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DISCOURS D'INSTALLATION
1940-1947
Lausanne — Imprimerie Vaudoise — 1950

DISCOURS DE M. LE

PROFESSEUR JULES MARCHAND
recteur sortant de charge
Mesdames, Messieurs,

Cette cérémonie qui, tous les deux ans, marque l'avènement au rectorat d'un professeur choisi par ses pairs et le retour de son prédécesseur dans le rang, fait reconnaître, en notre Université, l'application des lois fondamentales du pays et atteste ici la pérennité de ses institutions. De plus, aujourd'hui, la gravité des heures que nous vivons donne un surcroît de dignité à toute fête solennelle et confère à celle que nous célébrons la valeur d'un symbole.

Un recteur passe, ayant déployé son effort autant qu'il l'a pu, un autre, préparé à la tâche dont il a été chargé, vient revivifier la conduite de la maison séculaire en lui apportant le meilleur de lui-même. Et l'Université de Lausanne garde avec fierté le culte de cette tradition, de ce rythme permanent qui témoigne de la continuité d'un esprit animateur.

Les recteurs passent, le modeste cérémonial qui les évoque demeure ; il ne comporte que cette séance spéciale du Sénat universitaire, mais la présence des autorités du canton de Vaud et de la ville de Lausanne, des amis de l'enseignement supérieur, du public vient confirmer le prestige du chef de l'Université, rappeler que la vie de notre Haute Ecole vaudoise participe de la vie même du pays auquel elle offre chaque jour son savoir, sa collaboration, son dévouement.

Dans cette cérémonie, le rôle du recteur sorti de charge est fixé par le règlement; s'il réapparaît, c'est pour présenter son successeur; mais il lui est permis, avant de procéder à cette présentation, de saisir l'occasion de remercier ceux qui l'ont aidé ou qui lui ont apporté leur collaboration.

Monsieur le conseiller d'Etat,

Avant tout autre soin, je viens vous dire la gratitude sincère de l'Université pour la sollicitude constante que vous vouez à ses affaires petites et grandes, pour le soutien efficace que vous donnez à la cause de l'enseignement supérieur dans notre pays; sollicitude, soutien que nous avons éprouvés maintes fois durant deux ans.

De plus, il m'est particulièrement agréable, en faisant acte de prorecteur, de vous exprimer ma reconnaissance pour l'inestimable appui de votre bienveillance. Jamais elle ne s'est démentie en mon endroit; aussi je garderai, je puis vous en donner l'assurance, un souvenir excellent des relations que j'eus l'honneur d'entretenir avec vous.

Il me souvient fort bien que, à l'occasion de mon installation, vous me souhaitiez «un rectorat, non pas exempt de complications — il ne faut pas

vouloir l'impossible, disiez-vous — mais riche de réalisations utiles.» Certes, mon rectorat aura présenté plus de complications que de réalisations utiles et j'ai trop conscience des difficultés de l'heure présente et des hauts devoirs de la charge de recteur pour ne le point déplorer. Mais ici encore je bénéficierai de votre bienveillance; n'ayant plus que le passé derrière moi, vous me pardonnerez de n'avoir pas réalisé de grands projets et vous me laisserez accuser la guerre et la difficulté des problèmes à résoudre autant que mon insuffisance.

Enfin, permettez-moi, Monsieur le conseiller d'Etat, d'ajouter aux remerciements que je vous dois ceux que j'adresse à M. Guignard, chef du Service de l'enseignement supérieur, pour sa collaboration parfaite et toujours dévouée et à MM. les secrétaires Brunner et Gallay dont nous avons reconnu à tout instant la serviabilité et l'amabilité.

Messieurs les professeurs, mes chers collègues,

Je me tourne maintenant vers vous; durant les deux années qui viennent de s'écouler, tous les jours, j'ai vu dans l'Université, chacun à sa place, à son devoir, accomplissant sa tâche avec compétence et dévouement; j'ai constaté que le recteur peut à chaque instant faire appel à l'un de ses collègues pour être aidé, soutenu, conseillé. Merci à vous d'être si complètement consacrés au service et aux intérêts de l'Université, merci de l'appui que vous m'avez si souvent prêté. S'il m'est permis de distinguer une collaboration particulièrement précieuse, à côté de celle de MM. les doyens et directeurs, je désignerai celle de MM. les chanceliers que j'ai trouvée toujours prête et souvent spontanément offerte.

J'ai eu le privilège de bénéficier pendant une année du concours de M. le chancelier Olivier; tous ceux qui ont travaillé à ses côtés, soit comme recteur, soit comme membre de la commission universitaire, sont unanimes à reconnaître son dévouement à notre Haute Ecole, la distinction et la dignité dont il l'a parée vis-à-vis des universités suisses et étrangères, le caractère de solidité et de permanence qu'il lui a conféré et auquel nous ne saurions attacher trop de prix. Je lui apporte une fois encore l'expression de notre reconnaissance. Et cette reconnaissance va aussi à M. le chancelier Bonnard qui, depuis un an, donne sa peine, son temps, son savoir pour que notre Université vive, conserve son rang et garde et accroisse ce qu'elle a acquis.

J'adresse enfin mes très vifs remerciements au personnel du secrétariat de l'Université dont le savoir-faire et l'inlassable obligeance sont particulièrement précieux à une époque où souvent de nouvelles besognes viennent s'ajouter aux anciennes.

Mesdemoiselles les étudiantes, Messieurs les étudiants,

Vous savez que nos règlements me confient la mission formelle de donner à M. le recteur une sorte d'investiture de la part du Sénat de l'Université, en venant vous le «présenter». Certes, il ne se formalisera pas de cette expression protocolaire; notre maison est grande, en dehors de la Faculté où nous enseignons il se pourrait que nous ne soyons pas connus personnellement de tous ses habitants et de tous ses amis — bien qu'à l'égard de M. le professeur Charles Gilliard la présomption soit inexacte — et puis on a voulu permettre au prorecteur de jeter son dernier feu en parlant une dernière fois au nom de l'Université.

Cependant, aujourd'hui, autant et peut-être plus que nulle autre fois, la présentation du recteur peut apparaître comme une formalité vaine, même s'il s'agit de présenter, non pas une personne, mais une personnalité; c'est-à-dire une intelligence et un caractère, des opinions et une volonté. Les diverses formes de son activité sont connues de chacun, de même que ses qualités personnelles, aussi je serai très discret pour ne point atteindre sa modestie, encore que j'aurais beaucoup de choses à dire et je me bornerai à ceci:

Je suis heureux et fier de saluer devant vous M. le recteur Charles Gilliard, persuadé qu'il vous rendra de grands services et qu'il maintiendra son prestige à notre Haute Ecole.

Je puis vous affirmer, par expérience personnelle, qu'à côté de sa grande valeur de professeur et d'historien, M. Charles Gilliard possède au plus haut degré le goût et le sens de l'administration. Nous en sommes tout particulièrement heureux aujourd'hui où l'Université va peut-être au-devant de grandes difficultés, au-devant de jours durant lesquels il importe que son chef garde un sens clair et net des réalités.

Ensuite, qu'il me soit permis de dire que le choix du Sénat universitaire a spécialement réjoui dans l'Université et parmi les amis de l'Université ceux qui sont enfants de la terre vaudoise. Joie bien naturelle, partagée par ceux qui ne participent que de loin à la vie cantonale du pays de Vaud; joie profonde chez ceux qui connaissent la valeur du savoir-faire d'un paysan, je veux dire d'un homme familiarisé avec l'administration d'un domaine rural, aimant la terre, capable de demander aux empreintes laissées à la face de ce pays par ceux qui nous ont précédés de nous révéler, dans ce qu'ils ont voulu être, le pourquoi de ce que nous sommes.

Enfin, il nous paraît très heureux de posséder en ce moment un recteur bien connu en Suisse alémanique et particulièrement estimé de nos confédérés; au sein de la Conférence des recteurs des universités suisses —fondée, si je ne fais erreur, par un recteur de l'Université de Lausanne — comme dans son activité de président de la Commission fédérale de maturité, M. le recteur Gilliard ne manquera pas de resserrer les liens de solidarité qui unissent tous les universitaires de Suisse.

Pour ces raisons, pour d'autres et je ne saurais les rappeler toutes, j'ai éprouvé une vive impression de plaisir en déposant ma charge de recteur entre les mains de mon successeur; je lui apporte mes voeux de cordiale bienvenue à la tête de l'Université.

Mesdames, Messieurs,

Arrivé à l'étape, ayant déposé l'hermine avec la toge et la toque, le prorecteur n'a-t-il pas le devoir de dire les pensées qui sont au fond de son coeur ou de son esprit, qui lui paraîtraient dominantes s'il devait émettre une opinion sur l'Université. Ces pensées, je les dirai dans le sentiment que tous nous ne saurions vivre sans chercher des enseignements dans notre histoire, sans garder le goût du présent, sans nous tenir avec courage, chargés du passé de notre pays, au bord du gouffre obscur qu'est l'avenir de l'humanité.

Jadis, les universités se considéraient comme les gardiennes d'une belle et vaste communauté d'hommes, épars dans le monde, mais liés par une même responsabilité de progrès et vivant sous une seule et même règle: la culture désintéressée des arts, des lettres et des sciences,

On pouvait alors parler de l'esprit de l'Université: esprit qui n'était assujetti à aucune forme d'Etat, mais que l'on retrouvait sans changement dans les

universités des divers pays; esprit de liberté: liberté de pensée, liberté d'enseignement; esprit qui libérait l'homme en lui apprenant à ne se soumettre à aucune autorité magistrale, à se consacrer au travail d'investigation et de découverte.

La communauté des universitaires et l'existence de l'esprit de l'Université exigent des méthodes de gouvernement qui restent vivantes en notre patrie, mais que de grands pays ont déclarées périmées elles exigent aussi un certain équilibre entre ces méthodes de gouvernement et des données morales.

La communauté des universitaires est détruite. Elle l'était bien avant la guerre qui ne nous permet d'apercevoir le réel qu'au travers d'un prisme déformant. Si nous avions le temps d'étudier les grands systèmes universitaires tels qu'ils existaient il y a quelques années, nous serions frappés par la diversité des coutumes qui les régissaient, des règles qui les commandaient, des influences qui les dirigeaient et nous serions conduits à reconnaître que leurs âmes étaient diverses de même que les fins qu'ils poursuivaient. Nous verrions que le rôle de l'Université variait d'une nation à une autre; que l'enseignement supérieur, dans tous les pays, s'accordait avec la philosophie du système politique établi, et nous pourrions remarquer, comme Aristote le faisait il y a bien des siècles, que l'éducation n'était partout qu'un instrument au service de la société.

Notre Université vit suivant ses traditions fondées dans la tradition nationale. Bien sûr, les sentiments de solidarité, la conscience du besoin d'entraide et de collaboration internationale ne sont pas morts en nos coeurs; mais, même si la guerre ne les réduisait pas au silence, ayant été bafoués, ils seraient soumis à des contraintes trop fortes pour que nous ne soyons pas réduits à vivre repliés sur nous-mêmes.

Cependant en vivant en elle-même et fortement par elle-même, l'Université de Lausanne n'en est pas moins un ardent avocat de la démocratie telle que nous la concevons dans ce pays; elle ne l'est point par condition imposée, mais par vocation. L'esprit qui l'anime, c'est encore celui que je viens d'appeler l'esprit de l'Université. Il me semble qu'elle ne saurait avoir de souffle vital, de souffle animateur ne procédant pas d'un principe de liberté, de cette liberté qui, pour chaque homme, finit où commence celle d'un autre homme.

Peut-être pensez-vous qu'il n'est point décent de parler de liberté au moment où les puissances de la guerre livrent des peuples entiers à la mort ou la peur, créant de la haine et des désirs de vengeance; alors que. de jour en jour grandit le nombre de ceux qui, leur destin humain brisé, errent hagards; de ceux que la souffrance et la désolation marquent au front d'un signe blême; alors que devant ces misères et ces désespoirs chacun peut voir le symptôme prémonitoire de misères et de désespoirs semblables auxquels il serait secrètement promis.

Cependant, si les événements actuels apparaissent à nos âmes angoissées, torturées, comme les actes divers d'une tragédie qui leur fait horreur, ces mêmes événements, lorsque nous les envisageons avec une froide intelligence, ne forment-ils pas une comédie héroïque dont le dénouement le plus malheureux ne serait point marqué par la mort, mais bien par le renoncement à de grandes vérités humaines. N'oublions pas que la mort et la vie aussi sont en somme des choses très simples. Alors conservons notre jugement et remarquons que les gardiens de la culture que nous devons être et rester sont aussi les gardiens de la richesse et de la singularité de la personne et les gardiens de la liberté individuelle: les destinées de la culture et de la liberté sont nécessairement liées.

A notre époque, on parle volontiers d'autorité et de discipline; rien n'est plus naturel, c'est lorsque fléchit la réalité que le mot qui la désigne connaît le plus grand succès, et chacun sent bien que le pouvoir n'est pas l'autorité. Mais, dans notre Université, il n'y a ni problème de l'autorité, ni problème de la discipline ; l'autorité y réside encore dans la capacité de s'imposer à l'opinion des autres par son mérite; elle ne saurait disparaître qu'avec le mérite. Nous n'en sommes pas là; aussi personne ne se propose de restaurer une autorité disparue.

Personne non plus ne songe à discipliner les étudiants, à les habituer à l'obéissance. Notre Université reçoit ceux qui se présentent à elle sans leur demander s'ils appartiennent à une race ou à une autre, s'ils sont les partisans d'un système politique ou d'un autre, s'ils sont les adeptes d'une religion ou d'une autre. Elle les considère tous comme des étudiants égaux en droits et en devoirs. Ceux d'entre eux qui manqueraient aux règles nécessaires pour que l'ordre règne dans la maison seraient renvoyés et le travail intellectuel, l'étude, est une discipline assez sévère pour que s'en aillent d'eux-mêmes ceux qui sont incapables de s'y soumettre,

Oh! étudiants de mon pays, l'Université de Lausanne ne se propose pas de vous encadrer comme des soldats pour vous discipliner et faire votre éducation; pourtant mon propos est d'insister sur un côté de cette éducation qu'il ne faut pas négliger, dont nous ne pouvons pas prendre la direction, mais qui doit incomber à vous-mêmes.

Ecoutez-moi: la première tâche de notre Université est de fournir au pays l'élite intellectuelle dont il a besoin. Il n'y a contradiction ni réelle ni apparente entre la loi démocratique à laquelle le pays se soumet et cette nécessité de posséder une élite intellectuelle. Il faut une élite pour étudier et réaliser ce que le peuple attend et espère, pour bâtir un système nouveau lorsque le peuple abandonne un système caduc, pour former les hommes que le pays attend.

Leurs études terminées les anciens étudiants rempliront des fonctions diverses qui toutes sont dans la société des fonctions supérieures: — nous entendons des fonctions que l'on ne saurait exercer sans accepter le devoir impérieux de travailler au bien public.

Alors, il est nécessaire, dans ce pays démocratique, que celui qui veut devenir pasteur, avocat, médecin, ingénieur, ait une conscience nette du passé du pays, se puisse situer exactement dans le temps et dans le peuple, possède en lui-même une humanité qui lui vienne d'avoir senti et compris la vie même du peuple du pays.

Celui qui entre à l'Université doit être animé du noble désir d'exercer une influence durable sur la société; il aura tant à faire : défendre la liberté, défendre la justice, défendre les souvenirs du peuple, défendre l'avenir aussi. Pour tout cela il devra posséder une haute culture qui facilite l'accès des intelligences et qu'il obtiendra par l'étude; mais il devra posséder plus pour atteindre les coeurs.

Et ce que vous devrez acquérir encore, ô étudiants, vous le trouverez dans votre pays, auprès de gens qui auront peut-être moins de science que vous, mais plus de sagesse; auprès des paysans que la nature instruit chaque jour et dans des conditions qui excluent sinon l'erreur du moins l'extravagance; auprès des hommes qui, travaillant le bois ou le métal, luttent de ruse avec la matière et vous apprendront l'enseignement général qu'on reçoit d'une besogne particulière.

Votre devoir est d'entrer par votre travail dans l'élite intellectuelle. Mais vous devez aussi apprendre à connaître les hommes. C'est à proportion de votre connaissance de l'homme éternel, tel que nous le concevons avec nos moyens, dans notre milieu, que vous serez utiles à la société.

Cet homme vous le rencontrerez non seulement dans l'élite intellectuelle mais aussi dans d'autres élites du pays que vous devez fréquenter.

Elite des hommes qui, à conduire une entreprise, à faire valoir une terre, ont acquis si grande et tranquille sagesse qu'ils se sont établis fermement à leur place et sont devenus comme patriarche et magistrat dans leur milieu.

Elite des ouvriers que la pratique de leur métier a enseignés et formés comme si leurs mains avaient instruit leurs têtes.

Elite des vignerons appliqués à surprendre les secrets de la vigne et du vin et qui à cet effort sont devenus de vrais philosophes.

Elite de tous ceux qui savent qu'un labeur exercé en conscience et dignité comporte toujours sa noblesse.

Nous autres Suisses, dont le drapeau porte une croix, avons ancré au coeur, le sentiment de l'identité des hommes, d'une condition commune à tous et qui parfois les élève ou les console; nous avons un idéal pour notre démocratie: à savoir qu'elle ne soit formée que d'élites. Notre but, le seul, est de donner notre effort pour que notre pays tende vers cet idéal.