Séance d'installation du recteur
DISCOURS DE M. LE
PROFESSEUR ROGER SECRETAN
recteur entrant en charge
Monsieur le conseiller d'Etat,
Mes chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
En prenant la parole en qualité de recteur de cette Université qui m'a
formé comme étudiant et à laquelle j'appartiens comme professeur depuis
quatorze ans, mon premier mot doit être pour remercier ceux qui m'ont prodigué
leurs encouragements à cette occasion. Non point, pour parler franc, que je
sois particulièrement reconnaissant au Sénat d'avoir porté son choix sur moi:
je ne fais pas mystère, en effet, de mon regret que rien n'ait pu fléchir la
résistance de deux de mes collègues de Faculté, plus anciens et plus capables,
et qu'il m'ait fallu, partant, accepter une charge, certes très honorable et dont
je sens tout le prix, mais que je n'avais pas désirée, dont il ne m'était même
jamais venu à l'esprit que je la pusse revêtir et que j'assume aujourd'hui —
ceci dit sans fausse modestie — avec appréhension et dans le sentiment très
net de mon insuffisance. Toutefois, à côté de messages de pure forme, mon
élection m'a valu un nombre très grand et très touchant de témoignages d'affection
et de confiance, et me voici quelque peu réconforté, Dirai-je que ceux
qui m'ont le plus ému sont ceux qui émanaient de mes étudiants ou d'anciens
étudiants, et ceux qui venaient de mes anciens soldats, que je n'oublie pas non
plus en ce jour.
Ces encouragements me pousseront à tout faire pour n'être pas trop inférieur
à ma mission. Je me consacrerai résolument à ma nouvelle tâche, soutenu
aussi par l'exemple de ceux des miens qui m'ont précédé dans cette maison
et par le souvenir de mon père, docteur en droit de 1889. Je sais que je trouverai
chez vous, Monsieur le conseiller d'Etat, à côté d'une fine connaissance et
d'une haute compréhension des choses de l'Université, cette courtoisie et cette
constante bienveillance dont j'ai déjà bénéficié comme doyen, il y a une dizaine
d'années, et qui sont si précieuses aux recteurs successifs. Ma gratitude est
également acquise à M. le professeur Marchand, pour l'assistance qu'il va être
appelé souvent, je le crains, à me prêter en sa qualité, renouvelée, de prorecteur.
Il m'est agréable, enfin, de penser que je profiterai de l'expérience
et des dons éminents d'organisateur de M. le chancelier Bonnard et que nous
serons appelés à travailler en liaison étroite dans nos activités distinctes, les
unes coordonnées, les autres subordonnées. Notre bien courte collaboration,
depuis dix jours que j'occupe mes fonctions, m'est une assurance pour l'avenir.
Mon regret est très vif, par contre, M. le recteur sortant de charge, de ne
pouvoir vous saluer du titre de prorecteur. J'aurais aimé continuer sous cette
nouvelle forme ce travail en commun que nous avons déjà fourni dans d'autres
domaines et dont j'ai eu tout le bénéfice. Aux remerciements qui viennent
de vous être adressés par M. le conseiller d'Etat, permettez que j'ajoute le
témoignage tout simple et sincère de celui qui fut votre élève, à qui vous avez
beaucoup apporté, et qui vous en a gardé une profonde reconnaissance. Plus
sensible que vous ne paraissez, mais dédaigneux de toute popularité, vous
aimez en réalité beaucoup les jeunes et vous êtes dévoué pour ceux qui étaient
confiés à vos soins. Non militaire, vous vous êtes cependant efforcé d'améliorer
le sort des étudiants longtemps mobilisés, cependant que, de l'autre côté, l'autorité
militaire, dont vous compreniez les besoins, avait une confiance absolue
dans votre signature. Enfin, bien que ne pratiquant pas personnellement les
sports, vous avez avoué au Sénat avoir été conquis par les aimables qualités
des sportifs universitaires. Quel dommage que vous vous soyez souvent ingénié,
semblait-il, à cacher votre coeur excellent! Au moment où vous vous préparez,
dans une studieuse et active retraite, à partager votre temps entre les soins
de la terre, à laquelle vous êtes si profondément enraciné, les recherches
du savant et le développement des différentes institutions que vous dirigez
avec tant de fermeté tranquille, soyez assuré de la reconnaissance de l'Université,
où votre trace restera, profonde, lumineuse et durable.
Mesdames, Messieurs,
L'Université est heureuse de saluer la présence de ses invités.
Elle les a voulu nombreux en ce jour.
Elle a tenu à associer à cette cérémonie, non seulement ses professeurs
honoraires et ses anciens professeurs (ce qui va de soi), mais aussi les veuves
ou les enfants des maîtres qu'elle a perdus. Il lui a semblé bon d'attester ainsi
la fidélité de ses sentiments à l'égard de professeurs qui l'ont servie et honorée
par leur labeur, par leurs talents et, souvent, par leur gloire. Nous vous remercions,
Mesdames et Messieurs, d'avoir bien voulu accepter cette invitation.
L'Université, déclare la loi, a pour but, non seulement de préparer aux
carrières qui exigent une instruction supérieure, mais encore d'«entretenir dans
le pays une culture scientifique, littéraire et artistique, et de concourir au
développement général de la science, des lettres et des arts».
De cette haute mission, nous sommes conscients. Mais nous mesurons en
même temps le chemin à suivre et les obstacles qui le parsèment.
C'est pourquoi l'Université, dans les temps graves que nous vivons, a senti
le besoin de rassembler dans cette séance officielle puis, en compagnie de nos
étudiants, cet après-midi, au cours d'une réunion plus libre, les autorités officielles
de tout ordre, dont nous saluons la présence et que nous remercions
de leur intérêt, ainsi que les représentants de nombre d'institutions publiques
ou semi-publiques et même de corporations ou d'établissements privés dont
le but touche à la culture et s'apparente ainsi à celui de l'Université, qui souvent
ont besoin d'elle et dont, en revanche, l'Université, elle le dit nettement, désire
et espère le concours.
Certains pensent que l'Université doit travailler en silence, accomplir sa
tâche avec ferveur, mais, pour le reste, se dépréoccuper de ce que l'on peut
penser d'elle.
Mais, s'il règne malheureusement bien des idées étranges sur le caractère,
le but et les tendances des études supérieures, ne serait-ce pas que nous aurions
vécu trop repliés sur nous-mêmes? On nous a parlé de l'époque, vieille de cent
ans, où l'Académie était mêlée de très près à la vie publique cantonale, voire
aux luttes politiques et en subissait naturellement les contre-coups — et nous
sommes peut-être tombés dans l'erreur contraire. Nous avons ainsi négligé
des occasions d'entrer en contact avec des cercles étendus de personnes qui
nous eussent nous l'espérons, du moins — jugés autrement si elles nous
avaient mieux connus. Etablir, ou rétablir ces contacts, intéresser le public à
ce qu'on fait à l'Université et à ce qu'on y pourrait faire de grand et de beau
si l'on était soutenu et stimulé, voilà qui nous semble un des buts les plus
urgents, dans les temps actuels.
Au retour de nos fêtes universitaires de 1891, Liard, le philosophe bien
connu, alors directeur de l'enseignement supérieur de France, s'écriait, parlant
de la Suisse:
«Je ne connais pas de pays où tous les citoyens, je dis tous sans exception,
aussi bien le vigneron du canton de Vaud, aussi bien l'ouvrier des ateliers
de Zurich que le conseiller fédéral de Berne, sentent mieux que donner à
l'enseignement supérieur, c'est donner vraiment au progrès matériel, au
progrès intellectuel et moral de la nation tout entière.»
Nous formons le voeu que ces mots puissent encore être prononcés aujourd'hui.
Nous souhaitons, pour tout dire, que notre haute école ait mieux la
faveur du peuple de ce pays.
Messieurs les invités, il n'est pas un de ces petits cartons que vous avez
reçus qui ne soit le résultat d'une réflexion et la marque d'une intention
à votre adresse ou à l'adresse du corps que vous représentez. Ici, ce sont des
remerciements pour l'intérêt que vous portez déjà à notre maison. Le plus
souvent, c'est un petit signe, le signe que l'on serait heureux d'entrer en conversation.
Nous voudrions, en. effet, voir l'Université de façon de plus en plus marquée
au service de la communauté tout entière.
Hauriou, Renard, ont mis en lumière cette idée d'«institution», claire et
évidente quand il s'agit des centres d'instruction supérieure, mais qu'on a
étendue et transposée à des domaines très divers, où elle apparaît plus discutable.
Du droit public, elle a passé au droit civil, et elle pousse actuellement des
pointes dans des secteurs qui semblaient lui être, par nature, les plus étrangers.
Si les sociétés, commerciales ou non commerciales, résultent toutes d'un
contrat, soit d'un accord privé de volontés, il est aisé de voir que ces contrats
présentent des caractères particuliers, qui les distinguent des contrats civils.
Ces derniers (la vente, le bail, le contrat de travail, de prêt, de dépôt, etc.)
consacrent la conciliation, souvent péniblement réalisée, de fins contraires, le
point d'équilibre d'intérêts opposés, qui se sont d'abord heurtés, le vendeur,
par exemple, visant à retirer de sa chose le prix le plus élevé tandis que
l'acheteur voulait acquérir le meilleur marché possible. Tout contrat civil
constitue donc, plus ou moins, une transaction entre des forces adverses; par
contre, prestation et contre-prestation sont égales ou, du moins, ont été jugées
égales par les parties. Au contraire, dans le contrat de société, les apports
consentis par les associés peuvent être inégaux, mais le but est le même chez
tous les contractants; il y a donc, ici, prestations multiples en vue d'un but
commun. La société est ainsi nécessairement basée sur une idée de coopération,
de partage des heurs et malheurs de tous.
Or, dans certaines sociétés, comme la société coopérative et surtout la
société anonyme, ces buts sont permanents ou, du moins, à très longue échéance,
alors que les associés, généralement nombreux, changent constamment et se
renouvellent. Il n'est, en conséquence, pas étonnant que l'acte juridique à la
base, le contrat conclu, jadis, entre les fondateurs, ait passé, dans ces sociétés
commerciales, à l'arrière-plan, au bénéfice du but, constant, lui, et permanent
sous les incessants remplacements de personnes. La thèse institutionnelle a
donc trouvé là une application très naturelle: la vie de la société anonyme
est considérée comme indépendante du contrat qui est à son origine et, partant,
de la volonté des associés présents. Il est aisé de voir la portée de cette théorie
pour la solution de divers problèmes, comme celui de la majorité à l'assemblée
générale, et celui de la modification des statuts. De là, on devait nécessairement
être conduit à se demander quel est alors l'intérêt qui doit prédominer. Bien
qu'engendrée par un contrat, la société anonyme dépasse la personne, changeante,
des associés et elle vit d'une vie propre. On devra donc, professe toute
une école, dire que l'intérêt prédominant ne sera pas nécessairement celui des
actionnaires présents, ni même celui de l'ensemble des actionnaires existants,
mais qu'il faudra combiner cet intérêt avec celui des créanciers de la société
(notamment des créanciers par obligations), ainsi qu'avec l'intérêt des employés
et des ouvriers qui vivent de la société.
Cette considération des tiers est relativement nouvelle. Selon la doctrine
classique, la volonté des organes statutaires (assemblée générale, administration)
est tenue pour la volonté de la personne-société (art. 55 CCS). Cette volonté
est libre, dans les limites de la loi et des bonnes moeurs, et seuls les associés
concourent à la former. Elle s'applique, notamment, à la conclusion de contrats
passés avec des tiers. Mais ces tiers, les acheteurs, les prêteurs, les salariés,
les maîtres d'état, ne sauraient prétendre exercer une influence sur la marche
de la société, à laquelle ils sont et demeurent étrangers. S'ils lui font crédit —
et ce sera le cas du bailleur de fonds et de l'employé — ils subiront les conséquences
de l'insolvabilité de la société sans pouvoir l'empêcher. Sachant qu'ils
couraient des risques, s'ils refusaient de les assumer, ils n'avaient qu'à ne
pas faire crédit. Ainsi raisonnait-on autrefois.
Il en est autrement lorsqu'on s'inspire des doctrines qui découlent de l'idée
d'institution ou des théories voisines. La société anonyme cesse alors d'être
une pure personne privée; elle emprunte aux organismes du droit public certains
de ses caractères. Or cette conception nouvelle n'est pas restée tout à fait
étrangère à notre droit actuel des sociétés, qui date de 1936. On peut en
discerner l'influence dans plusieurs dispositions légales protectrices des intérêts
des créanciers et des salariés de l'entreprise: par exemple, droit des créanciers
d'obtenir communication du bilan (104 CO), constitution de l'ensemble des
obligataires et des porteurs de bons de jouissance, en communautés régies par
la règle de la majorité (1157, 657) et qui ont droit d'exiger certains renseignements,
comme aussi de siéger, avec voix consultative, dans les conseils de
la débitrice (1160), obligation — déjà ancienne, il est vrai — de la société de
se faire déclarer en faillite dès que son actif ne couvre plus ses dettes (725), etc.
Les préoccupations sociales, d'autre part, sont visibles. Non seulement, le législateur
arme l'assemblée générale contre les appétits individuels des actionnaires
en lui permettant de créer ou d'augmenter des fonds de bienfaisance
au profit des ouvriers et employés de l'entreprise (673 al. 1, 674 al. 3), mais il
impose à toute société anonyme la création d'un fonds de réserve légal ayant,
entre autres, pour but de «permettre à l'entreprise de se maintenir en cas
d'exploitation déficitaire, d'éviter le chômage et d'en atténuer les conséquences»
(671, al. 3). Enfin, les réserves extra-statutaires et même les réserves latentes
sont autorisées «dans la mesure nécessaire pour assurer d'une manière durable
la prospérité de l'entreprise» (674 al. 2, 663 al. 2), visant ainsi le bien des
créanciers et du personnel autant et plus que celui des actionnaires.
Elle dérive du droit public, cette idée d'une «institution» dépassant la
personne des associés qui l'ont créée et se développant d'une vie propre, indépendante
de ces personnes. La transposition, ajoutons-le, est tout à fait concevable,
à notre avis, puisqu'il s'agit d'entités théoriquement privées, mais dont,
en fait, la puissance économique et politique approche, souvent, voire dépasse,
celle de 1'Etat et des corporations publiques.
En effet, comme on le voit, les frontières du droit public et du droit privé
sont mal dessinées et mouvantes; les deux domaines s'interpénètrent sur
plusieurs points. D'un côté, comme Fleiner l'a mis en lumière, l'Etat utilise
souvent les procédés et les méthodes du droit privé (Zur Technik des Verwaltungsrechts,
p. 11), mais, en même temps, phénomène inverse, le contrat de
travail, et peut-être bientôt le bail, cessent d'être exclusivement régis par le
principe civil de l'autonomie de la volonté pour être soumis à une réglementation
impérative de droit public. Enfin, nous venons de marquer l'influence
de ce droit sur une institution typiquement de droit privé: la société anonyme.
Il serait aisé de relever d'autres traces de cette influence. Ainsi, le droit
administratif a acclimaté l'idée du service public, organisme dont le fonctionnement
régulier et continu est indispensable à la vie de la nation. On ne concevrait
pas, dès lors, que l'Etat, la commune, soient poursuivis sur tout leur
patrimoine quand ils sont obérés, et que les services publics soient vendus au
profit des créanciers. Loin de dépouiller le débiteur, on le restaurera donc
(aux frais du public), puisque ses prestations sont nécessaires à la population;
et cette faveur s'étendra tout naturellement aux sociétés concessionnaires de
services publics. Ne serait-ce pas là que l'on pourrait aller chercher la raison,
entre autres choses, de cette tendance moderne de la législation à «assainir»
le débiteur au lieu de l'exécuter, en d'autres termes à le restaurer, à spéculer
sur le rétablissement de la situation et à préférer, dans l'intérêt — présumé —
des créanciers la voie du concordat, d'ailleurs évolué, à celle de la faillite?
Et n'est-ce pas à son tour cette position menacée du bailleur de fonds qui
amène souvent le débiteur à accorder, par force, à son créancier des droits
étendus d'intervention dans ses affaires, avant le terme de remboursement: le
créancier exigeant, par exemple, l'engagement du débiteur de ne pas contracter
de nouvelles dettes (cf. 812 al. 1 CCS!) ou prenant en mains les intérêts du
propriétaire, pour maintenir la valeur du gage, et se chargeant, en conséquence,
des réparations que l'intéressé ne serait pas en mesure de faire?
Cette intrusion dans le droit privé d'idées tirées d'un domaine, voisin sans
doute, mais différent, est, de toute évidence, une des causes de ce que l'on
peut appeler la dégénérescence du contrat. Dégénérescence peut-être inévitable,
quand le contrat lui-même apparaît comme un procédé technique dépassé, vu
l'évolution de l'institution, à laquelle il ne parvient, dès lors, plus à s'appliquer
de façon satisfaisante. Aussi bien la notion institutionnelle de la société anonyme
n'a-t-elle rien que de compréhensible.
Mais certains vont plus loin et introduisent l'élément communautaire jusque
dans les contrats civils. Le contrat de vente, par exemple, ne donnerait pas
seulement naissance à un faisceau d'obligations réciproques, mais créerait entre
les parties une espèce de consortium, poursuivant la réalisation d'une oeuvre
commune; les contractants deviendraient ainsi en quelque sorte des associés.
Et cela en vertu du principe de bonne foi de l'article 2 du Code civil suisse,
principe qui postulerait une certaine correspondance des prestations. Telles
seraient la base et les conditions de cette revision du contrat auquel le juge
se reconnaît le droit de procéder, dans certains cas il est vrai encore exceptionnels.
Ici nous devons faire d'expresses réserves. Le droit au service de la
communauté, oui certes, mais seulement quand la communauté peut être intéressée.
Ne la mêlons pas aux problèmes où elle n'a rien à faire. Si, par l'étendue
de leur rayon d'action et leur influence sur un très grand nombre d'individus,
certaines grandes sociétés commerciales peuvent être considérées comme ne
concernant pas que les associés, il n'y a aucune raison de voir un consortium,
une communauté, dans les contrats civils passés entre deux personnes et qui
ne touchent qu'elles. C'est pour cela qu'en tête de ces considérations, nous
marquions l'écart fondamental qui existe et qui subsistera toujours entre un
pur contrat civil (de vente, de bail, par exemple) et un contrat de société.
Sans doute, en vertu d'un précepte de morale devenu une règle de droit
naturel puis de droit positif, chacun est tenu d'exercer ses droits et d'exécuter
ses obligations selon les règles de la bonne foi (art. 2 CCS). Or des circonstances
imprévisibles peuvent venir rompre l'équilibre entre les charges assumées de
part et d'autre. On a voulu tirer de l'obligation de bonne foi un devoir pour
celui que les événements favorisent, de ne pas exiger tout ce que le contrat
lui permet de demander et de consentir à une amputation de ses droits lorsque à
ce défaut serait rompue une certaine équivalence nécessaire entre prestation
et contre-prestation. Mais, si le créancier doit exercer ses droits selon la bonne
foi, cette obligation s'impose aussi au débiteur. La bonne foi n'exige-t-elle pas
tout d'abord que la parole donnée soit tenue, et respecté l'adage: «Pacta sunt
servanda» ou, en d'autres termes, comme l'énonce le C. C. fr.: «Les conventions
légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne
peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes
que la loi autorise.» Seuls des cas . très exceptionnels pourront, dès lors,
justifier la modification. par. le juge du contrat. librement débattu et signé et
dont les parties ont accepté les risques avec les chances de profit.
Il y aurait là matière à plus amples et plus intéressants propos. Mais il
est temps de conclure. Je le ferai seulement après avoir adressé aux étudiants
quelques mots, qu'ils attendent de moi et que j'ai gardés pour la fin.
Le merveilleux privilège de celui qui devient professeur, c'est qu'il reste
ainsi en contact avec la jeunesse. Comment, dès lors, un recteur qui n'a pas
encore atteint la cinquantaine ne s'entendrait-il pas avec les étudiants d'aujourd'hui,
lorsqu'il a lui-même fait ses études durant une guerre mondiale, dans
des conditions si tristement semblables à celles que vous vivez, Quand on a
derrière soi près de 1900 jours de service militaire, dont 930 de service actif,
comment ne pas comprendre la situation des étudiants qui ont été ou sont
encore longuement mobilisés? Soyez donc assurés de trouver toujours chez
votre recteur l'accueil le plus amical. Il sait ce qu'a de dur l'obligation d'interrompre
constamment son travail et de renouer ensuite la chaîne, le sentiment
que l'on n'avance pas, que d'autres touchent au but avant vous et font déjà
leur chemin dans la vie alors que semble demeurer lointain le jour où l'on
pourra voler de ses propres ailes. Votre recteur connaît enfin le danger de
voir l'étudiant se décourager et, peut-être pressé par la nécessité, abandonner
la voie suivie jusqu'ici et se livrer au hasard d'une autre carrière. Ceux d'entre
vous qui remplissent les conditions légales peuvent donc compter sur moi
quand il s'agira d'obtenir les permutations de service que l'armée accorde aux
étudiants en mal d'examens.
Mais, si les lourdes obligations auxquelles beaucoup d'entre vous sont
soumis apparaissent hautement préjudiciables à vos études et si, à ce titre,
nous les déplorons, nous n'ignorons pas qu'elles sont imposées par le souci
de la sauvegarde du pays et, d'ailleurs, réduites, actuellement, à un minimum
supportable. Et, d'autre part, ces charges comportent, vous l'avez remarqué
vous-mêmes, des compensations d'ordre moral, et peut-être matériel que l'on
réalise mieux encore avec un peu de recul. Votre recteur, parce qu'il l'a éprouvé
lui aussi, sait l'enrichissement que le service militaire constitue pour la personnalité,
combien différent, mieux équilibré et plus mûr devient celui qui a fait
cette dure mais indispensable expérience civique, qui a dû se vaincre, qui a
côtoyé d'autres drames et d'autres misères, qui a eu une fenêtre entrouverte
sur les préoccupations, les soucis, les revendications légitimes d'autres classes
sociales et s'est fait des amis ouvriers et des amis paysans. — Votre recteur
est bien placé, également, pour savoir tout ce que l'armée attend des universitaires.
Elle attend de ceux qui ont été jugés aptes à endosser des responsabilités
qu'ils les acceptent, comme une juste compensation des dons qui leur
ont été départis, et, pour cela, qu'ils acquièrent les grades militaires voulus
et fassent les sacrifices correspondants, sacrifices qui sont lourds. Vos chefs
attendent, en outre, de chacun de vous, à quelque poste et à quelque rang qu'il
soit placé, non seulement qu'il fasse son devoir — cela va sans dire — mais
surtout qu'il remplisse envers le pays le devoir particulier qui s'impose à tout
homme qui a le privilège de faire des études supérieures. — Votre recteur
fera donc tout pour rendre le moins ardue possible la conciliation, certes
délicate, de vos études et de votre devoir militaire, l'Université devant, à son
avis, accorder aux mobilisés de larges faveurs de nature organique, afin que
puissent, en revanche, être fermement maintenues les exigences indispensables
de qualité du travail et des examens.
Ces obligations militaires, actuelles ou prochaines, vous amèneront à
consacrer dorénavant un peu plus de temps à l'exercice physique. J'ai relu les
discours prononcés depuis vingt ans par ceux qui m'ont précédé ici. On ne
vous a parlé qu'une seule fois de cette question... et ça a été pour vous mettre
en garde contre l'abus des sports! Je n'ai, quant à moi, pas cette crainte. Rares,
en effet, sont les étudiants dont les malheurs peuvent vraiment être imputés
à pareil abus; la cause de l'échec est, en général, ailleurs. Certains invoqueront
les examens et la nécessité de rattraper le temps perdu au service:
mauvaise excuse: plus le travail intellectuel est intense, plus l'entraînement
corporel doit être soutenu. Mais j'ai bien dit: entraînement, ce qui, dans ma
pensée, implique dosage, plan, méthode et, d'autre part, régularité, domination
de soi-même et de sa paresse. L'effort donné portera sa récompense dans tous
les domaines. Et l'expérience prouve que l'on peut, à cette condition, pousser
très loin les sports, aller même jusqu'à la compétition tout en faisant d'excellentes
études plusieurs de vos camarades l'ont prouvé de la façon la plus
sympathique.
Enfin, Messieurs les étudiants, le recteur ne serait pas le recteur s'il ne
vous engageait pas à travailler. Oh! je sais que vous travaillez, en général.
Un goût, que d'aucuns taxent d'exagéré, pour les manifestations extérieures,
et l'attitude d'une minorité, peuvent tromper et laisser croire qu'à l'Université,
on se paie du bon temps et qu'on gaspille l'argent de ses parents. Non, nous
savons très bien que la plupart d'entre vous, vous travaillez et que plus nombreux
qu'on ne le croit sont ceux qui gagnent leur vie ou leurs études, au
prix d'un labeur souvent épuisant; et à ceux-là, je tire mon chapeau. Aussi
bien avez-vous certainement éprouvé, au retour des périodes de service
militaire, cette soif de culture et d'intelligence que vos camarades des pays
en guerre voudraient pouvoir étancher. Ils ont tort, ces amoureux des temps
passés qui vont, prétendant que les étudiants actuels ne valent pas ceux
d'autrefois. D'une façon générale, au contraire, l'étudiant d'aujourd'hui travaille,
et dans des conditions plus dures que jadis. Mais, pressé par le temps et par
sa famille, il travaille souvent de façon trop utilitaire. C'est à acquérir une
culture universitaire que je voudrais vous engager, en terminant. Visez, sans
doute, à la maîtrise complète de la spécialité que vous avez choisie. Mais
saisissez avidement toutes les occasions qui vous sont offertes d'élargir votre
horizon; dirigez vos lectures, astreignez-vous à lire régulièrement une bonne
revue, littéraire, artistique, ou historique, venez aux conférences académiques,
suivez une ou deux heures de cours dans une Faculté voisine et imposez-vous
la règle de vous initier à au moins une discipline qui ne vous soit pas directement
utile. Ces occasions ne se présenteront plus, quand vous aurez été
happés par la vie pratique. Ou bien c'est vous qui ne pourrez plus les saisir.
Mais il n'est pas encore trop tard pour regagner le temps perdu, pour
réparer et reconstruire. Il n'est, surtout, jamais trop tard pour se comprendre
et s'aimer. Le rêve de votre recteur, c'est de tenir, pendant ces deux ans, le
gouvernail d'une Université où règne l'ordre et où l'on travaille, certes, mais
où étudiants et professeurs collaborent, dans la confiance et la sympathie, où
l'atmosphère soit oxygénée, où il y ait du coeur et de la générosité d'esprit. —
Etudiants de ce pays, étudiants que l'on critique souvent, mais que l'on aime
tout plein, dites, voulez-vous qu'ensemble nous tâchions de faire de ce rêve
une réalité?