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Sur le pont d'Avignon
L'on y danse,
L'on y danse!

Ce point final en gambade de l'Eau de jouvence ne résume-t-il pas pour beaucoup le génie de Renan? Frivole, superficiel! et l'on hoche la tête... C'est la mode! Les sept volumes des Origines du christianisme, les cinq tomes de l'Histoire d'Israël ne sont qu'une fine poussière sur l'autre plateau de la balance! Ou bien, fidèle au catéchisme thomiste appris par Agathon, on prononce dogmatiquement avec M. Henri Massis que «sous son apparente gravité, l'oeuvre de Renan n'est qu'une vaste confession subjective.., dépourvu qu'il était de ce désintéressement, de cette humilité qu'exigent la vraie science et la vraie philosophie. Critique, histoire, morale, exégèse, quelles que soient les entreprises où sa curiosité le porte, il n'a jamais rien fait que se livrer à sa nature capricieuse et singulièrement accueillante» (1).

Il nous plairait d'examiner si ces «jugements», ces exécutions plutôt, sont mérités et — sans prétendre

Renan Historien de L'Hébraïsme *

expliquer le génie par une seule de ses productions — d'étudier à cette fin un aspect de l'oeuvre de Renan mal connu du grand public, son Histoire d'Israël. Trente ans de recul autorisent à juger impartialement cet ouvrage et les polémiques ravivées par le centenaire de la naissance du maître font de cette appréciation un pressant devoir de mise au point.

Les études hébraïques ne sont pas un accessoire dans l'oeuvre de Renan: lui-même a parlé du «voeu de naziréen qui l'attacha de bonne heure au problème juif et chrétien» (1) et déclaré: «l'histoire du peuple juif est une des plus belles qu'il y ait et je ne regrette pas d'y avoir consacré ma vie» (2). D'emblée quelle vocation d'hébraïsant! Aussitôt l'étude de l'hébreu entreprise, il écrit qu'elle a pour lui «le plus grand charme», vit dans l'illusion candide que c'est «la plus ancienne et une des plus singulières des langues connues» et assure sa mère qu'elle «n'offre que des difficultés médiocres» (3). Deux ans plus tard, il trouve, au Collège de France, un «intérêt ravissant» au cours de M. Quatremère dont plus tard il dénoncera les faiblesses (4). Il a l'enthousiasme communicatif du néophyte, si bien que son ami Berthelot veut à toute force qu'il lui apprenne l'hébreu (5). En 1845, à vingt-deux ans, la passion des recherches bibliques le possède à tel point, il en comprend si bien la richesse qu'il conteste avec véhémence que «la Bible soit un champ stérile. J'y emploierais dix vies sans me rétrécir» (6), affirmation qui laisse déjà pressentir la fameuse phrase de l'Avenir de la science: «une limite quelconque est ce qu'il y a de plus antipathique à notre étendue d'esprit» (7). Des notes de 1845, ses Cahiers de jeunesse, sa correspondance,

le montrent conquis à l'exégèse de l'Ancien Testament, bouillonnant d'idées sur le sujet et avouant avec un juvénile orgueil: «O Dieu, pourquoi me donnes-tu tant de pensées que je ne pourrai jamais faire comprendre? On les dira et on les reconnaîtra vraies après moi, et on ne saura pas que je les ai eues!» (1)

Ce n'est point en amateur ou en élève passif que le jeune Renan aborde ces études hébraïques. Il s'y met avec ardeur et suite: les Nouvelles lettres intimes (1923), les Souvenirs d'enfance et de jeunesse en disent assez sur ces débuts pour nous dispenser d'insister. Les documents exhumés depuis sa mort prouvent à l'evidence qu'en 1845 déjà il avait percé à jour les prétentions et les lamentables déficits de l'exégèse traditionnelle et qu'il était gagné sans réserves à la méthode historique et scientifique.

Sa loyauté était entière, aussi ces recherches exégétiques et critiques atteignirent-elles sa conscience catholique au point vital et concoururent pour leur grande part, quoi que prétendent certains auteurs bien-pensants, à la crise qui lui fit quitter le séminaire de Saint-Sulpice et le détacha finalement de l'Eglise romaine (2). Qu'il ait engagé courageusement et jusqu'au fond sa puissante intelligence dans le débat de l'exégèse et qu'elle en ait été profondément labourée et fécondée, cela éclate dans cet hymne à la philologie, hymne si romantique d'accent, que l'Avenir de la science entonnait sans se lasser en 1849 à la place de l'Ave stella maris et des autres litanies de l'Eglise délaissée. On y touche l'âme même d'Ernest Renan en ces années déterminantes et l'on y constate une fois de plus que la critique biblique est désormais une des assises primaires de son esprit.

Vitale au début de sa carrière, la science de l'hébraïsme resta, et avec quel succès, le constant intérêt de son âge

mûr. L'Histoire générale des langues sémitiques (1), nourrie d'idées et de faits, oeuvre à cette date cette pionnier, et sa thèse sur Averroès (1852) le montrent soucieux d'élargir son horizon scientifique, prenant consciencieusement contact avec toutes les langues sémitiques alors déchiffrées, acquérant des points de comparaison dans l'histoire de la pensée musulmane, s'orientant de façon très personnelle vers les vues générales et vers la méthode comparative. Ce sont ensuite ces brillants coups de sonde, le Livre de Job en 1859, le Cantique des cantiques en 1860, ces étincelants essais groupés plus tard dans des volumes comme les Etudes (1857) et les Nouvelles études d'histoire religieuse (1884). En 1860 et 1861 le voilà avec sa soeur Henriette en Orient: il en rapporte, outre le manuscrit de la Vie de Jésus, des impressions directes de Palestine (quel exégète avait alors ce besoin?), et, du point de vue qui nous concerne spécialement, instaure en Phénicie ces études épigraphiques dont il aperçut tout de suite l'importance capitale pour le bibliste. Est-ce un historien léger ce savant qui prit tellement au sérieux l'épigraphie et l'obligation de se soumettre au contrôle des sources externes qu'il devint plus tard le promoteur (1867) et l'un des collaborateurs du Corpus inscriptionum semiticarum, ce modèle de travail austère, objectif et patient (1er fascicule 1881)? Libre à des gens de lettres de déprécier tout cela en une ligne.

Le voici, semble-t-il, au terme de ses ambitions: son autorité s'impose si indubitablement qu'en 1862 il est nommé professeur d'hébreu au Collège de France. Suspendu dans les circonstances que l'on sait, il publie quelques mois plus tard sa Vie de Jésus (1863). La gloire est là, un peu tapageuse. Sainte-Beuve même lui consacre un «Lundi» (2).

Pourtant il travaille inlassablement, dix-huit ans durant, (Marc-Aurèle parut en 1881), au grandiose édifice de ces Origines du christianisme dont il prophétisait à vingt-six ans déjà et la nécessité et le rôle: «le livre le plus important du XIXe siècle devrait avoir pour titre: Histoire critique des origines du christianisme. Oeuvre admirable que j'envie à celui qui la réalisera et qui sera celle de mon âge mûr, si la mort...» (1). Le Gouvernement de la Défense Nationale le réintègre en 1870 dans sa chaire, mais, loin de s'endormir comme d'autres, il travaille toujours.

Il se distrait en 1881 de l'Index de ses Origines en traduisant avec une insurpassable maîtrise l'Ecclésiaste. Depuis six ans au moins il méditait cette publication, puisqu'en juin 1875 il écrivait à un de nos compatriotes: «Sans tarder je donnerai ma traduction de l'Ecclésiaste, avec une étude; j'en ai fait l'objet de mon cours de cette année et j'y ai pris beaucoup de goût» (2). La préface de cette traduction renferme un chef-d'oeuvre psychologique et littéraire, le portrait de ce Qohéleth à l'âme congéniale de celle de Renan et qui l'incite à des jeux d'idées dans le genre des Dialogues ou des Drames philosophiques. «Mon interminable Index m'assomme... J'achève mon Ecclésiaste qui m'amuse beaucoup.» (3) Il permet à Charles Ritter d'en parcourir les épreuves, et Ritter, aussitôt gagné, de recommander à Charles Berthoud cette «admirable page de critique» (4). On est est Talloires, il pleut, le maître lit à des amis cet Ecclésiaste «qui les a fort amusés» eux aussi. Et, à ce propos, il insiste sur un détail: «mes rythmes leur ont paru réussis» (5). L'Ecclésiaste, soit dit en passant, contient en effet quelques traductions en vers de Renan. Ce ne sont que jeux, mais qui

témoignent de sa virtuosité. Je note au hasard ces vers qui pourraient être de La Fontaine:

O la belle chose qu'un sage!
Heureux qui sait le mot de tout! (1)

et ce quatrain d'une si correcte tenue

Qui sur le vent trop délibère
Perd le moment d'ensemencer:
Qui toujours le ciel considère
Manque l'heure de moissonner. (2)

Et n'y a-t-il pas un accent lamartinien dans cette strophe sur la vieillesse

Quand, des bruits du dehors, le vent ne vous apporte
Que le cri de la meule et son grincement froid;
Quand du petit oiseau les chansons matinales
Dissipent un sommeil venu tardivement;
Quand aux accords charmants des notes virginales
Succède le repos du désenchantement. (3)

Mais l'étude de l'hébraïsme constitue si véritablement l'axe de sa carrière qu'âgé de soixante ans et plus il la couronne par un acte renouvelé d'énergie et de conscience scientifique: il lie à ses Origines du christianisme une magistrale enquête sur les causes lointaines, sur les antécédents historiques du fait chrétien, cinq volumes, compacts sur l'Histoire d'Israël, synthèse monumentale de tout son savoir en matière d'Ancien Testament.

N'y avait-il pas, dans le fait d'écrire l'Histoire d'Israël après et non avant les Origines chrétiennes, un grave vice de méthode? «Si je n'ai pas, a-t-il répondu, suivi cet ordre logique, si je me suis jeté tout d'abord, avec la Vie de Jésus, au milieu même du sujet, c'est que la durée du temps qu'on vivra est incertaine et que je tenais avant tout à traiter les cent cinquante premières années du

christianisme. Et puis, je l'avoue, Jésus m'attirait...» (1). La réponse n'est peut-être pas triomphante, mais convient-il de reprocher au génie son allure déconcertante pour le vulgaire?

Les conditions dans lesquelles l'Histoire d'Israël fut composée s'inscrivent une fois de plus en faux contre l'accusation de superficialité ou de dilettantisme. Le premier volume parut le 25 octobre 1887. Mais sait-on qu'en 1881 déjà il concevait son dessein? «Depuis six ans, dit-il dans la Préface, j'ai donné toute mon application à ce grand travail.» (2) Sait-on que tel était son scrupule de vision locale qu'il caressait le projet de refaire le voyage d'Orient pour esquisser sur place l'histoire du peuple juif? (3) Sait-on que, loin d'être une oeuvre d'un seul jet,. l'Histoire d'Israël passa par une première ébauche, puisqu'en automne 1885 il écrivait à Berthelot: «Mon Histoire d'Israël est très avancée. Les parties essentielles sont presque faites et l'unité du livre est, je crois, bien établie. Le Judaïsme est une religion qui s'est formée de huit cents à cinq cents ans avant Jésus-Christ. J'espère avoir réussi à montrer la marche de cette singulière formation.» (4) Or, si en 1885 il a poussé son Histoire jusqu'au cinquième siècle, cela prouve que deux ans avant la publication du premier volume qui ne va que jusqu'à David, il a déjà composé une esquisse des trois futurs premiers volumes au moins; Le troisième volume finit en effet à l'an 535.

Est-on fondé à mettre en doute l'authenticité de son désintéressement scientifique, lorsqu'on se souvient qu'incertain sur l'achèvement de l'ouvrage, il voulait laisser à ses éditeurs le soin de le parachever en traduisant un manuel allemand sur le sujet? (5) Sa santé cependant est gravement atteinte, mais il fait

face stoïquement et n'en prend point prétexte pour bâcler son Histoire d'Israël. Sa probe conscience scientifique lui impose de longues recherches, la publication prend des proportions insoupçonnées d'avance et s'échelonne sur sept ans. L'écho de ce labeur résonne jusque dans son oeuvre littéraire car, les limites de cette étude m'interdisent de le démontrer ici, nombreux sont les points de contact entre le Prêtre de Némi (paru en 1885) et l'Histoire d'Israël.

N'est-il pas touchant d'entendre ce vieillard déclarer au moment où le premier tome va paraître: «Ces grandioses histoires m'ont soutenu et, une fois encore, ravi» (1). Un an plus tard, en octobre 1888, il confesse : «J'ai beaucoup travaillé: mon second volume d'Israël est presque fini; il pourra paraître dans un mois.» (2). Il ne parut en réalité qu'en juin 1889. En juillet 1889: «Mon troisième volume d'Israël avance bien» (3); il ne parut qu'en octobre 1890. Il ne se vantait pas en parlant du soin mis à cette publication (4). Il retouche sans cesse son oeuvre et appréhende de mourir avant d'y avoir mis lui-même la dernière main: «Si un autre donne les bons à tirer, j'aurai bien quelques impatiences au fond du purgatoire; la plupart des améliorations que j'avais voulu faire, personne cependant, hors l'Eternel et moi, n'en aura connaissance. La volonté de Dieu soit faite. In utrumque paratus.» (5) Enfin, le 24 octobre 1891, il met le point final au cinquième et dernier volume. Son organisme se détruit lentement: «J'utiliserai, proteste-t-il, les retailles de la vie, si j'en ai.» (6) II corrige encore les épreuves des tomes quatre et cinq et écrit à son vieux compagnon Berthelot: «Le mot de Vespasien, je crois, laboremus, et sa volonté de mourir debout, sont notre devoir à tous.» (7)

Dans sa dernière lettre, écrite en plein danger de mort, je recueille cette ultime preuve d'honnêteté scientifique à opposer à ceux qui parlent de sa nature capricieuse: «Ce triste état ne m'a pas empêché de travailler. Il y avait dans mon quatrième volume une hésitation qui aurait rendu la publication difficile sans mes conseils directs: cest la situation réciproque d'Esdras et de Néhémie, un des problèmes historiques les plus singuliers. Je crois être à peu près arrivé à réduire ce chapitre au clair. Il pourra vraiment s'appeler «Benoni», filius doloris mei.» (1)

Ces quelques précisions biographiques n'etaient peutêtre pas de trop pour souligner la précocité, la constance, le sérieux de la vocation d'hébraïsant chez ce Renan qu'il serait déplacé de juger d'après certains discours où se marque l'entraînement des succès mondains. Elle est de lui cette boutade à propos de la légende de la reine de Saba: «Il y a des heures dans la vie la plus religieuse où l'on fait une halte au bord de la route et où l'on oublie les devoirs austères pour s'amuser un moment, comme les femmes du sérail de Salomon avec les perles et les perroquets d'Ophir.» (2) Tel de ses Dialogues où de ses Drames, telle de ses Préfaces (celle des Feuilles détachées notamment), ne sont-ce pas les perles et les perroquets d'Ophir du grand hébraïsant français? Ses devoirs austères, ce sont ceux de l'historien et c'est à sa fidélité envers eux qu'il le faut juger avant tout. Or, envisagé sous cet angle-là, il mérite la belle épithète d'Horace: justum ac tenacem propositi virum.

On devine combien il est malaisé de résumer l'Histoire d'Israël de Renan avec ses deux mille trois cents pages. En voici cependant les lignes maîtresses.

Israël, à l'origine, est nomade ou semi-nomade. Il mène cette vie de la grande tente dont la Genèse a conservé les légendes merveilleuses dans des pages dont émouvante poésie, mais sans autre vérité historique que le coloris général. Son culte est très simple, dépouillé, presque austère. Sa foi se ramène à un vague monothéisme, intuition primitive imprimée pour toujours au fond de l'âme israélite par le spectacle du désert et par les conditions de la vie nomade. Des puissances divines, des «élohim» sans individualité prononcée, se fondent plus ou moins en un unique Elohim, maître de l'univers. Il semble qu'à cette phase primordiale de l'élohisme l'Israël patriarcal ait possédé déjà une loi rudimentaire, code encore informe du monothéisme, avec des germes de morale privée et sociale.

Une première crise, à la fois politique et religieuse,. s'opère à la sortie d'Egypte et au Sinaï, lorsque ces tribus nomades, prenant conscience de leur individualité nationale, sortent de la légende et adoptent un dieu particulier, ayant son nom propre: Yahvé. L'Elohim des patriarches était le dieu du genre humain, dieu lointain et passablement abstrait; Yahvé au contraire est un tyran tout proche, cruel, d'une révoltante partialité pour les siens. Ce despote sanguinaire s'avère bientôt protecteur attitré de la nation israélite par la conquête héroïque et par l'établissement des tribus en Canaan. Alors, dans cette Paléstine de vergers; de .vignobles, d'oliveraies et de champs de blé, Israël subit une seconde crise: le dieu sans terre a conquis un canton du monde, Yahvé devient patriote, nationaliste, politique, massacreur. Israël, désormais agricole et sédentaire, confisque à son profit exclusif la puissance de l'antique Elohim des nomades. Une ère de progrès économique et politique, mais de recul religieux et social, est ainsi inaugurée à l'époque des Juges et se poursuit sous un nouveau régime, la royauté, nécessaire pour consolider le jeune Etat.

Deux forces rivales s'affrontent dorénavant dans l'évolution d'Israël: la marche à la civilisation, à la culture, et l'idéal religieux des Pères. Ce conflit commande, aux yeux de Renan, la suite de l'histoire israélite, car chaque fois qu'un avenir de civilisation matérielle s'ouvre devant lui, l'instinct hébraïque reflue vers un passé idéal de monothéisme et de vie nomade. «L'essentiel, pour un peuple comme pour un individu, est d'avoir un idéal derrière soi.» (1) Cette pensée paradoxale de Renan ne cache-t-elle pas une vérité profonde? Hanté par ses origines, Israël tentera sans cesse de nouveau le retour aux intuitions des premiers jours et à un état social dont on exagérait d'ailleurs la perfection.

Les prophètes, dont la critique historique seule a mis en lumière l'importance centrale, incarnèrent cet instinct originel. Ils se dressent l'un après l'autre contre l'Etat israélite, contre l'art, contre la culture, contre la vie nationale, contre le particularisme religieux. Epaulés par le Décalogue né à la fin du XIe siècle, par ce Décalogue aux formules morales simples et adoptables dans le monde entier, s'inspirant en outre de l'esprit humanitaire. d'un code un peu plus ancien, le Livre de l'Alliance, les prophètes éliminent progressivement l'élément mâle et guerrier, lancent la plainte du pauvre, de l'opprimé, tournent les regards vers un dieu unique, universel et juste. La nation pourra passer par les bouleversements du schisme, par les invasions assyriennes, par la mort même, Israël aura eu l'honneur de poser le problème de l'humanité et la religion nationale sera principiellement vaincue par la religion universelle. La destinée d'Israël aurait ainsi consisté à revenir de Yahvé à Elohim, mais en perfectionnant toujours davantage ce dernier, à retirer au premier ses traits particuliers et égoïstes pour ne lui laisser que l'existence universelle et presque abstraite de l'Elohim qui incarne la souveraine justice.

Mais cette vision prophétique était trop au-dessus des forces humaines pour se maintenir telle quelle: «Le sublime et le terre-à-terre sont également nécessaires pour bâtir un grand ensemble qui vive.» (1) La chaîne des contingences doit entraver l'essor de l'absolue liberté. En effet l'idéal prophétique ne tarde pas à se concrétiser dans une législation, le Deutéronome, compromis entre l'idéal et les nécessités pratiques, manifeste du strict monothéisme et d'un piétisme fanatique, programme aussi d'une sorte de socialisme théocratique avec suppression du luxe, de industrie, du commerce, mais maintien de l'ordre civil. Par cette législation qui vit le jour à la fin du VIIe siècle, sous Josias,' le prophétisme était vaincu en un sens et neutralisé, mais quelques-unes de ses revendications restaient définitivement acquises.

Survient en 586 la troisième crise de croissance: la destruction de l'Etat judéen par Nébucadnézar et l'exil à Babylone. Israël meurt à la royauté, à l'Etat, et, par la foi, ressuscite Eglise. Mais à ce peuple de saints et de prêtres, il fallut une loi nouvelle, une charte de ce séparatisme aigu, de ces premiers Etats de l'Eglise: la Thora lévitique se cristallisa alors progressivement, mélange de sacerdotalisme, de ritualisme et d'utopies, cette Thora qui fut pour le judaïsme un solide ciment, mais le transforma aussi en une religion d'observances légales.

Israël-Eglise bravera dès lors les tempêtes du sort: les empires pourront briser en lui tout espoir d'une royauté terrestre et le jeter dans des rêves religieux, dans une sombre passion absolu, Israel acceptera tous les gouvernements étrangers et n'aura plus d'autre patrie que sa Loi. Des hommes énergiques, Néhémie, Esdras, et plus tard les Maccabées, défendront ce royaume de Dieu, cependant qu'une fièvre étrange s'emparera des juifs pieux: Israël va se détourner peu à peu du monde; son instinct primitif se réveillant, il rêvera d'un paradis à

venir, d'un messianisme transcendant, d'une, justice mondiale. Il créera des poèmes apocalyptiques dans lesquels renaît un prophétisme renouvelé et à ambitions cosmiques.

Mais, d'autre part, l'Iran et la Grèce, celle-ci surtout, commencent à mettre en péril l'esprit traditionnel. Des idées nouvelles comme l'immortalité de l'âme, la croyance aux anges, s'insinuent, des portes nouvelles s'ouvrent au prosélytisme juif, la séduction des cultures païennes s'exerce, plus tentante que jamais. Une union de 0rient et de Occident s'opère alors entre cette Grèce de la décadence et cet hébraïsme syncrétisant. Le pouvoir d'une part se sécularise, mais une exaltation délirante s'empare d'autre part de ceux qui vivent de moins en moins pour la terre. La justice universelle, cette mission religieuse d'Israël entrevue par l'élohisme primitif, dont les prophètes furent les gigantesques hérauts et qui, à partir de Daniel, brûle le coeur des adeptes du mouvement eschatologique, la justice universelle va trouver dans le christianisme son expression sublime et toujours jeune. L'heure de la seconde Genèse sonne et, dans un accès suprême, le christianisme vient au monde. Le «miracle juif» est accompli! Le légalisme est vaincu par le prophète de Nazareth, le pharisaïsme par le messianisme. «Jésus, conclut Renan, le dernier des prophètes, met le sceau à l'oeuvre d'Israël. Les rêves d'avenir, le royaume de Dieu, les espérances sans fin vont naître sous les pas de cet enchanteur divin et devenir pour des siècles la nourriture de l'humanité.» (1) Cette crise finale restera d'ailleurs toujours partiellement impénétrable à l'historien car, pour reprendre les termes mêmes de Renan: «l'acte générateur est toujours accompagné de fièvre. Pendant ce temps il faut recouvrir la vie en travail d'un drap mystérieux.» (2)

Combien ce tableau historique diffère de tout ce à quoi on était accoutumé en France jusque-là, puisqu'aussi bien le nom du protestant alsacien Edouard Reuss y était presque totalement ignoré!

Avant Ernest Renan l'Histoire critique du Vieux Testament (1678) de Richard Simon avait bien pu, sans en tirer toutefois toutes les conséquences, poser les bases de la critique biblique en France, Bayle insinuer son doute corrosif dans les notes patelines de son Dictionnaire, Astruc, le médecin de Montpellier, faire une découverte objective et capitale en matière de composition de la Genèse, Voltaire jeter à pleines poignées contre l'idole ses flèches acérées. L'histoire d'Israël n'en restait pas moins pour le public français coulée par Bossuet dans un moule de bronze, monument massif, immobile, dont Dieu même est l'artiste grandiose, monument classique digne du siècle de Louis et de l'éducation du prince.

Le Discours sur l'histoire universelle déroule dans l'histoire de la religion et des empires, dans celle du peuple juif spécialement, une miraculeuse succession d'interventions providentielles tendant toutes, comme à leur fin dernière, au mystère salvateur du Dieu-Homme: «...et Jésus-Christ vient au monde!» Qu'est-ce que l'histoire profane et ses causes humaines et relatives en comparaison de cette histoire providentielle avec sa cause surnaturelle et absolue? Et quant à la Bible elle-même, «Dieu, dit Bossuet, a toujours gardé cet ordre admirable de faire écrire les choses dans le temps qu'elles étaient arrivées ou que la mémoire en était récente. Ainsi ceux qui les savaient. les ont écrites, ceux qui les savaient ont reçu les livres qui en rendaient témoignage; les uns et les autres les ont laissés à leurs descendants comme un héritage précieux et la pieuse postérité les a conservés. C'est ainsi que s'est formé le corps des Ecritures Saintes, tant de l'Ancien que

du Nouveau Testament: écritures qu'on a regardées dès leur origine comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et qu'on a ainsi conservées avec tant de religion qu'on n'a pas cru pouvoir, sans impiété y altérer une seule lettre.» (1) Voilà cette philosophie de Bossuet dont un homme aussi peu suspect de licence intellectuelle que M. Pierre Lasserre a dénoncé «l'extrême faiblesse» et à laquelle il a rattaché «la philosophie sulpicienne, la philosophie de séminaire qui fleurissait ou qui, plutôt, moisissait en l'année 1840» (2).

Or, tout jeune encore, et malgré l'autorité de l'Eglise et de ses maîtres, Renan eut le courage de rejeter cette doctrine classique. Il abandonna l'unité de l'Eglise. «En vain, grondait Bossuet, nos adversaires se glorifient-ils en toutes rencontres de la science des Ecritures qu'ils n'ont jamais bien étudiées selon la méthode des Pères qui ont fait gloire de suivre les interprétations de leurs ancêtres... ô la belle chaine, ô la sainte concorde, ô la divine tissure que nos nouveaux docteurs ont rompue!» (3) Renan rompit à son tour cette «divine tissure» et ne se satisfit pas de quelques concessions à la science : «Chez moi, dit Prospero, c'est l'esprit même, c'est tout qui est hérétique. Tout ce que je fais, depuis un bout jusqu'à l'autre, n'est qu'une hérésie» (4). Ses inspirations il ne les chercha d'ailleurs pas tant chez les écrivains du XXVIIe siècle, polémistes, controversistes plus qu'historiens. Ce n'est ni eux, ni la seule métaphysique, qui détachèrent de la tradition l'élève de ces Messieurs de Saint-Sulpice. Il dut, c'est son témoignage, «traverser toute l'exégèse allemande» (5), et quel effort cela représentait dans les conditions où il se trouvait!

C'est la science protestante, d'où qu'elle vînt, d'Alsace avec Reuss et Graf, d'Outre-Rhin avec Gesenius, Ewald et plus tard Dillmann, Wellhausen et Stade, de Hollande avec Kuenen, qui, sur le terrain des faits, le convainquit, et toujours il sut reconnaître cette dette. On parle souvent de la critique «rationaliste» de Renan; mieux vaudrait parler de critique «historique», puisqu'aussi bien ses principes sont ceux qui président à toute recherche historique et constituent ce qu'on est convenu d'appeler la «méthode historique». Il n'entre pas dans notre plan d'examiner les fondements philosophiques de cette «méthode», mais ceux qui, quelles que soient les conséquences métaphysiques qu'ils en déduisent, croient qu'en tant que méthode, elle est d'une application générale, ne sont ni plus dilettantes, ni moins honnêtes que ceux qui ne lui font qu'une seule et surnaturelle entorse, celle de la révélation biblique.

La méthode de Renan dans son Histoire d'Israël, comme dans tous ses travaux historiques, a pour premier article l'exclusion du surnaturel particulier. Etait-il si ondoyant qu'on le prétend celui qui n'a jamais varié sur ce principe, mais le réaffirma jusqu'à la dernière page de son Histoire d'Israël et avec une absolue netteté? Tout dans l'histoire a pour Renan son explication humaine. L'historien, a-t-il dit dans la préface du premier volume, est un «chercheur de causes», et, longtemps auparavant, il avait commenté cet aphorisme avec fermeté et mesure: «L'histoire de l'humanité est un vaste ensemble où tout est essentiellement inégal et divers, mais où tout est du même ordre, sort des mêmes causes, obéit aux mêmes lois. Ces lois, je les recherche sans autre intention que de découvrir l'exacte nuance de ce qui est.» (1) Donc application rigoureuse à l'examen des religions des mêmes principes critiques qu'on suit dans les autres branches de

l'histoire et de la philologie. Froide impartialité en face de la littérature hébraïque qui n'est, écrivait-il aux Débats, qu'«un instrument pour l'étude des origines d'une fraction de l'humanité» (1) Enfin conception organique de l'humanité; toute histoire est soumise au devenir, suit la courbe fatale de la vie, croissance, reproduction, déclin. D'où méthode évolutive et comparative en histoire des religions.

Etait-il dès lors sans convictions ce savant qui tenait l'histoire ainsi comprise en si haute estime et s'en formait une conception si générale qu'il pouvait soutenir un jour à Berthelot: «L'histoire est pour moi ce que la raison est pour vous. Par histoire je n'entends pas, vous comprenez, l'histoire politique dans le sens ordinaire du mot, mais l'esprit humain, son évolution, ses phases accomplies.» (2)

Quant à la valeur de l'Histoire d'Israël de Renan, de l'oeuvre elle-même, constatons d'abord que si Renan procéda méthodiquement à la critique des sources littéraires de l'histoire d'Israel, il n'apporta aucune contribution vraiment originale et féconde à cette discipline. Les grands leviers de la critique de l'Ancien Testament ont été manoeuvrés par d'autres. Renan s'est seulement assimilé, de façon très complète, la littérature du sujet; il s'est maintenu au courant des progrès de la critique, s'est initié à la paléographie hébraïque (3); il a fait l'exégèse du texte hébreu avec les commentaires les meilleurs, dépouillé les Revues spéciales, mais n'a pas lui-même fait faire un pas en avant à la critique littéraire de l'Ancien Testament.

Cependant, sinon quelle originalité critique, du moins quelle fine compréhension de la critique des sources chez Renan. Toujours il sut se garder des solutions ou simplistes ou trop rigides. Il a par exemple franchement avoué que la distinction des sources yahviste et élohiste est parfois

bien difficile bien opérer (1); il était pénétré de l'idée que les faits sont en général plus complexes que nos théories: «On reproche quelquefois, disait-il, aux hypothèses modernes sur la composition de l'Hexateuque d'être trop compliquées. Ce qui est bien probable, c'est qu'elles ne le sont pas assez, et qu'il y eut dans la réalité une foule de circonstances particulières qui nous échappent. Les hypothèses simples sont presque toujours les hypothèses fausses et, si nous voyions les faits tels qu'ils se sont passés, nous reconnaîtrions que, sur une foule de points, nous avions conçu les choses comme plus régulières qu'elles ne le furent en réalité.» (2)

Loin de se laisser entraîner passivement par les thèses en vogue, il sut garder son indépendance critique, parfois à tort, parfois avec raison. Nous n'avons naturellement pas à le juger d'après l'état actuel de la science, mais d'après la position des problèmes de son vivant.

De ce point de vue, il eut tort par exemple d'admettre l'origine éphraïmite de la source yahviste du Pentateuque (3), de prétendre que Joël est un des plus anciens prophètes (4), d'assigner au règne d'Ezéchias déjà la composition de Job et du Cantique des Cantiques (5), de fixer la rédaction des récits du Code sacerdotal dans la Genèse (son Elohiste Ancien), de la première page de la Bible entre autres, vers l'an 820 (6). Dans ce dernier cas il retardait certainement sur la décisive démonstration par Reuss et Graf de la postexilité de ces morceaux. Ce n'était pas, du reste, qu'il eût une tendance systématique à vieillir les documents bibliques, car il a fait descendre le Décalogue et le Livre de l'Alliance (Exode XX, 24 à XXIII, 12) jusqu'au IXe siècle (7), ce qui semble exagéré, et, d'autre part, il n'a pas hésité à rejeter, comme cela se

doit, après l'exil la majeure partie de la législation lévitique et des récits mosaïques connexes.

Son indépendance en matière de critique des sources s'est affirmée de façon louable notamment lorsque, réagissant contre le système trop absolu de Wellhausen, il ne fit pas naître par génération spontanée tous les pandectes du Code Sacerdotal dans la communauté du second Temple, mais plaça le germe de cette législation avant l'exil (1). Il ne souscrivit pas non plus aux systèmes tranchants qui nient la préexilité de tous les Psaumes et de tous les Proverbes. S'il maintint jusqu'au bout sa malheureuse explication dramatique du Cantique des Cantiques, il se refusa par ailleurs sagement à trop préciser les dates de certains textes. Un déficit qu'il faut souligner davantage, c'est, non pas, bien entendu, l'ignorance de la critique textuelle, mais l'usage trop peu systématique qu'il en fit et un scepticisme exagéré quant à l'efficacité de ce genre de recherches (2).

L'attitude de Renan en matière de critique des sources ne révèle donc pas en lui un génie analytique, mais une intelligence probe, indépendante, merveilleusement assimilatrice, un solide bon sens, un jugement pondéré et une saine défiance du schématisme.

Et maintenant l'exposé renanien de l'histoire d'Israël elle-même, quelle valeur lui attribuer? On ne saurait faire grief à ce grand hébraïsant des lacunes décelées dans son oeuvre par des découvertes survenues après lui: la préhistoire de Canaan lui demeurait encore fermée et l'histoire du plus grand Orient, de l'Egypte, des Sumériens, de la Babylonie, de l'Assyrie, des Hittites, a marché à pas de géant depuis sa mort. La connaissance de l'archéologie, du droit, des littératures, des religions de ces peuples est, de plus en plus, un enrichissement pour la

compréhension de Ancien Testament, mais on ne doit pas oublier que Renan n'a pas bénéficié dans la même mesure que notre génération des progrès énormes réalisés dans le domaine de l'oriéntalisme

Envisagée sous l'angle analytique, son Histoire d'Israël laisse, je crois être équitable, une impression mitigée. Elle a ses forts et ses faibles.

Pour commencer par ces derniers et par une remarque générale, Renan n'a pas suffisamment justifié ses dires. Certes son Histoire ne prétend pas, comme un manuel, ne laisser aucun détail de côté et discuter chaque minutie. L'auteur ne travaille pas non plus devant nous et ne communique que ses résultats. Cependant il est étrange que, dans un livre visant le grand public cultivé, il n'ait présenté aucune démonstration, si raccourcie fût-elle, de la théorie des quatre sources du Pentateuque par exemple, ou du caractère postérieur du Second Esaïe. Deux mots en note, pour légitimer l'antériorité de l'Ancien Elohiste par rapport aux prophètes (1), ou pour ranger le Décalogue dans cette même couche (2), c'est décidément trop sommaire. Est-il admissible de laisser le lecteur dans le vague sur un point aussi important que la date et par conséquent la valeur du témoignage des récits de la fin 'de l'Exode et de lui jeter négligemment au bas, d'une page cet aveu qui laisse perplexe: «Il est, difficile, dans l'Exode, de bien distinguer l'élohiste ancien des additions lévitiques, plus modernes» (3) ?.

On pourrait multiplier les exemples de ce manque aux règles élémentaires d'une discussion scientifique. D'une maniéré générale, les démonstrations de Renan sont trop peu appuyées et manquent de netteté. Cela constitue, à vrai dire, l'envers d'une qualité, du sentiment que nous ne pouvons prétendre en ces matières à des. certitudes mathématiques.

On s'est cru bien fort en reprochant à Renan un abus des «peut-être». Il avait pourtant raison de lancer cette boutade, qu'en matière d'histoire souvent «la perfection serait l'impression polychrome où chaque région d'une page et même d'une phrase serait imprimée avec des encres diversement teintées, depuis l'encre la plus noire, marquant la certitude, jusqu'aux teintes les plus évanides, marquant les divers degrés de probabilité, de plausibilité, de possibilité» (1). Mais il n'en reste pas moins qu'il faudrait justifier reconstructions, négations ou doutes, et que Renan a abusé des affirmations en l'air.

Voyez un seul exemple: «David, déclare Renan; n'était pas un saint. Cependant on a tout à fait le droit de décharger sa mémoire du meurtre, abominablement concerté, de son serviteur Urie le Hittite.» (2) Pourquoi ce droit? L'auteur ne le dit pas, procédé arbitraire au nom duquel un catéchète pourrait tout aussi bien nier, contrairement à Renan cette fois (3), qu'Abischag, la jeune Sunamite, ait rendu au vieux psalmiste les menus services que l'on sait. Renan s'est exposé par là au reproche de subjectivisme et le mérite parfois, ainsi dans ses attributions de tel psaume à tel contexte historique ou lorsqu'il fait de Jérémie l'âme de la fraude deutéronomique (4). On pourrait même crier à la distraction quand il admet sans sourciller (5) que, lorsqu'Ezéchias eut guéri ses pustules par un cataplasme de figues, ii composa ce cantique qui évoque une situation très différente:

Comme l'hirondelle plaintive, je gémissais,
Je roucoulais comme la colombe...

Il y a de manifestes erreurs dans le détail de l'Histoire de Renan, entre autres sa théorie de Psaumes dûs à la tourbe des pauvres-lévites du bas clergé (6). La plus

connue, sans contredit, c'est son hypothèse du monothéisme primitif des Sémites sur laquelle M. Maurice Millioud a prononcé (1) voilà longtemps un jugement si parfait que nous nous dispensons d'insister. C'est là une de ces généralisations de Renan dont il se faut garder comme d'un mirage. Cette idée préconçue de Renan dès sa jeunesse (2) repose sur une vue philosophique, sur l'idée que la mission de chaque race n'est que la lente manifestation d'un sourd instinct ayant lui-même son principe dans une aperception initiale de cette race. Or, le monothéisme étant pour Ernest Renan la mission d'Israël, il fallait nouer cet instinct aux origines de la race sémitique elle-même et le faire éclore dans son berceau présumé, au désert syro-arabique. Sur le tard, précisément dans son Israël, Renan a esquissé un changement de tactique: il ne parlait plus que du monothéisme primitif des Sémites nomades (3). Le polythéisme préislamique de l'Arabie y contredirait à lui seul, sans parler du silence des sources bibliques sur ce monothéisme primitif d'Israël.

L'Histoire d'Israël renferme une erreur plus grave encore, quoique moins célèbre. Elle est plus grave parce qu'elle ne concerne pas les lointaines et toujours ténébreuses origines, mais porte en plein mouvement évolutif d'Israël. Pour Renan la religion israélite avant les prophètes aurait passé par deux phases successives: l'élohisme patriarcal d'abord, trait essentiel de la conscience ethnique juive, monothéisme très vague, mais impliquant l'idée d'une divinité juste, bonne, de l'Elohim du genre humain; puis le yahvisme, le culte de Yahvé, du dieu particulier, national, cruel, personnel et jaloux (4). Enfin, sous l'impulsion des prophètes, Yahvé aurait épousé les contours de la conscience ethnique qui l'avait adopté,

c'est-à-dire de l'élohisme, et serait devenu pour toujours le dieu unique, universel et saint.

A franchement parler, les textes bibliques doivent être singulièrement sollicités pour arriver à ce résultat: lorsque, pour la première fois, Yahvé apparaît, au temps de Moïse, de façon certaine et déterminante sur la scène de l'histoire israélite, on rattache d'emblée à son nom des germes de législation morale et humanitaire. Quant au prétendu Elohim de l'humanité, l'historien ne le connaît pas, pour la simple raison qu'avant Moïse une obscurité presque complète enveloppe la religion des ancêtres d'Israël. Les prophètes enfin n'ont jamais prétendu revenir à une religion antérieure au yahvisme, mais au contraire au yahvisme mosaïque lui-même, qu'ils idéalisaient d'ailleurs involontairement. L'opposition statuée par Renan est donc fantaisiste et fausse la perspective historique.

Cette méprise sur la vraie nature du culte yahviste initial ne provient-elle pas, en dernière analyse, de l'attitude hypercritique de Renan touchant l'historicité de l'oeuvre de Moïse et la nature du yahvisme mosaïque? Les travaux en cours aujourd'hui tendent au contraire à confirmer le rôle fondamental de ce premier des prophètes. Au surplus ce scepticisme ne tombe-t-il pas, mutatis mutandis, sous le coup d'un jugement plein de bon sens porté par Renan sur les négateurs de l'historicité de Jésus? «Faire porter, a-t-il remarqué, tout le fardeau d'amour des origines chrétiennes sur un pédoncule trop faible pour le soutenir serait contraire à la statique de l'histoire.» (1)

Son portrait des prophètes enfin présente une tache choquante. «Le prophétisme, écrivait Renan, a de réelles analogies avec le journalisme moderne» (2), et il est revenu très souvent sur cette image, décrivant les prophètes du

huitième siècle comme des «journalistes en plein air» (1), promouvant Amos «patron des publicistes radicaux» (2), jugeant la prose d'Aggée «digne d'un journaliste de second ordre» (3), assimilant les déclamations vagues des nâbis à celles.., ne disons pas de quel parti (4), et dépeignant le grand Esaïe «sous les traits d'un Carrel ou d'un Girardin» (5). Tout n'est pas faux sans doute dans cette comparaison qui rend à l'éloquence des prophètes son caractère de spontanéité et d'improvisation populaire. Cependant elle oriente l'esprit sur une fausse piste et Renan n'a pas craint de s'y engager lui-même en insinuant que «le prophète ne se refusait aucune des roueries que la publicité moderne croit avoir inventées... Il employait les moyens de réclame les plus effrontés, les actes de folie simulée, les néologismes et les mots inouïs, les écriteaux ambulants dont lui-même se faisait le porteur» (6). On s'étonne qu'avec son intuition psychologique Renan n'ait pas pénétré plus avant encore dans l'âme de ces héros. Simulation, réclame et rouerie sentent un peu cette vieille exégèse rationaliste qui ne comprenait pas la vraie, nature psychologique de cet enthousiasme, de cet extase prophétiques qui ressortissent partiellement à l'étude du moi supranormal.

Malgré le rôle cardinal et créateur qu'il accorde aux prophètes hébreux, malgré son insistance à souligner leur revendication de la justice individuelle et sociale, malgré son admiration pour leur combat contre une civilisation matérialiste et pour une religion spirituelle, Renan n'a pas ressenti le frisson, mystique, l'angoisse morale, la foi religieuse qui animèrent ces grandes âmes. Aux jours de. sa jeunesse il a fait à ce sujet un aveu significatif: «Il me semble, écrivait-il dans l'Avenir de la science, que parfois j'ai réussi à reproduire en moi par la réflexion les, faits

psychologiques qui durent se passer naïvement dans ces grandes âmes.» (1) Oui, par la réflexion il a cherché à comprendre ces génies religieux, ils sont en vérité restés étrangers à son coeur, à sa conscience, d'où le caractère superficiel de sa psychologie du prophète et son injustice pour Jérémie spécialement (2).

Ceci nous suggère. une question: Renan n'eut-il pas, malgré tout son génie, la curiosité imaginative plus que l'expérience intime du sentiment religieux? La crise de sa jeunesse fut avant tout une crise dé croyances, une crise de l'intelligence. Sa piété fut-elle jamais très profonde, ses besoins religieux très personnels, c'est ce que ne démontrent pas précisément ses confessions de jeunesse. Or cela nous explique, je crois, pourquoi les parties les plus réussies de son exposé de la religion (je ne dis pas de l'histoire en général) israélite sont les origines et les derniers siècles. Son imagination voluptueuse reproduisait aisément le mysticisme poétique mais nébuleux des époques lointaines, elle se complaisait au décor romantique du drame apocalyptique chez les précurseurs du voyant de Pathmos, elle se reconnaissait soi-même dans cette âme de Qohéleth où la foi évanouie laisse un mélancolique parfum. Les origines et la décadence religieuses, voilà ce que pénètre sa curiosité; le coeur même, la prière émue, la crise du péché et de la grâce chez les psalmistes, la foi, la sainteté, l'appel d'En-Haut, chez les prophètes, tout ce centre de la religion israélite — centre dans le temps, centre dans l'ordre des valeurs —voilà ce qu'il ne parait pas avoir jamais naïvement vécu et profondément compris. Familier avec le clair-obscur des bas-côtés de la nef, familier avec les grimaçantes figures, avec les roses mystiques, les vitraux flamboyants, les objets d'une dévotion sensible, familier avec les rites, les gestes, les dogmes, a-t-il tremblé devant la flamme qui brûle sur l'autel?

D'exemples choisis entre beaucoup, il semble donc résulter qu'au point de vue de l'analyse l'Histoire d'Israël de Renan est déparée par quelques sérieuses erreurs, qu'elle souffre parfois d'exagérations et d'un subjectivisme beaucoup moins fréquent d'ailleurs que dans les Origines du christianisme.

Mais, d'autre part, on est aussi frappé par la pondération de l'oeuvre, par la finesse du coup d'oeil, par la fécondité de certaines vues, par un sincère effort d'equité.

Pondération par exemple dans sa notion si peu physiologique de la race. Modération quant à l'influence concédée aux civilisations étrangères sur celle d'Israël: un esprit si mesuré ne courait pas le danger de se convertir comme certain conférencier de Guillaume II (Friedrich Delitzsch) au panbabylonisme. Modération en face des explications mythiques: qu'on compare les pages de Renan sur les histoires des patriarches avec les vues de certains assyriologues allemands et l'on admirera la réserve du savant français qui, par ailleurs, incriminait l'impuissance mythologique d'Israël par comparaison aux Indo-Européens. Même dans la geste de Samson où tant d'exégètes sont enclins à multiplier les motifs mythologiques, Renan s'est borné à parler de «rapprochements qui ne sauraient être négligés, mais dont on ne doit pas tenir trop de compte» (1).

Sa finesse de coup d'oeil n'est peut-être nulle part plus évidente que dans son attitude en face des légendes patriarcales. Ni lourdement crédule, ni rationaliste borné, il a protesté contre ces «esprits étroits à la française qui n'admettent pas qu'on fasse l'histoire de temps sur lesquels on n'a pas à raconter une série de faits matériels certains» (2). A son avis les légendes patriarcales ne sont pas historiques quant à leurs épisodes, mais merveilleusement instructives pour ce qui tient à la couleur des

temps et aux moeurs. La vérité de la couleur! M. Seignobos lui a cherché chicane à ce propos: «Renan, dit-il, conservait pour la légende la tendresse des romantiques; peut-être parce qu'elle fournissait à son génie d'écrivain une matière qu'une critique exacte eût trop appauvrie», et il ajoute: «s'il fut dupe de la légende, il ne fut sans doute qu'une dupe volontaire» (1). M. Seignobos se croit bien habile en reprochant à Renan de ne pas indiquer son procédé pour dégager de ces fables l'élément de vérité générale. Renan n'avait pas attendu la leçon de ce maître de Sorbonne pour expliquer que la confirmation de la vérité de couleur des récits de la Genèse se trouve dans le tableau des moeurs patriarcales du livre de Job, dans certaines peintures égyptiennes représentant la vie des Sémites pasteurs, dans la vie arabe enfin telle que le Kitâb el Aghânî nous la dépeint et que les Bédouins d'aujourd'hui nous l'ont conservée (2). Renan a d'ailleurs eu la précaution de faire précéder son tableau de la vie patriarcale d'une judicieuse distinction: «il ne s'agit pas, en de pareilles [c'est-à-dire de si lointaines] histoires, de savoir comment les choses se sont passées, il s'agit de se figurer les diverses manières dont elles ont pu se passer». (3)

S'il y a des thèses malheureuses dans l'Histoire d'Israël, il y a aussi des vues fécondes. Je n'en citerai que deux: Renan a mis en relief quelle crise profonde représenta pour les douze tribus le passage, lors de la conquête de Canaan, de la vie nomade à la vie sédentaire et à une civilisation agricole. En second lieu il fut le premier, à ma connaissance, à montrer que l'idéal nomade (qu'il associait à tort à l'intuition monothéiste) est comme le pôle magnétique d'Israël jusqu'à l'exil (4). Les travaux les plus récents ont confirmé l'existence et l'importance de ce facteur. Grâce à cette thèse de Renan, l'histoire

d'Israël jusqu'à la ruine a pris un caractère infiniment plus organique et vivant. Le dynamisme de la conscience hébraïque en a été comme radiographié.

L'effort d'equité de Renan je le trouve enfin dans sa souplesse à comprendre que la religion n'est pas, comme pensait le XVIIIe siècle, une superstition (1), et qu'à leur heure certaines idées n'etaient point aussi absurdes ou stériles qu'elles nous paraissent aujourd'hui. On l'a accusé d'avoir consulté ses préférences plus que les faits. Ce défaut ne frappe guère dans son Histoire d'Israël qui renferme au contraire cette sage déclaration: «il ne faut jamais, dans les anciennes histoires, sacrifier les parties qui nous choquent aux parties qui sont vraiment admirables, ni douter des unes pour soulager les difficultés que l'on trouve à tout concilier» (2).

Il a, sur le récit biblique de la création, des mots pleins de pondération et de sens historique (3). Il n'a pas cru exagérer en mettant en parallèle l'art des conteurs hébreux avec les chefs-d'oeuvre épiques de la Grèce (4). Admirateur fervent du génie rationnel et artistique d'Hellas, il a exalté aussi le «miracle juif», faisant d'Israël, avec une pointe d'exclusivisme, l'entête champion de la justice sociale et mondiale, le héraut farouche de la divine Justice, l'apôtre de ce qui doit être. A ses yeux Israël fut dans l'ordre de la religion ce qu'Athènes représenta pour la culture intellectuelle et Rome pour la politique (5). Equitable, il le fut aussi en stigmatisant les grandeurs conventionnelles, en osant prononcer sur telles figures de l'Ancien Testament des jugements sévères mais mérités, en marquant les limites du génie juif, ou bien en exprimant

l'ennui mortel de telles pages soi-disant prophétiques. Cette équité n'est-elle pas une manifestation de ce qu'un critique a si parfaitement nommé l'aptitude de Renan à «penser simultanément sur plusieurs plans»? (1)

Considérée, comme nous le fîmes jusqu'ici, d'un point de vue un peu microscopique, l'Histoire d'Israël de Renan donne une impression d'équilibre, qualités et défauts y étant à doses sensiblement égales. Exagération et réserve se neutralisent, subjectivisme et solide érudition se contrebalancent, théories périmées et hypothèses fécondes se compensent. A tout prendre oeuvre brillante, saine et modérée, oeuvre d'une durable valeur malgré les progrès ultérieurs de la science. Cependant, sous l'angle de la pure érudition, de l'analyse et de l'originalité critique, l'historien de l'hébraïsme a contracté une plus lourde dette vis-à-vis d'Ewald, ce grand savant doublé d'une vaste imagination, de Stade ce chercheur si probe, de Duhm le subtil psychologue, de ces deux critiques géniaux qui s'appellent Edouard Reuss et Wellhausen.

Pour apprécier la valeur unique de l'Histoire d'Israël de Renan, il faut en vérité dépasser le point de vue adopté par nous jusqu'à présent et voir les choses de plus haut. C'est la première fois qu'une intelligence souveraine, riche des dons les plus variés, qu'un esprit vraiment supérieur s'emparait de ce thème et le transposait sur un plan supérieur aussi.

D'abord Renan est humain. Il a senti comme personne l'intérêt humain aussi de l'hébraïsme. Sans doute l'Histoire d'Israël n'a pas la grandeur du drame du christianisme rédempteur au sein du monde gréco-romain gangrené, mais cela tient moins à l'auteur qu'à la nature des

choses. Pour toujours Renan a situé Israël dans l'ensemble de l'histoire humaine, le rapprochant et le distinguant tour à tour d'autres mouvements de culture, d'Athènes même, de Rome ou de l'Inde. Nourri d'humanisme et d'idées générales, il a reconnu en Israël une des racines vitales de notre civilisation occidentale et ne l'a point affirmé au nom d'une théologie intéressée, mais avec l'impartialité de la science et l'envergure de vues d'un encyclopédiste.

Secondement Renan était doué d'un sens aigu de l'action et de la réaction historiques. C'est ce qui lui permit de faire saillir les forces en jeu dans cette évolution humaine, de mettre au jour les tendances maîtresses (religion et civilisation, nomadisme et organisation politique, prophétisme et ritualisme, etc.), sans négliger les influences souterraines ou les contagions de l'étranger. Derrière les principes en lutte, Renan devina le rôle des facteurs économiques et sociaux et, dans cet ordre d'idées, accentua vigoureusement le passage de l'état nomade à la vie sédentaire et ses répercussions sur les siècles suivants. Pour lui l'histoire de la religion est conditionnée par celle de toute la société israélite, et vice-versa. Ce n'est plus à coups de miracles qu'Israël conquiert sa place dans l'humanité! Une histoire de la religion! Qui, avant Renan, avait révélé avait compatriotes le fait du devenir des religions bibliques? Renan prit par là même en France la tête du mouvement de l'histoire des religions et devint le promoteur de la méthode comparative.

Mais avec quel tact historique il le fit! S'il aimait à Sil montrer qu'en toutes religions les mêmes causes produisent les mêmes effets (1), s'il eut la divination de la continuité historique, il se garda de toute roideur. Convaincu de l'infinie complexité des choses, il se refusa à les serrer de force dans le corset de fer des généralisations

ou des théories à prétentions universelles. Comme Taine, il accentua l'influence du moment et du milieu, mais maintint le rôle des grands hommes et tempéra prudemment l'action de la race. On n'ignore pas que Renan ne se laissa pas séduire par l'antisémitisme ethnographique, témoin sa belle conférence sur Le judaïsme comme race et comme religion (1883). Il parlait prudemment d'une force obscure, d'un sourd instinct de la race qui prend conscience de soi dans quelques individus d'élection sacrés ainsi âmes représentatives de la nation.

Quel psychologue hors pair révèle aussi l'Histoire d'Israël! un psychologue trop averti en tout cas pour sacrifier les individus aux masses anonymes. Quelles merveilles d'art et de psychologie ces petits portraits de David, de Salomon, des vieux prophètes, du grand Anonyme de l'exil, de Néhémie, d'Alexandre d'Hérode! Ils animent la scène historique et sont comme des foyers d'où rayonne l'intérêt. Ce ne sont pas, comme dans la Vie de Jésus, des figures idéales et subjectives, mais des interprétations très vraies. Une intuition amoureuse des formes et des âmes les plus diverses insuffle la vie à ces personnalités petites ou grandes. Le chef-d'oeuvre du genre est peut-être son appréciation des conteurs de la Genèse (1). Il y a là quelques-unes des grandes pages de la prose française, pages d'une poésie rêveuse, d'une tenue littéraire parfaite, d'un jugement plein d'à-propos. C'est merveille de voir ainsi la critique la plus aiguë s'allier à la beauté de la forme et suggérer même les développements poétiques!

On a parfois blâmé l'usage fait par Renan des rapprochements psychologiques. J'en glane quelques-uns: le ton de piété éclairée d'un des narrateurs du règne de David évoque celui du Télémaque de Fénelon (2). L'accent lyrique Ezechiel annonce les Châtiments (3). David est

comparé au négus (1), ou à Abd el Kader (2); Salomon à Haroun al Rachid (3), Roboam à Louis XV (4), Osée à un prédicateur de la Ligue (5), Jonas à la Belle Hélène (6), Hérode à Méhémet Ali (7) ou à un «khédive éclairé faisant jouer l'Opéra au Caire» (8). Les grands-prêtres sont des pères-nobles (9), les esséniens des moines de l'Athos (10), l'Ecclésiaste est comme «un petit écrit de Voltaire égaré parmi les in-folio d'une bibliothèque de théologie» (11). Ces rapprochements inattendus sont plus qu'amusants. Libre aux cuistres d'en prendre ombrage! C'est aux gens d'esprit que Renan les jette à profusion; ils réfléchiront et sauront bien découvrir le grain de vérité qui y est caché.

La psychologie joue un rôle essentiel dans l'Histoire d'Israël de Renan, mais elle y offre un maximum de garanties car elle se fonde toujours sur une étude philologique et exégétique des textes. Quelle variété de types humains s'offre ainsi à ces lecteurs français habitués à l'idéal classique de l'homme! Quelle comédie humaine, quelle vie sur cette scène biblique où n'évoluaient que des acteurs en cothurne et au masque conventionnel! Ce psychologue a des coups de stylet en plein coeur, mais il sait aussi recueillir le souffle qui passe sur les lèvres. Nietzsche, qui le méprise du reste, a touché juste en le comparant dans son Crépuscule des idoles à un jésuite ou à un confesseur (12). Ames enfantines des primitifs, désirs immédiats et brutaux des guerriers orientaux, prophètes à la bouche frémissante, conteurs fins et piquants, coeurs révoltés des nâbis, tous, jusqu'à ce décadent Qohéleth, ont livré au divinateur quelque chose de leurs secrets.

Quelle compréhension aussi du célèbre mot de Goethe sur le miracle! Quel triomphe de la souplesse et de l'esprit de finesse! Quel prodige de l'amour des nuances les plus ténues! Quelle curiosité ailée se hâtant de tous côtés! Mais aussi quelle absence de crédulité chez ce psychoIogue! N'est-ce pas dans son Histoire d'Israël qu'il a si justement mis en garde contre deux pièges tendus à l'historien psychologue: «On croira la Bible... à cause d'une apparence de candeur enfantine et d'après cette fausse idée que la vérité sort de la bouche des enfants: ce qui sort, en réalité, de la bouche de l'enfant, c'est le mensonge. La plus grande erreur de la justice est de croire au témoignage des enfants. Il en est de même des témoins qui se font égorger. Ces témoins, si fort prisés par Pascal, sont justement ceux dont il faut se défier.» (1)

Dire que Renan est un prestigieux psychologue, ce n'est toucher qu'un côté de sa nature. Il y a une harmonieuse hiérarchie de dons dans cet esprit. De sa première oeuvre jusqu'à sa dernière (celle que nous étudions) il apparaît aussi comme un artiste merveilleux. L'art règne d'un bout à l'autre dans l'Histoire d'Israël. Saluons en passant ces morceaux du plus beau style renanien, les pages sur le Sinaï (2), avec cette trouvaille d'expression «cette vision, comme un éclair, l'avait frappé d'amaurose. Sur le fond de sa rétine enflammée il y eut comme une aurore boréale dont la vision l'obséda», celle sur l'idylle de Ruth dont la cadence finale hante la mémoire: «Ruth et Booz sont frappés pour l'éternité à côté de Nausicaa et d'Alcinoüs» (3), la charmante caractéristique de l'Elohiste (4), le touchant passage où, à propos des légendes patriarcales, figure cette délicate confidence: «L'homme rêve toute sa vie des têtes de jeunes filles qu'il a vues de quinze à dix-huit ans» (5), le dernier chapitre de tout l'ouvrage, sur la fin

du judaïsme, la naissance du christianisme et la destinée de ces deux religions (1), tant d'autres échantillons encore. Citons seulement sa description de la langue hébraïque: «Un carquois de flèches d'acier, un câble aux torsions puissantes (2), un trombone d'airain brisant l'air avec deux ou trois notes aiguës; voilà l'hébreu. Une telle langue n'exprimera ni une pensée philosophique, ni un résultat scientifique, ni un doute, ni un sentiment d'infini. Les lettres de ses livres seront en nombre compté, mais ce seront des lettres de feu. Cette langue dira peu de choses, mais elle martellera ses dires sur une enclume. Elle versera des flots de colère! elle aura des cris de rage contre les abus du monde; elle appellera les quatre vents du ciel à l'assaut des citadelles du mal. Comme la corne jubilaire du sanctuaire, elle ne servira à aucun usage profane; elle n'exprimera jamais la joie innée de la conscience ni la sérénité de la nature; mais elle sonnera la guerre sainte contre l'injustice et les appels des grandes panégyres; elle aura des accents de fête et des accents de terreur; elle sera le clairon des néoménies et la trompette du jugement...» (3)

Et que dire de ses traductions, de celle du Cantique des Cantiques surtout, si fraîches, si habiles, si originales, conciliant magiquement l'exactitude et l'obligation d'être français selon le principe posé dans sa Préface de Job: «la langue française est puritaine: on ne fait pas de conditions avec elle» (4).

Oeuvre portant la marque authentique du génie français: acuité, ampleur et pourtant finesse de la vision. Clarification de la matière jusqu'à la faire couler sans effort comme une source cristalline. Art d'étaler les faits en eurythmiques théories comme de les étager en perspectives

fuyantes. Dans les morceaux les plus arides c'est comme si, soudain, une ceinture se détendait et flottait, et des narrations gracieuses ou enjouées donnent l'envol à l'imagination. Ordonnance classique d'où toute confusion, toute disproportion sont bannies. Lien de la tractation ferme et souple comme une lame d'acier, léger comme un fil de la Vierge. Bonne documentation, érudition de bon aloi, mais sous-jacentes et servantes des idées directrices. Souveraine maîtrise de la matière; nuances savantes et graduées comme en se jouant. C'est le goût dans son exquise perfection. Egal talent pour la miniature, pour le médaillon élégant et pour l'ample fresque. Dessin sûr et fouillé des figures tour à tour gracieuses ou tourmentées, sensuelles ou mystiques, frivoles ou passionnées. Quel harmonieux équilibre des masses dans cette Histoire, jamais de trop longs chapitres, toujours des haltes à la place naturelle. Quelle grâce de la ligne, quels contours nets, quelle aisance dans les attitudes! Ici tout est baigné dans un vaporeux clair-obscur, là ruisselle l'or de la lumière et l'opulence des couleurs.

Rien ne rappelle moins non plus ces habituels «Souvenirs de Terre Sainte», ennuyeux et décolorés. Châteaubriand et Lamartine eux-mêmes ont peint une Palestine d'opéra. Ce délicieux Gérard de Nerval n'en a laissé que des aquarelles, dirais-je. Jérusalem et la Galilée de Loti exhalent un parfum de mort. Mais, lorsqu'avec une égale aisance Renan évoque les paysages de la brûlante Judée ou de la languissante Galilée, seul il fait passer le souffle mystérieux de la vie dans une Palestine vraie, naturelle, quoique vue, je le concède, par des yeux d'Européen.

Oeuvre vraiment poétique cette Histoire d'Israël Les reflets diaprés de l'imagination ondoient sur cette trame soyeuse. Les cloches d'Is sonnent encore, le mysticisme celtes ouvert à ce génie le royaume de féerie, la foi de jadis exhale d'inexprimables soupirs. Une atmosphère se crée par là et baigne âmes et corps, parfume la Nature

comme le coeur de homme, et des musiques divines passent dans l'air.

Science, art, le doux rayon de la Pensée répand sur vous sa sérénité! La Pensée passe, légère, dans ces pages d'un penseur et d'un moraliste.

Renan est un admirable excitateur de la pensée et un grand connaisseur du coeur humain. Au moment le plus imprévu il fait une réflexion qui ouvre et en même temps éclaire des horizons insoupçonnés. On sent d'un bout à l'autre de ces cinq volumes le constant souci de remonter des faits bruts aux idées qui, seules, les expliquent, de s'elever des constatations particulières aux considérations générales, le besoin de découvrir les ressorts des moeurs humaines, de dégager l'aspect éternellement humain de l'âme israélite, de monter hardiment jusqu'au plan des vues philosophiques. Renan pense l'histoire d'Israël, il ne expose pas seulement. Dans l'évolution historique même il voit des idées se formulant progressivement. Sa méditation y découvre un lent effort de la conscience humaine vers le progrès, vers la réalisation d'idéals universels comme la justice. A tout instant Renan fait du lecteur le confident de ses dialogues intimes sur la liberté et la nécessité, sur l'idéal et la matière, le libéralisme et le socialisme, etc.

Moraliste, il prend par exemple occasion de la jalousie de Saül pour remarquer: «Il y a des hommes que la popularité devance presque sans qu'ils l'aient cherchée, que l'opinion prend par la main, pour ainsi dire, auxquels elle commande des crimes en vue d'un programme qu'elle leur impose. Tel fut Bonaparte; tel fut David. Le criminel, en pareil cas, c'est surtout la foule, vraie lady Macbeth qui, dès qu'elle a choisi son favori, l'enivre de ce mot magique: Tu seras roi!» (1) Ailleurs, à propos de option tragique réclamée par les voyants d'Israël entre la religion

et la civilisation, Renan fait cette digression sur la tolérance: «Au milieu de tant de contradictions ne laissant que le choix de l'erreur, qui peut avoir la prétention d'être sans péché? celui qui craint de se tromper et ne traite personne d'aveugle; celui qui ne sait pas au juste quel est le but de l'humanité et l'aime tout de même, elle et son oeuvre; celui qui cherche le vrai avec doute et qui dit à son adversaire: Peut-être vois-tu mieux que moi! celui, en un mot, qui laisse aux autres la pleine liberté qu'il prend pour lui. Celui-là peut dormir tranquille et attendre en paix le jugement du monde, s'il y en a un.» (1) L'Histoire d'Israël est constamment soulevée par ces coups d'aile vers le monde brillant des idées. Les sujets les plus austères en sont vivifiés, les plus rebattus transfigurés.

La sérénité est la loi de la pensée renanienne. Toute colère, toute mesquinerie sont bannies de l'examen des questions. Il n'a ni les emportements ni l'imagination enfiévrée d'un Michelet. Renan pense plus fin que les autres, a-t-on dit excellemment (2). Il pense plus calme aussi que les autres. Il y a dans l'histoire d'Israël des choses qui l'étonnent (la foi religieuse), le blessent peut-être (l'opposition à l'art) ou qui heurtent ses convictions (la prière; la coulpe; la conception providentielle de l'histoire chez les prophètes), il accueille ces contraires avec équanimité et les discute sans haine, comme il sied au sage.

Sa pensée n'a pour autant rien d'abstrait ou de scolastique. Elle est vêtue de chair et de lumière. Son intelligence se baigne dans la mer des contingences de la vie, elle étincelle au-dessus des faits eux-mêmes.

De cette lucide raison descend enfin le divin sourire d'une ironie à peine perceptible. Ecoutons cette messagère: elle nous doit avertir des limites du savoir humain. Renan avait appris de sa mère à glisser, comme il disait,

avec art entre le réel et le fictif. Son ironie qui se glisse entre les affirmations trop dures, n'est-ce pas une forme raffinée de la réserve scientifique en même temps que le symbole, aérien et vivant, de la nécessité où nous sommes de mêler l'art à l'histoire?

Rémy de Gourmont, je crois, caractérisait Renan en deux mots: Renan achève. C'est cela précisément (1). L'analyse des faits, minutieuse et sagace, voilà la part, l'immense part de l'Allemagne, je ne dis pas dans la science en soi, mais dans l'Histoire d'Israël de Renan. Il est, lui, l'incomparable maître de la synthèse. Psychologue, il fait circuler la vie dans les faits historiques. Artiste, il les groupe en rythmes savants, et la pensée les pénètre et les interprète en son langage immortel. Il aimait à parler de Dieu comme du grand chorège. Le grand chorège, c'est Renan, car, à sa voix, le choeur antique s'est levé et Israël s'avance en longue théorie sur la scène de l'histoire.

La pensée, l'art, la vie jamais ne ploient sous cet immense effort de science et de synthèse historiques. De cette richesse et de cette finesse de l'esprit, de cet harmonieux ensemble de qualités françaises, de ce malicieux sourire gascon, de cette nostalgie bretonne est né un rare et splendide chef-d'oeuvre. Le talent des autres n'avait réussi que des esquisses à la pointe sèche, des monuments de lourd savoir ou des schèmes décolorés. Le génie de Renan a créé une vivante oeuvre d'art. Il a conduit par la main la vierge israélite hors de l'enceinte sacrée et révélé pour la première fois sa noble figure à la culture et aux lettres françaises.

Neuchâtel. Paul HUMBERT.