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DISCOURS DE M. EUGENE CORDEY

Recteur entrant en charge et professeur de droit public.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Je ressemble fort aujourd'hui à Maître Jacques de la comédie de Molière, car je suis ici en une double qualité, celle de recteur et celle de professeur ordinaire, et je me trouve en grand embarras de savoir lequel des deux doit vous adresser le premier la parole. S'il avait été consulté sur ce point, Maître Jacques aurait décidé, je crois, que ce droit appartenait au recteur de l'Université. Le recteur s'exécute donc et, comme la simplicité de nos moeurs ne nécessitera aucun changement de costume, il passera sans façon la parole au professeur de droit public.

MONSIEUR LE CONSEILLER D'ETAT,

Laissez-moi cependant vous remercier sans plus attendre, de l'honneur que vous m'avez fait en me proposant à la nomination du Conseil d'Etat en qualité de professeur ordinaire. Vous avez augmenté ainsi mes obligations envers l'Université. Je tiens à vous dire d'emblée combien je me sens heureux d'un honneur, dont mon zèle du moins s'efforcera d'être digne.

De son côté, le recteur se félicite non moins vivement de penser qu'il pourra lui aussi s'attendre à votre bienveillance. Me permettrez-vous de rappeler ici, Monsieur le Conseiller, les souvenirs déjà lointains de nos années de jeunesse? Je n'ose pas dire que nous étions de la même volée, car vous seul étiez un «aiglon», mais, dès le Collège cantonal, nous avons fait nos études ensemble, les épreuves

du baccalauréat nous ont vus pâlir la même année sur les mêmes cahiers, l'exégèse de Gaïus a excité en même temps nos enthousiasmes juvéniles et, plus tard, le prétoire a retenti souvent de nos invocations contradictoires à Thémis.

Aujourd'hui, que le «souffle argenté des hivers» commence à laisser ses traces sur nos têtes, il m'est précieux de rappeler ces souvenirs; je me plais à trouver dans la cordialité de nos relations de collégiens, d'étudiants, de confrères au barreau, comme un gage de celle qui régnera dans les rapports du recteur d'aujourd'hui avec son supérieur hiérarchique, sûr que je suis aussi au désir égal de tous deux d'être de bons serviteurs de la Patrie vaudoise.

MESSIEURS LES PROFESSEURS, MES COLLÈGUES,

Je vous remercie encore une fois de l'honneur que vous m'avez fait en m'appelant aux hautes fonctions de recteur. Je ne vous dirai pas qu'en cela vous avez comblé mes voeux, mais ce qui m'a décidé à ne pas me dérober, c'est que vous avez fait appel à ma bonne volonté. Sur ce point, j'espère ne pas vous décevoir et je vous assure que je m'efforcerai de mériter un honneur dont je sens tout le prix.

MONSIEUR LE RECTEUR SORTANT DE CHARGE,

Je vous remercie de la façon particulièrement aimable dont vous m'avez présenté aujourd'hui. Si j'ai accepté la lourde charge qui m'incombe, c'est aussi parce que j'avais la perspective de vous voir reprendre, à mes côtés, vos fonctions de chancelier de l'Université, et de trouver dans votre expérience des choses universitaires les lumières dont j'ai besoin.

MESSIEURS LES ETUDIANTS,

Une personne de ma connaissance, que je rencontrais au lendemain de ma nomination, me disait, tout en me félicitant: «La charge de recteur a un inconvénient, c'est

qu'elle vieillit celui qui en est revêtu». Puisque je suis ainsi devenu vieux sur l'heure, vous me permettrez d'user d'un des droits incontestés de la vieillesse, celui de vous donner un conseil. Vous jouissez de la liberté des études, c'est-à-dire que, non seulement vous pouvez organiser votre programme d'études à votre guise, mais vous restez libres de suivre effectivement les cours ou de ne pas y mettre les pieds. Loin de moi l'idée de vouloir vous engager ici à ne pas user largement de cette liberté. J'estime qu'il y a là, du reste, une responsabilité qui doit être prise par chaque étudiant et que la fréquentation assidue des cours ne prouve rien par elle-même relativement à son véritable travail intellectuel.

Un de mes vénérés collègues à l'Université, mort il y a déjà bien des années, me tenait un jour ce propos en me parlant d'un de ses étudiants: «Ce garçon-là ne doit pas être très intelligent, il ne manque jamais un de mes cours». Ce propos, qui a l'air d'un paradoxe, contient une grande part de vérité. Quand on est libre, il faut savoir user de la liberté. C'est pourquoi, manquez vos cours si cela vous plaît, mais à une condition toutefois: ne laissez jamais s'atrophier en vous le goût de l'étude et la faculté du travail intellectuel; c'est cela, en effet, qui pour un étudiant constitue le véritable péché contre le Saint-Esprit. Que d'exemples de jeunes gens intelligents, bien doués, qui se sont laissés peu à peu envahir par la torpeur intellectuelle parce qu'ils ont trop sacrifié aux sports et aux exercices physiques entre autres.

Si je vous signale ce danger, c'est qu'il est de mode aujourd'hui de donner à la pratique des sports une sorte de justification d'allure scientifique et sociale, qui pourrait la faire apparaître à nos yeux comme un but, tandis qu'elle ne doit rester qu'un moyen. Dans ce domaine, comme dans tout autre, rien de trop. Donc, liberté des études, Messieurs les étudiants; gardez cette devise comme l'un de vos plus précieux privilèges, mais veillez à ce que vos études ne deviennent jamais les victimes de votre liberté.

MESDAMES ET MESSIEURS,

Le recteur cède maintenant la parole au professeur de droit public. Celui-ci utilisera de son mieux les dix minutes qui lui sont assignées, pour vous parler d'une institution du droit publie moderne fort prospère mais dépourvue de justification théorique.

Je veux parler du suffrage universel.

C'est l'une des tâches de la science du droit de construire la théorie des institutions juridiques, de les justifier devant la raison.

Or, n'est-il pas étrange que l'institution que tout le monde connaît sous le nom de «suffrage universel» se dérobe à l'étreinte du théoricien et du logicien, et vive en quelque sorte comme un cheval échappé, menant grand train, caracolant et pétaradant à son aise, mais se dérobant par une pirouette à tout écuyer assez hardi pour tenter de lui faire prendre place dans les stalles d'une écurie quelconque.

Ce n'est pas que des tentatives notoires n'aient été faites pour faire rentrer le suffrage universel dans le cadre d'une institution juridique, logiquement inattaquable. Le premier essai en ce genre utilisa la donnée du contrat social de J.-J. Rousseau, dont Rousseau n'est du reste pas le créateur, mais qu'il a parée de l'éclat de son style et des flammes de son imagination, lui permettant ainsi de faire bonne figure assez; longtemps dans le monde.

Or, la théorie de Rousseau comporte deux prémisses: En premier lieu, l'existence d'un état de nature, qui aurait précédé toute Société, état dans lequel chaque homme vivait sans lois, sans obligations, mais aussi sans droits et n'avait avec ses semblables que de simples relations de fait.

En second lieu, Rousseau suppose un contrat social par lequel tous les individus d'un même groupement humain s'étant décidés à former un état et à créer une force sociale

capable de les protéger, ont mis fin d'un commun et unanime accord à l'état de nature, leur primitive condition.

SI donc la société humaine s'est fondée, c'est grâce à la participation unanime des individus qui la composent et à l'abdication de leur part en faveur d'un pouvoir social d'une partie de leur liberté primitive.

Dès lors, chaque homme adulte doit avoir le droit d'émettre son avis et de faire entendre sa voix dans les manifestations de la volonté générale. C'est là pour lui l'exercice d'un droit individuel, inaliénable, imprescriptible et, lorsqu'il prend part à ces manifestations, il agit pour lui-même en vertu de son droit propre. En d'autres termes, il possède réellement une partie de la souveraineté nationale; ainsi, dans une nation de deux millions de citoyens, il est investi personnellement de deux millionièmes de souveraineté.

Qui ne voit que le système du contrat social cadre admirablement avec l'institution du suffrage universel plein et entier, qu'il l'appelle logiquement et qu'il contient tous les éléments de sa justification.

Cependant, la justification du suffrage universel, basée sur la théorie du contrat social, est aujourd'hui singulièrement démodée. L'hypothèse d'un état de nature, précédant l'existence des sociétés humaines, de même que celle de la conclusion d'un contrat social à une époque quelconque de l'histoire de l'humanité est aujourd'hui abandonnée, comme toutes ces hypothèses invérifiables et invérifiées qui jouissent un moment de la faveur de l'opinion et doivent leur succès plus à la célébrité de leurs auteurs qu'à leur mérite intrinsèque. Quand l'homme, être sociable par excellence, a-t-il jamais vécu à l'état de nature? Et ce fameux contrat, quand a-t-il été conclu et dans quelles archives en trouverons-nous les traces? Et s'il a réellement existé, a-t-il le pouvoir de lier encore aujourd'hui les générations

modernes? Autant de questions insolubles et troublantes.

Aussi, pour fonder l'institution du suffrage universel sur une base logique plus solide, on a cherché de nos jours autre chose, et la théorie la plus accréditée considère aujourd'hui le droit de suffrage non plus comme attaché indissolublement à la qualité d'être humain, mais comme une fonction sociale.

Ici, ce n'est plus l'individu qui détient personnellement une partie de la souveraineté nationale, ce n'est plus pour lui-même qu'il agit lorsqu'il vote, mais c'est pour la nation, personne juridique, dont la volonté propre ne peut se manifester que par l'intermédIaire de personnes physiques désignées dans ce but.

Mais, Mesdames et Messieurs, dans ce système, que devient alors le principe de l'universalité du droit de suffrage?

En effet, si le suffrage politique est une fonction sociale, la loi peut alors à bon droit en limiter l'exercice. Elle peut poser des conditions de capacité qui cadreront fort bien avec l'idée du droit de suffrage comme fonction sociale, mais qui seront la négation même de 'la notion moderne du suffrage universel.

Nous sommes donc arrivés, Mesdames et Messieurs, au point où je voulais vous amener, c'est-à-dire à constater que jusqu'à maintenant la spéculation juridique n'a pas réussi à fixer logiquement l'institution du suffrage universel. Il faut s'empresser d'ajouter, du reste, que celui-ci s'en est fort bien passé. Bien téméraire, en effet, serait celui qui tenterait aujourd'hui de remonter le courant et de brider le droit de suffrage au nom de la logique et des nécessités de la fonction sociale. Le suffrage universel est devenu, pour ainsi dire, une de ces idées-force, qui brave les raisonnements. Mesurons ses progrès: depuis 1900 seulement, la plupart des pays qui ne le possédaient pas encore l'introduisaient

dans leurs institutions ou élargissaient singulièrement les conditions de l'exercice des droits politiques. L'Italie, pour n'en citer qu'un, a par les dispositions de sa loi de 1912 gagné cinq millions de nouveaux électeurs.

Mais d'où vient cette impuissance de la science juridique à trouver une formule qui justifie l'institution du suffrage universel devant le tribunal de la raison, et qui celui-ci devra-t-il mettre en faillite, du jurisconsulte ou de l'institution elle-même? Pour être juste, ni l'un ni l'autre.

C'est, en effet, le caractère des institutions du droit de devoir être vécues avant que d'être mises en théories. Il leur faut vivre d'abord et prouver leur vitalité avant d'être réalisées par l'intelligence. Elles sont filles de la nécessité et ne doivent pas leur existence à la spéculation pure.

Il faut donc les laisser vivre et se développer, avant que de les mettre en théories, de même qu'il faut laisser s'éclaircir et vieillir quelque peu le vin avant que de le mettre en bouteilles.

Or, le suffrage universel, si on le compare à certaines institutions du droit civil, sur lesquelles on discute encore et qui ont deux mille ans et plus d'existence, ne date réellement que d'hier. Avant de l'épingler dans un catalogue raisonné, laissons-le encore quelque temps faire ses preuves dans le monde.