en certains écrits, n'intéressait guère que la religiosité de cercles raffinés, pasteurs ou modernistes. Car, en général, l'horizon étroit des cénacles exégétiques, ces sèches manipulations de textes et de gloses, le goût de poussière qui vous y prenait à la gorge, rebutaient plutôt les lettrés et les gens du monde; ceux-ci, pour s'émanciper de la foi au Christ, et aux églises, avaient bien plus vite

fait de s'adresser aux a priori des philosophes, des positivistes surtout, et de mettre d'emblée la Science, dotée d'une majuscule, à la place de la religion. Cela les dispensait de s'occuper de minuties d'histoire. En son ensemble, le mouvement de la critique restait donc affaire de mandarins, à mi-chemin entre la foi et l'incrédulité.

Ainsi se présentaient les choses il y a vingt ou trente ans. Mais de nos jours, le culte exclusif de la «Science», cette mystique de laboratoire, a perdu beaucoup de son prestige. Je ne sais trop ce qu'on a mis à la place, peut-être rien; seulement, jusque dans les petits livres de vulgarisation, on imprime aujourd'hui que le combat contre l'orthodoxie ne doit plus se livrer sous l'égide des sciences de la nature, qui n'apprennent rien sur le fond des choses, mais au nom de l'histoire, qui prouverait l'inconsistance et le caractère légendaire des bases de la foi chrétienne. C'est que notre connaissance de l'antiquité s'est remarquablement élargie; la découverte de civilisations ou de religions inconnues naguère, en Mésopotamie, en Elam, en Crète, chez les Hittites, dans le Turkestan, les progrès de la préhistoire et de l'ethnographie, permettent de brosser de larges tableaux grouillants, vivement coloriés où, par des raccords habiles, on arrive à dissimuler les trous de notre information. L'histoire, parfois, dédaignant le travail à la loupe, s'habille à la mode du jour; elle prend de petits airs sportifs, les allures dégagées d'un guide globe-trotter qui vous promène en une heure, sans fatigue, à travers les continents et les millénaires. Certes, je serais le dernier à lui reprocher de vouloir être intéressante pour tous, si le nouveau costume lui allait toujours bien. Dans ce cinématographe pour gens instruits, les origines chrétiennes ont leur place, et une place de choix. Elles piquent la curiosité des libres-penseurs et des indifférents, et une curiosité qu'on dirait plus sympathique qu'autrefois. Mais ne nous y trompons point; le christianisme du présent est toujours aussi combattu; seulement son passé excite un

nouvel intérêt, comme les mystères d'Eleusis et le Bouddhisme; et les adversaires les plus déclarés de l'Eglise peuvent s'y laisser aller, parce que notre dogme leur semble n'être, une fois connues ses origines, ni plus mystérieux, ni plus dangereux pour la «conscience moderne» que ces exotiques religions.

Qu'est-ce donc qui a pu changer ainsi les points de vue? Y avait-il rien de nouveau et d'essentiel à dire sur les Evangiles ou sur saint Paul, depuis tant de siècles qu'on les étudie, et surtout après les enquêtes acharnées de la critique en ces derniers cent ans? D'aucuns le croient, parce que l'archéologie, la science des papyrus, des inscriptions, des apocryphes, ont fait connaître beaucoup mieux qu'il y a un quart de siècle les milieux populaires de l'Empire romain, juifs et méditerranéens, où le christianisme est né et a grandi. On voit maintenant des Israélites instruits et libéraux réclamer Jésus comme le représentant le plus pur de l'esprit de leur race; et d'autres font de son apôtre Paul, à la fois Juif, Grec et Romain, le type le plus parfait de la culture hellénistique. La religion qu'ils ont établie serait le produit naturel des influences qui avaient entouré leur berceau. Ainsi, l'énigme a disparu. Tout le monde la résout, et pas seulement des maîtres; on a pu voir quelque avocat ou ingénieur publier là-dessus un livre de vulgarisation confiante, auquel tel exégète réputé fait la charité d'une préface. Le mystère de Jésus, le plus grand de l'histoire, serait éclairci. Et les nouveaux éclaircisseurs ne se sont même plus demandé si les événements surnaturels que les croyants admettent sont vrais ou faux; mais ils se sont ainsi posé le problème: «Toute cette merveilleuse histoire divine, qui, bien entendu, ne saurait être vraie, comment se fait-il qu'on l'ait attribuée à l'homme Jésus, et 'qu'une puissante société, qui dure encore, se soit fondée sur ces croyances?» Chacun y répond comme il l'entend, et nous allons voir les réponses principales.

Il y a d'abord les solutions à bon marché, celles des amateurs qui n'ont pas d'accointances bien étroites avec les méthodes historiques. Passons rapidement sur les survivants du «scientisme», qui croient encore que l'on se forme à l'histoire dans les cliniques, et que les grands mouvements religieux s'originent à des dérangements d'esprit individuels, ou à des folies collectives. Nous pouvons laisser en leur compagnie les «psychanalystes», pour qui la «libido» de Freud dénoue toutes les énigmes.

Montons d'un degré, voici les mythologues et les folkloristes; rien n'est plus séduisant pour l'imagination, ni plus à l'ordre du jour, que le folklore religieux, comme le savent, par exemple, les lecteurs de J. G. Frazer. C'est, par malheur, un pêle-mêle qui n'est pas encore classé scientifiquement. La critique rigoureuse de cette masse de faits commence à peine, avec l'école de l'ethnologie (ou des «cycles culturels»), sous la direction de savants catholiques. Par ailleurs, les grands mots avec lesquels on a prétendu rendre compte de tout phénomène religieux, prélogisme, animisme, totémisme, magie, rites sociaux, culte des morts, ont déjà paru très insuffisants à l'usage. Cependant l'anthropologie, encore dans ses langes, a eu l'ambition de s'attaquer au problème de Jésus. Son procédé est simple, il l'est même un peu trop. En cueillant un trait par-ci un trait par-là, comme un touriste qui voyagerait dans la machine à remonter le temps, depuis l'Egypte prépharaonique jusqu'aux Lapons ou aux Hottentots d'aujourd'hui, mais sans aucun souci d'ordre géographique ni chronologique, puis en ramassant ces traits sur un même personnage, on arriverait peut-être à constituer un double païen, ou plutôt une parodie grossière, de notre Christ. Mais l'essentiel, la pureté et la grandeur spirituelles, manquerait toujours à la ressemblance. Et puis, jamais

ces traits n'ont été réunis nulle part; ce prototype païen du Christ, qui aurait flotté dans l'air avant de descendre envelopper la personne de Jésus, est de pure imagination; d'ailleurs, dès qu'on y regarde de près, par exemple pour les prétendus parallèles à la conception virginale, les similitudes, même partielles, s'évanouissent.

Je n'insisterais point, si, en cet ordre, on n'avait pas prétendu trouver un parallèle consistant, dans un fait religieux, contemporain de nos origines, l'apothéose des empereurs romains. Auguste et ses successeurs, et même auparavant Alexandre et beaucoup d'autres, ont été pris pour des dieux, soit de leur vivant, soit après leur mort. Auguste, notamment, sous le règne de qui Notre-Seigneur est né, s'est révélé à de récentes recherches comme un véritable Messie païen, sauveur du monde, héros d'événements merveilleux dont on peut, avec de la bonne volonté, comparer quelques-uns à ceux de l'Evangile. Mais il ne faudrait pas oublier de considérer certains points qui ont aussi leur importance. Octave ou Alexandre pouvaient être fils de dieux (dont leurs mères les avaient conçus d'une façon d'ailleurs peu virginale), mais eux-mêmes n'étaient devenus dieux que par avancement; opération facile aux yeux de païens panthéistes, qui condensaient simplement en ces •grands personnages une plus forte dose de la divinité diffuse dans tous les êtres, et plaçaient ces nouveaux riches au rang de centaines d'autres installés auparavant dans le panthéon; cela ne gênait guère leurs adorateurs, auxquels ces maîtres divinisés n 'apportaient ni doctrine, ni précepte qui changeât rien à leurs habitudes d'esprit et de conduite. Jésus,. lui, pour ses fidèles, était seul Seigneur, il était Dieu dès avant d'être homme; il apportait le Règne des cieux, c'èst-à-dire une transformation profonde et très difficile de toute la vie; enfin il était reconnu Dieu par ceux-là, Juifs ou gentils partageant les idées juives, qui mettaient un abîme infranchissable entre la nature divine

et la nature humaine; et cela bientôt au péril de leur vie. J'ai lu je ne sais plus où cette naïveté, que ce n'est pas l'attrait de la doctrine nouvelle apportée par Jésus, mais la foi superstitieuse en sa puissance, censée plus grande que celle des Césars, qui eût fait le rapide succès du christianisme dans les masses païennes. Mais on ne nous dit point comment ce plébéien de Nazareth eût produit sur ses contemporains une telle impression, et de cet ordre-là;' s'il n'avait possédé une grandeur d'un tout autre genre que toutes celles qu'on connaissait, jamais personne, surtout parmi les Grecs, n'eût eu l'idée de le mettre au rang d'Auguste, et encore plus haut; il n'eût même pas été à leurs yeux l'égal de Platon ni de Pythagore, qui n'ont pourtant pas été déifiés, mais seulement «héroïsés», ou, si vous aimez mieux, canonisés à la païenne. Tous ces théoriciens ont beau lâcher la bride à leur imagination, ils passent à côté du problème. Si nous les ramenons au point précis, tout au plus nous renverront-ils aux exégètes plus spéciaux dont les noms se trouvent parfois cités au bas de leurs pages.

Il faut donc maintenant aborder ceux-ci.

Les travaux actuels de la critique «indépendante» — je parle désormais de celle qui veut être rigoureuse, qui ne consiste plus en combinaisons hasardeuses de curiosités disparates — sont commandés par quelques principes où il y a du bon et du mauvais. Le premier est que la foi chrétienne, avec la magnifique sincérité de son ardeur primitive, ne saurait reposer sur des mythes inventés de parti pris par ses propagateurs. Nous y notons aussi plus d'égards pour les textes, comme pour les personnes; je veux dire qu'on n'ose plus autant leur faire violence pour les vider de sens surnaturel, et que le miraculeux des récits ne passe plus pour un signe de leur

date très tardive. Seulement, puisque ce surnaturel, qui y a été mis de bonne foi, n'est pas plus croyable que naguère, on l'attribue, non aux souvenirs de témoins oculaires, mais aux rêves des disciples de la seconde et de la troisième génération. Le processus eût été achevé dès le dernier quart du 1er siècle et consigné dans le Nouveau Testament; la «foi» travaille vite.

Ces chrétiens primitifs eussent donc composé la figure divine de leur Maître, en regardant Jésus à travers une gnose, ou science mystique, qui serait l'agrandissement, la fécondation de l'apocalyptisme juif par sa rencontre avec les mystères païens.

Et qui eût orienté dans ce sens leurs spéculations spontanées et convaincues? C'est d'abord Jésus lui-même; il se serait bien cru et dit le Messie annoncé, — ce que n'accordaient pas tous les libéraux, — ou du moins il se fût cru appelé à le devenir, et à régner sur Israël restauré, après des cataclysmes qui allaient bientôt anéantir le monde pécheur. Il échoua, il mourut en croix; mais des enthousiastes le crurent ressuscité et prêt à reparaître pour achever son oeuvre. Tandis qu'il se formait à Jérusalem une petite secte de Juifs messianistes, attendant en une pieuse oisiveté le retour de Jésus sur les nuées du ciel, la grande espérance soulevée par leur Maître se propageait parmi les Juifs dispersés dans l'Empire, et se communiquait aux cercles des païens fréquentant les synagogues, puis à d'autres de proche en proche. Ces nouveaux adeptes transportèrent sur le Messie juif leur ancienne confiance en de certains dieux «sauveurs» morts et ressuscités comme lui; ils en firent le Fils de Dieu, dont la mort prit une signification rédemptrice; ils finirent par l'égaler tout à fait au Dieu Très-Haut. L'exemple des empereurs put servir, mais, encore plus, la doctrine des émanations divines, intermédiaires entre Dieu et la création, que prêchaient des sectes philosophico-religieuses comme l'hermétisme; de même l'universalisme

des stoïciens, pour qui tous les hommes étaient frères comme citoyens du monde, contribua à étendre aux nations païennes l'espoir de la rédemption primitivement restreinte aux descendants d'Abraham. Cette apothéose et cette universalisation furent, disait-on d'abord, le fait de saint Paul; aujourd'hui, cette synthèse initiale du dogme chrétien, appelée à s'épanouir rapidement en catholicisme, paraît être plutôt le fait de groupes anonymes, situés aux confins du monde juif et du monde gréco-oriental, surtout peut-être à Antioche; faute d'un nom plus précis, on les appelle la communauté ou le groupe helléniste. Saul, conquis par eux, en eût seulement systématisé et divulgué les idées, en organisant la doctrine mystique —magique, comme ils disent, — des sacrements. Tout cela en l'espace d'une trentaine d'années au plus.

L'histoire du Nouveau Testament devient alors très simple : les lettres de Paul manifestent les premières à l'histoire les idées de cette communauté fabricante d'apothéose, laquelle, malheureusement, n'a laissé, aucun document, aucune trace directe de son travail créateur; les Evangiles, venus un peu plus tard, modifient d'après Paul et le mysticisme ambiant les données de l'existence terrestre et historique de Jésus, la surnaturalisant, la remplissant de miracles, jusqu'au quatrième, qui, à la fin du siècle, donne à la foi commune sa dernière forme dogmatique.

Cette construction n'est guère d'accord avec le livre des «Actes des Apôtres», qui nous montre la continuité la plus parfaite entre Jésus, les Onze, les sept diacres et Paul. Mais la critique s'acharne à détruire l'authenticité et l'autorité de ce livre gênant. Un libéral illustre, comme Harnack, a eu beau démontrer par les meilleurs arguments, et cela malgré les difficultés qui en résultent pour ses propres théories, que Luc, témoin qualifié, en était l'auteur. On réfute Harnack comme un simple orthodoxe; on parle dédaigneusement de «l'hypothèse de Harnack»;

ce qui entre nous est aussi joli, comme le dit Ed. Meyer, historien peu suspect d'orthodoxie, que si l'on appelait «hypothèse de Krüger» l'attribution de l'Anabase à Xénophon 1. D'après le dernier commentaire des Actes, oeuvre d'un ancien ecclésiastique fameux pour son talent incontestable, et pour avoir été le principal initiateur du modernisme, l'auteur définitif des Actes serait tout bonnement un faussaire et un imposteur, qui eût abîmé par calcul l'oeuvre de Luc; régression attristante, qui nous ramènerait à certains procédés des déistes du XVIIlme siècle.

Il nous faut examiner pièce par pièce toute cette machine de guerre à la Révélation, éprouver la résistance de chacune, et voir si leur ensemble arrive vraiment à dissiper, pour ceux qui ne croient pas en Jésus, l'ombre mystérieuse où il se cache.

D'abord l'apocalyptisme. Admettons pour un instant que Jésus ait proclamé la fin du monde prochaine pour faire place, sur une terre régénérée, à son propre Règne, identique à celui de Dieu; c'est la théorie des critiques «eschatologistes». Aucun d'eux n'a encore répondu, autrement qu'en l'esquivant, à cette question-ci: «Comment et pourquoi Jésus de Nazareth, simple ouvrier galiléen, en fût-il venu à se croire le Messie, et le chef du Royaume de Dieu imminent? Comment, lui qui ne recourait certainement pas, comme certains faux Messies, capitaines de sicaires et d'émeutiers, aux astuces humaines, à la promesse de biens temporels grossiers, et à l'exploitation des passions nationalistes, eût-il été convaincu jusqu'à la mort d'une pareille vocation, et eût-il rempli ses compagnons de la même illusion prodigieuse, au point qu'ils n'aient pu le croire gardé par le tombeau, et aient fait des milliers d'autres hommes croire à sa Résurrection?» Le fondateur même de l'école eschatologiste, un esprit noble et sincère,

feu Johannes Weiss, reconnaît bien nettement en ses derniers écrits que le rôle assigné à Jésus dans le bouleversement et la régénération apocalyptiques était impuissant à expliquer tout seul l'impulsion donnée par Lui. L'assignation même de ce rôle ne se comprendrait pas s'il n'avait été doué d'une grandeur et d'une puissance uniques dans l'histoire. Mais en quoi consistaient-elles? Quelle en était la source? Ignoramus.

Du reste, la thèse eschatologiste, en soi, est fausse. D'abord, les Juifs de ce temps n'étaient pas si férus d'apocalypses transcendantes qu'il suffît d'annoncer la fin prochaine, suivie d'un règne si spirituel, pour mettre en feu les foules, comme un amas de matières inflammables. Aussi les plus circonspects cherchent-ils à réduire, autant que possible et malgré les textes, l'étendue et le succès primitif du ministère de Jésus. Ensuite, le Règne de Dieu qu'il annonçait n'était pas la ruine et la transformation matérielles, catastrophiques, de ce bas monde. Les paraboles évangéliques, que l'on torture et que l'on mutile en vain, symbolisent une rénovation morale et religieuse des esprits, s'aidant d'institutions visibles, au sein d'une société qui grandira sur terre, dans les combats, pour un temps tout à fait indéterminé, avant que le jugement dernier n'arrive. Ce n'est qu'en détachant certaines paroles de tout leur contexte, qu'on leur fait signifier la proximité du Second Avènement; remises à leur place dans l'ensemble, elles ne se rapportent qu'aux futurs jugements de Dieu, s'exécutant au cours de l'histoire terrestre, à commencer par la ruine de Jérusalem; ou bien à la conquête merveilleuse, et cependant graduelle, du monde par la nouvelle doctrine 1. Si beaucoup des premiers chrétiens, peut-être la majorité, ont cru que la fin du monde arriverait de leurs jours, cela tient à ce que Jésus n'avait voulu fixer aucune

époque, disant à chacun d'être toujours prêt. Leur foi était impatiente du triomphe, mais les livres inspirés qui s'occupent de la question, comme l'Apocalypse, reculent cette fin à une époque que nul ne peut se flatter d'entrevoir 1.

Voilà ce que vaut la première pièce de la machine, celle dont les critiques attribuent la fabrication à Jésus lui-même. La seconde, c'est 1' «apothéose de Jésus», opérée sous l'influence de la mystique populaire gréco-orientale.

ici, nous avons affaire à une construction ingénieuse, intéressante, romanesque, qui doit plaire à nombre d'esprits rebutés par l'exégèse minutieuse, mais séduits par les larges tableaux historiques, bien composés et bien brossés. Seulement, quelle est d'abord la solidité des matériaux?

Sur les «dieux morts et ressuscités», l'imagination populaire aurait pu raconter n'importe quoi, puisque c'étaient des êtres mythologiques que personne n'avait jamais vus. Cependant, à l'époque des débuts de l'Evangile, quand l'esprit de concurrence n'était pas encore venu obliger les païens à renchérir sur le christianisme, tous ces dieux-là, Osiris, Adonis, Attis, Dionysos-Zagreus, Eshmoun, Sandan, etc., ne passaient point pour être devenus sauveurs de l'humanité par leur mort, donnée seulement comme le résultat de quelque accident imprévu et parfois vulgaire; ils n'étaient même pas à proprement parler ressuscités, car s'ils avaient été glorifiés après leur trépas, ce n'est pas leur dépouille mortelle qui était censée avoir été revivifiée en ce monde. Certes, — sans parler de l'abîme moral qui séparait Jésus de ces pâles ou grossières entités — il était un peu plus dur de croire qu'un homme contemporain, après être mort volontairement pour les péchés des hommes, était sorti vivant du tombeau.

Les tenants de la théorie «syncrétique» commencent bien à sentir ces difficultés. L'un des plus célèbres écrit en 1920: «Le crucifié... aurait sauvé les hommes par sa mort, comme on le racontait plus ou moins de certains. dieux païens dans les cultes de mystères» 1. Notez la modestie, ou l'embarras, de ce «plus ou moins». Quant à l'influence de l'hermétisme ou du stoïcisme, elle se volatilise aussi pour ceux qui y regardent de près; pour les faire agir sur le Nouveau Testament, on se heurte à des difficultés de chronologie, et à d'autres encore résultant de la différence profonde des inspirations respectives; et elles paraissent de plus en plus difficiles à surmonter. Aussi les syncrétistes les plus avertis — et il faut nommer en tête le défunt professeur Wilhelm Bousset, un esprit distingué et estimable, qui a su donner toute la force possible à la théorie — renoncent-ils à expliquer la formation du dogme chrétien par des emprunts positifs faits aux religions étrangères; ils ne parlent plus que d'un «esprit», d'une tournure de «piété» communs aux Mystères antiques et à notre religion: quantités vagues, flottantes, insaisissables, sur lesquelles il est difficile de construire des démonstrations rigoureuses, d'autant plus que cet esprit des mystiques païens était fort éloigné de la pureté spirituelle et morale de l'Evangile. Un des plus tenaces défenseurs de la théorie syncrétique (le savant archéologue auteur d'Orpheus) écrivait récemment qu'on ne peut rattacher le christianisme aux mystères officiels comme ceux d'Eleusis, que l'érudition déchiffre, mais «aux petits mystères des petites églises», qui ne sont pas encore étudiés, si même ils sont découverts. «A cette religion de mystères obscurs se rattache», dit-il, «le christianisme; alors même que nous n'aurions aucun indice pour rendre cette hypothèse vraisemblable, il faudrait y recourir pour établir, en dehors de toute intervention transcendante, la

continuité du fait religieux» 1. Sachons-lui gré de cet aveu ingénu; nous savons désormais que, pour battre en brèche notre histoire surnaturelle, la science doit renoncer à trouver ses preuves dans les faits qu'elle connaît au moins un peu, pour en chercher dans «la religion à moitié clandestine de leurs esclaves orientaux» (aux Romains cultivés), religion si clandestine qu'elle ne la connaît à peu près pas du tout. Que ne dirait-on pas des défenseurs du christianisme s'ils employaient pareille méthode?

Enfin, soyons larges; laissons ces savants, puisque nous ne pouvons faire autrement, espérer qu'ils trouveront un jour ces documents révélateurs. Cette découverte, que leur fait escompter leur foi irréligieuse, ne les tirerait cependant pas de plusieurs autres difficultés que nous allons voir, et qu'ils ont l'air de soupçonner à peine.

D'abord comment et pourquoi ces mythes — ces mythes que l'on présume sans les connaître — se seraient-ils concentrés sur la personne de Jésus? Rien ne sert de parler ici d'Auguste, de Charlemagne, de Napoléon et des légendes qui se sont formées rapidement autour de ces «grandeurs de chair»; car Jésus n'était pas de leur famille. Puis de tels grossissements populaires, s'ils excitaient quelques imaginations, n'ont jamais bouleversé le monde; et la légende napoléonienne, par exemple, ne s'est pas formée parmi les maréchaux du grand empereur. Puisque Jésus n'avait rien de ce qui caractérise les héros

ordinaires des légendes, qu'avait-il donc en lui pour inspirer à ses compagnons mêmes ou à des fidèles qui priaient et écrivaient sous leurs yeux, avec leur connivence, des illusions si grandioses, transformées en idées-forces qui agissent encore sur nous? En quoi consistait donc la grandeur de cet homme, si ce n'était ni en ses miracles (qu'on tâche de réduire à quelques cures par suggestion), ni en une doctrine originale, ni en une sainteté surhumaine? Pourtant, si, dès avant l'hypothétique intervention des mythes, il ne s'était révélé, lui ce Juif, ce pauvre, ce crucifié, comme un personnage d'un caractère et d'une puissance sans égaux, jamais il n'eût pu devenir le centre de tous ces mythes qu'on suppose. La difficulté ne serait donc que reculée, et Jésus n'en resterait pas moins un problème pour la psychologie, problème qui n'aurait plus du tout de solution, ni surnaturelle ni naturelle.

Ce n'est point tout. il faudrait déterminer l'auteur ou les auteurs de cette «apothéose» unique en ses conditions. Naguère on en traçait le progrès par échelons bien distincts: les premiers apôtres eussent propagé la foi à la résurrection de leur Messie, saint Paul eût fait de ce Messie un être céleste préexistant à son apparition sur terre, enfin le IVme Evangile l'eût élevé tout à fait au rang de Dieu. Ainsi jugeaient les libéraux. Mais, pour les derniers critiques, ce n'est plus Jean, ni même Paul, qui a divinisé Jésus; ce sont des croyants et des prédicateurs anonymes, la «communauté helléniste», un être collectif dont on sait seulement qu'il a existé et rêvé entre la fondation de l'église de Jérusalem et la conversion de Saul. C'est lui qui aurait mis sur pied le corps des doctrines essentielles, et Paul n'a eu qu'à les faire siennes et à les développer; c'est ce groupe qui a refait l'histoire de Jésus, de la meilleure foi du monde, la transformant en un récit plus étonnant et plus grandiose que toutes les épopées; et cela —phénomène encore unique! — sans verser dans le style imaginatif des légendes, sans surcharge de détails puérils

et oiseux comme on en trouve en toutes les autres histoires «idéalisées» par le peuple. C'était une communauté remarquable, assurément! il est bien fâcheux que nous ne puissions la saisir sur le fait, dans son activité créatrice, avant que les Evangiles canoniques en aient rassemblé et rédigé les relations orales ou fragmentaires.

Cette communauté-là est donc bien mystérieuse; est-elle au moins possible, concevable aux yeux d'un historien? On peut se le demander. Elle serait absolument seule de son espèce. Jamais le folklore diffus dans les masses ne s'organisa de lui-même en système historique et doctrinal, objet de foi, et base d'institutions fermes. Il faut pour toute création puissante des personnalités tranchées, dont les traces ne se perdent pas si facilement dans la cohue. Depuis les travaux pénétrants de M. Bédier sur les épopées médiévales, historiens et lettrés ne sont même plus disposés à croire, au moins en France, que les légendes de longue haleine puissent sortir anonymement, vêtues de formes artistiques, de la seule imagination populaire, au moyen d'une élaboration collective et presque inconsciente; elles requièrent le travail d'auteurs et de remanieurs bien conscients et bien individuels. Et seule l'histoire évangélique, qui leur est infiniment supérieure, et par sa teneur, et par ses effets, ferait exception? La communauté qui l'aurait créée serait quasi miraculeuse 1. La communauté en question est donc un second mystère introduit au problème dans l'intention dc le résoudre.

Mettons qu'une communauté si bien douée ait pu exister. Puisque rien d'objectif ni d'officiel ne dirigeait

ses inspirations créatrices, elle eût dû inventer non pas une, mais plusieurs figures légendaires de Jésus. Ainsi se sont passées les choses, au cours de deux ou trois siècles, pour l'idéalisation du Bouddha. Or les évangiles, même celui de saint Jean, ne nous présentent qu'une seule figure surnaturelle de l'Homme-Dieu 1. Comment cela s'est-il fait? On nous répond: l'Eglise! L'Eglise a réussi à effacer très vite les traces de toutes les divergences. Et quand cela? Dès la fin du Ier siècle et le début du IIme. Qu'est-ce que cette Eglise, cette hiérarchie si avisée sortie on ne sait comment de ces groupes épars de rêveurs? Harnack la fait s'organiser, avec sa dogmatique impérative, dans la seconde moitié du second siècle, par réaction contre une autre église antérieure, celle de Marcion l'hérésiarque. Mais c'est trop tard. Le célèbre critique français dont j'ai parlé attribue à l'esprit déjà formé de la communauté romaine — il précise: «romaine» — la falsification des Actes des Apôtres, et peut-être le ton de l'Evangile de Marc, qu'il regarde comme le plus anciennement écrit avant la fin du Ier siècle 2. Voilà, n'est-ce pas, qui est assez piquant? L'ancien protestantisme orthodoxe n'avait point prévu cela; il n'est plus qu'une épave roulée par le nouveau flot critique, et le catholicisme romain arrive à toucher presque aux apôtres. Bien plus, l'Eglise de Rome — les catholiques n'en demandent pas autant — aurait dû naître presque aussi puissante

et écoutée des autres, donc presque aussi bien munie de moyens de persuasion et de gouvernement, qu'au temps de Léon XIII et de Pie X. Encore, historiquement, une espèce de miracle; ils ne sortent pas des•miracles, de miracles d'autant plus merveilleux qu'ils ne remontent plus à Dieu.

Voilà, Messieurs, où nous en sommes avec la thèse favorite aujourd'hui, l'explication de nos origines par les apocalypses juives et le mysticisme païen. Résumons: une pauvre critique d'à peu près pour expliquer l'impulsion donnée par Jésus, qui reste d'ailleurs, en dépit de tout, une grandeur pleine de mystère; ensuite le dogme christologique, sacramentel, est censé se former sous l'action d'idées païennes qu'on avoue ne pas avoir encore découvertes, on les postule; cette opération est exécutée par une communauté anonyme et introuvable, dans tous les sens du mot; enfin les résultats en sont ramenés, au bout d'un demi-siècle à peine, à une unité encore merveilleuse, par une hiérarchie douée d'un pouvoir inexpliqué, d'une rigueur plus qu'anachronique, et plus que machiavélique en ses astuces. En un mot, la «pure science historique», pour éliminer la grande inconnue du Christ qui lui résiste malgré toutes ses hypothèses, ajoute au problème trois ou quatre nouvelles inconnues.

Elle s'est mise dans une impasse, et il y en a qui s'impatientent à ce spectacle; je ne parle point des catholiques, dont la politesse en ces débats fait plutôt mon admiration; mais c'est tel ou tel mathématicien, philosophe, orientaliste, enfants terribles de la libre pensée, qui haussent les épaules sans courtoisie, à voir le travail stérile des exégètes indépendants. «Il serait temps, leur disent-ils, de nous laisser en paix avec votre communauté fantastique et vos apocalypses. Dès qu'un groupe chrétien apparaît dans l'histoire, il n'est pas en train de se fabriquer un Christ, mais il possède déjà pleinement son Homme-Dieu avec l'essentiel de ses sacrements. C'est un enfantillage

d'amener ici les empereurs; il n'y a aucune parité.» Jusque-là ils ont tout à fait raison; mais ces ultra-radicaux ajoutent, et ils deviennent alors les plus étranges des exégètes: «Les chrétiens du premier siècle, Paul, les évangélistes, étaient héritiers d'une secte juive qui, longtemps avant l'époque où est censé avoir vécu Jésus de Nazareth, adorait déjà un dieu, purement mythologique, qui s'appelait Jésus; ils lui ont inventé, par crédulité ou symbolisme, une existence humaine.» Bruno Bauer, jadis, avait trouvé quelque chose de ce goût. C'est au tour des exégètes de se moquer, et ils ont beau jeu à montrer à ces laïques que leurs deux ou trois «preuves» du culte d'un «Jésus antérieur au Christ» sont tout à fait misérables, et ne peuvent être prises au sérieux par aucun historien professionnel. Ils n'y manquent pas; ils ont ri particulièrement de certain assyriologue qui ne veut voir dans Abraham, Moïse et Jésus, que des avatars de Gilgamesch, le héros mythique de Babylone. Ils ont raison aussi: ces critiques ont toujours raison les uns contre les autres, quand ils se signalent mutuellement leurs fautes de méthode. Et pour nous autres croyants, ne serait-il pas édifiant de voir la «Science» s'acculer à ce dilemme: «Ou bien le Jésus des tout premiers chrétiens, qui disent l'avoir vu, était déjà le Jésus mystérieux de l'Eglise catholique; — ou bien c'est un personnage qui n'a jamais existé»? Choisir entre le «mystère» ou l'«absurdité», comme, il y a longtemps, le proposait Lacordaire.

La Science n'en est pas encore tout à fait là; car il reste une solution moyenne, indiquée par un grand érudit, qui s'est attaché à retrouver partout les traces d'un certain dieu Anthropos (en grec «l'Homme»), l'Homme divin et primitif. Ce dieu, si c'en est un, n'est expressément connu que par des textes gnostiques ou hermétiques, assez postérieurs à l'Evangile. Mais notre savant veut que Jean-Baptiste et ses disciples l'aient déjà connu; Jésus en aurait

pris chez eux la notion, et, pénétré comme il l'était du sentiment de sa haute mission divine, il n'eût pu s'expliquer à lui-même ce qu'il sentait dans son esprit et dans son coeur, qu'en se prenant pour une incarnation de cet être céleste; c'est pourquoi il se nommait «le Fils de l'Homme», c'est-à-dire l'Homme, l'Anthropos 1. On ne trouve, il est vrai, que chez les Mandéens et les Manichéens, sectes qui n'apparaissent qu'à la fin du lime et au IIIme siècle, l'idée de cet être céleste qui descend dans la matière pour en arracher les âmes, parcelles de sa propre essence qui y étaient captives et engourdies; et il est tout à fait gratuit d'affirmer que ces spéculations panthéistes aient été reçues d'aucun cercle juif, surtout à cette haute époque. Mais le Prof. Reitzenstein décrète que les Mandéens sont antérieurs à notre ère, et que Jean-Baptiste a appartenu à leur secte, parce qu'au Moyen Age ces syncrétistes judéo-païens de Mésopotamie ont composé un certain «livre de Jean». Ensuite, comme on vient de découvrir un texte manichéen où l'être en question est appelé Zoroastro (le prophète légendaire des Perses), il en infère que la doctrine d'un tel Sauveur céleste devait exister dans la religion de ce peuple, non pas dans ses livres canoniques, où il n'en est pas question (non plus du reste que dans les autres documents anciens), mais dans certaines couches populaires qui ne nous ont rien laissé par écrit, et dont Manichéens et Mandéens eussent hérité. Vous voyez quel échafaudage de suppositions. Malheureusement, les spécialistes de la religion perse paraissent faire la sourde oreille; car on ne trouve pas, malgré le maniement ingénieux que fait notre auteur d'un ou deux petits textes, un seul indice

permettant de croire que les Perses aient pensé, et dès avant notre ère, à un Fils de l'Homme qui vient libérer les âmes.

A peine née, cette théorie si spécieuse menace donc de s'effondrer comme un château de cartes. Mais elle est très instructive, cette dernière démarche de l'exégèse indépendante: on renonce discrètement à expliquer le Christ surnaturel par des illusions de ses disciples, fût-ce à la première génération; et on tend à restituer à Jésus lui-même la responsabilité de tout ce qui a été cru touchant sa nature et sa personne. Le problème est donc ramené à peu près à ce qu'il était avant le début de l'enquête: rien, en dehors de la foi, n'a pu encore l'éclaircir. 11 est si désespérant, qu'on a vu d'habiles gens ne pas hésiter à forger des faux pour s'en délivrer. En 1910, le monde savant d'Allemagne a été fort scandalisé par la publication d'une certaine «lettre de Bénan», un prétendu médecin égyptien du Ier siècle, qui raconte comment Jésus, médecin lui-même dans le même pays, y eût été formé à la mystique locale, avant de s'en aller en Palestine comme réformateur du genre hermétiste. Exégètes et égyptologues ont eu vite fait de dénoncer la supercherie; mais elle avait eu du succès parmi les occultistes et les théosophes, qui veulent aussi faire leur histoire du christianisme — et quelle histoire! — Ces cas sont des exceptions monstrueuses, mais il n'en est pas moins vrai que la critique antiorthodoxe, après avoir affecté de ne poser le pied que sur le terrain le plus sûr, est en train de retourner aux rêves du dilettantisme, et de travailler sur des postulats, de purs a priori, en dehors de tout document sérieux.

Voilà où nous en sommes en l'an 1922 de la Rédemption. Les théories dont j'ai fait l'exposé sont savantes, et parfois captieuses; pour en découvrir le vide, il ne suffit pas aux exégètes croyants de principes généraux — quoique le bon sens psychologique et le vrai sentiment religieux aient toujours en cela le premier rôle; mais la bonne et vieille méthode historique, avec ses discussions pointilleuses

de grammaire ou de textes, quoiqu'elle ait paru un peu dépréciée par le romantisme qui sévit dans l'histoire des religions, a toujours son mot à dire. Le critique croyant a le devoir strict d'être plus critique que les incroyants. Qu'on ne dise pas que dans le monde actuel la domination des savants à grimoire est finie, qu'il n'y a plus aujourd'hui qu'à choisir entre des termes simples, l'idéalisme qui doit mener au dogme catholique tous les esprits conséquents, et le matérialisme, marécage où glissent toutes les formes d'incroyance. Entre ces deux pays il subsiste une grande zone neutre, piétinée par une foule qu'attire le sentiment religieux, ou les bienfaits pratiques de la religion, mais qui ne regarde pas de près au dogme, et pour laquelle tout ce qui parle à l'âme d'un au-delà, catholicisme, protestantisme libéral, bouddhisme, théosophie, sont choses à peu près équivalentes, entre lesquelles chacun est libre de choisir suivant sa tournure d'esprit. A ces indécis, à ces retativistes et pragmatistes, il faut montrer qu'il y a un Absolu, et que cet Absolu n'est que dans notre religion; leur prouver que le centre, le tout, en est une personne historique, qui devient inintelligible dès qu'on refuse de croire à son Evangile.

Concluons, et dressons le bilan de la Science à laquelle nous avons eu affaire.

Quelle est cette science-là, au fond? L'esprit scientifique est un, dans les recherches d'histoire comme en toutes les autres. Pour qu'une hypothèse nouvelle ait le droit de se dénommer scientifique, il faut que, en réalité ou en apparence du moins, elle rende mieux compte des faits établis avant elle et en dehors d'elle, les concilie mieux que les théories anciennes, les ramène à un principe d'unité plus vaste. De là vient, je pense, par exemple, l'énorme succès actuel de la théorie d'Einstein, malgré ses paradoxes. Or, les témoignages sont à l'histoire ce que les faits d'observation

et d'expérience sont aux sciences de la nature; aucune reconstruction du passé ne vaut qu'à la condition de tenir compte de tous ces témoignages, de leur convergence ou de leur divergence, soit pour y ajouter foi, soit pour les rejeter, mais en faisant voir alors ce qui les rend suspects ou inadmissibles. Or, pour mettre sur pied les hypothèses dont j'ai fait l'exposé, il a fallu, ou bien élaguer force témoignages, pour la seule raison qu'ils ne cadraient pas avec elles, sans en expliquer la provenance; ou bien encore en donner la première explication venue, parfois tout à fait arbitraire sinon puérile. Cette méthode change à tel point le mode ordinaire des raisonnements historiques, que tous les savants pousseraient devant elle de hauts cris s'il s'agissait de tout autre livre que le Nouveau Testament. On a inventé pour lui un procédé unique, une critique de coup d'état, qui constitue une espèce de miracle dans la critique contemporaine. Si vous en dénoncez l'arbitraire, l'absence de preuves, beaucoup vous répondent qu'il y a des preuves valables pour la «conscience moderne», «l'oeil exercé», «le tact», «le goût», le «normal Urteilende», comme dit quelqu'un. Soit; mais, même dans l'Eglise, jamais on n'a vu de si beaux spécimens d' «arguments d'autorité». Au reste, ceux-là mêmes de nos adversaires qui savent ne pas prêter le flanc avec autant de bonhomie, c'est toujours un dogme ou un contre-dogme qui les dirige: le principe métaphysique de l'impossibilité du surnaturel, quoi que puissent dire les témoignages. Là est le fond du débat: c'est la lutte éternelle, ici transportée sur le terrain de l'histoire, entre le déterminisme qui nie Dieu ou le confond plus ou moins avec l'Univers, et la philosophie qui admet son existence transcendante et son indépendance à l'égard des lois dont il est l'auteur.

Le ton d'assurance du déterminisme n'a fait jusqu'ici qu'en voiler l'insuccès. La théologie libérale proprement dite, avec sa conception purement morale du «Fils de Dieu», est désuète; l'eschatologisnie. perd déjà quelque

terrain. Le syncrétisme encore bien plus; il avait commencé par restituer Paul au catholicisme, ce Paul qui était encore, il y a une trentaine d'années, le père des protestants; puis Paul a dû céder son rôle d'initiateur à je ne sais quelle extraordinaire communauté, qui a tout créé avant l'apparition de nos premiers documents, pour s'effacer ensuite avec non moins de mystère; enfin, ce qui est plus grave, les critiques d'avant-garde font encore un pas en arrière; ils avancent, en termes prudents, que Jésus lui-même a été seul capable de lancer dans le monde les idées du christianisme orthodoxe. C'est une série de reculades circonspectes, mais bien visibles; elles aboutissent de fait à cette alternative: «Ou bien Jésus est ce que les catholiques ont toujours cru; ou bien, quoique illuminé, c'était un génie d'une puissance extraordinaire, inexplicable, qu'on ne saurait guère appeler que miraculeuse.» Le mot est prohibé, mais la chose est là.

Je ne suis pas prophète, et ne puis donc vous dire ce qui sera tenté à l'avenir pour échapper à ce dilemme. Les savants trouveront peut-être encore quelque chose d'inédit; peut-être, après la Perse, qui ne promet pas beaucoup, voudront-ils exploiter l'inde, qui promet moins encore, car il y a beau temps qu'on regarde en vain de ce côté. Mais les possibilités de combinaison ne sont pas inépuisables, elles paraissent déjà à peu près épuisées; à moins qu'à la fin on ne cherche jusque dans la lune, il faudra sans doute recommencer le cercle, et tâcher de remettre à neuf de vieilles théories qui ont fait leurs preuves d'impuissance.

Mais jamais on n'expliquera scientifiquement Jésus et l'Evangile sans surnaturel. Quelle forteresse voyons-nous édifier contre notre foi? Ce n'est pas un système qui tende à la cohérence, où chaque théorie, en disparaissant, laisse au moins sa pierre. Ce n'est que construction de tours inexpugnables, orgueilleusement dressées d'une pièce et qui chancellent aussitôt, et qui doivent être remplacées par d'autres construites sur un tout nouveau plan; systèmes qui

se chassent, qui courent et s'écroulent l'un sur l'autre ou l'un dans l'autre, avec une vie moyenne de dix à quinze ans.

J'en étonne peut-être quelques-uns. C'est que nous connaissons encore nombre de libéraux convaincus, des eschatologistes, des syncrétistes surtout, qui, avec leurs vulgarisations romantiques, se flattent d'avoir élucidé triomphalement le grand problème. La foule incrédule ou indifférente les croit, d'abord les lettrés, puis les demi-lettrés, puis les ignorants. Qu'importe, si aux yeux de la science en marche, leurs théories sont mortes ou mourantes? Je dirais — si la comparaison n'était ici trop flatteuse —qu'il en est de ces systèmes comme des étoiles dont les rayons frappent encore le miroir de nos télescopes, lorsque la source, au haut de l'éther, s'est éteinte depuis des années ou des siècles déjà; tôt ou tard, le rayon illusoire s'éteindra aussi sur le miroir de l'opinion. De toutes ces tentatives poursuivies par tant d'esprits distingués, avec un courage que ne rebutait aucun échec, rien ne demeure fixe, sinon le postulat philosophique qu'il n'y a point eu de surnaturel à nos origines. Qu'y avait-il alors? Personne n'a réussi à le dire. Le problème du Christ n'a pas reçu, en dehors de la foi chrétienne, même un commencement de solution qui puisse tenir.

Chez nous, il en va tout de même autrement. Nos apologistes, je l'accorde, n'ont pas toujours du premier coup trouvé de réponse bien rigoureuse ni bien scientifique aux attaques; mais, des premiers exégètes jusqu'à nous, la thèse n'a jamais varié; et toujours les faits et les aspects nouveaux découverts par le progrès de la psychologie et de l'histoire s'accordaient, après quelque trouble passager, avec nos croyances définies et les grandes lignes de la tradition. De ce contraste, tout observateur désintéressé devrait tirer une conclusion, — celle-là même, Messieurs, que vous tirez en ce moment, et qu'il n'était pas besoin d'un si long discours pour vous suggérer.