DE L'AVENIR DE LA CULTURE

Mesdames, Messieurs,

En accédant à cette tribune, pourquoi devrait-on dissimuler son émotion, voire même son angoisse et son trouble? C'est, en vérité, toute une cohue d'idées qui nous assaillent en cette heure, venant de tous les horizons. Et parmi toutes ces idées, les unes insistantes, les autres fugitives, pourquoi n'avouerait-on pas que celle qui s'impose à notre réflexion, c'est la pensée de la fuite du temps. De ce temps irréversible qui nous échappe, comme le fait une poignée de sable entre nos doigts disjoints. Et pourtant, si nous nous tournons vers l'amont de ce fleuve, les yeux de l'esprit nous font revoir, dans une clarté éclatante, tant d'autres assemblées telles que celle-ci.

Voici 28 ans déjà, nous voilà assis, en face de la chaire que nous occupons aujourd'hui, pour voir notre futur collègue Adrien Jaquerod revêtir cette charge de recteur qui nous échoit aujourd'hui par ordre d'ancienneté. Elle nous semblait digne de la rigueur élégante et de la hauteur scientifique du maître physicien qui l'honorait autant qu'elle l'honorait. Aussi bien, dans la parfaite connaissance de nos propres imperfections, comment ne solliciterait-on pas en débutant, non pas seulement l'indulgence du public pour cette séance d'une heure; mais encore la compréhension de nos concitoyens pour ces deux années de responsabilités? La seule certitude qui nous encourage et nous fortifie en ce moment, c'est que notre zèle et notre dévouement s'égaleront à leur confiance.

Encore une fois, on voudrait se reporter à ces jours lointains de 1920 et rappeler le souvenir des bons maîtres qui se penchèrent sur nos travaux d'adolescent. L'éclatant esprit d'un Philippe Godet en éclaira les obscurités, et la rigueur humanistique d'un Jules Lecoultre les poussa sur les sentiers montants et parfois malaisés de l'érudition. Cet admirable pédagogue que fut le regretté Charles Burnier nous introduisit aux divers aspects de la latinité, de Sénèque à Prudence, en passant par Suétone, Tertullien et Saint-Augustin. Avec le raffinement d'une incomparable courtoisie et d'une exemplaire générosité, Gustave Jéquier soulevait devant nous les mystères compliqués et naïfs de l'écriture hiéroglyphique. Tant de fils dorés que la Parque aux mains blêmes a tranché de ses impitoyables ciseaux.

Avant de regagner son pays vaudois et son Université de Lausanne, Arnold Reymond nous accueillait chez lui, avec cet inlassable dévouement qui paraît ressortir naturellement à la chaire de philosophie, puisque hier encore nos cadets bénéficiaient d'une identique bonne grâce, prolongée héroïquement jusqu'à sa dernière heure, auprès de notre cher Jean de La Harpe. Auprès d'Arnold Reymond, il nous arrivait de rencontrer cet esprit où la géométrie se mariait à la finesse, et dans lequel tous nos auditeurs reconnaîtront Adrien Jaquerod. La fiction légale de la limite d'âge le sépare de nous. Il sait, pourtant, que demain comme naguère notre affectueuse déférence, et, j'ose bien le dire au nom de tous et de chacun, notre fidèle amitié lui demeurent acquises.

Le vieux français s'illustrait dans toutes ses nuances et sous tous ses aspects, dans les deux personnes de Jules Jeanjaquet et d'Arthur Piaget, dont la réputation européenne, après leur renommée locale et romande, fut révélée à la naïveté de nos vingt ans par l'Ecole des Chartes de Paris. Dans ce même auditoire des Lettres, nous nous enthousiasmons devant l'ingénieuse probité de M. Max Niedermann que nous allions suivre à Bâle, de manière à nous convaincre expérimentalement que les exigences absolues de la philosophie et de la linguistique

peuvent procéder du coeur le plus délicat et de la bonté la plus active. MM. Paul Humbert, Alfred Lombard, Georges Méautis ne nous pardonneraient pas de présenter ici leur éloge et leur note caractéristique. Nous nous bornerons donc à leur apporter en public l'hommage de notre respectueuse affection.

Enfin nous manquerions à nos devoirs les plus élémentaires, si nous ne saluions pas ici même notre huissier, M. Muri, dont l'autorité, la conscience et la bonhomie limitèrent nos exploits d'étudiants, dans des bornes acceptables pour la dignité universitaire.

Nous venons d'honorer les morts et de saluer les vivants. Néanmoins, nous ne tirerions de ce rappel que de vaines redites, si nous n'apportions ici les conclusions qui s'imposent. La première, c'est qu'après les exemples d'un père et la tendresse inépuisable d'une mère, nous devons à cette maison et à ses maîtres le meilleur de nous-même, et nous ajouterions ici, ainsi que les Lope de Vega et les Calderon de la Barca du théâtre classique espagnol: les fautes sont de l'auteur. La seconde: c'est que si nous devons notre piété aux morts qui nous furent bienfaisants, si nous devons inclure à leur effectif nos maîtres parisiens, eux aussi promus à l'immortalité: Maurice Prou et le comte Henri-François Delaborde, de l'Ecole nationale des Chartes, Joseph Bédier, du Collège de France et de l'Académie française, le critique et essayiste Eugène Marsan, l'historien Jacques Bainville, nous pouvons encore honorer utilement leur mémoire. Nous le ferons en reportant sur la personne de nos jeunes les mêmes sentiments de respect scrupuleux, de dévouement et de bienveillance dont ils usèrent à notre égard. Daignent nos étudiants en agréer aujourd'hui la loyale assurance.

Il convient encore de pousser les portes et les fenêtres de notre Université neuchâteloise. En juillet 1707, au moment où le Conseil de Ville et la Vénérable classe des Pasteurs et Ministres

rédigeaient les Articles généraux qui constituaient à l'intention des Prétendants le cahier de nos libertés, le bon théologien Jean-Frédéric Ostervald doutait de l'opportunité d'établir dans notre pays une nouvelle Académie: Je ne sais, écrivait-il, le 3 août, à son fidèle ami Jean-Alphonse Turrettini, si cela conviendroit par bien des raisons, surtout ayant Genève, Lausanne, Basle, Berne à notre porte, et si l'on ne pourroit faire quelque chose de meilleur. Sont-ce ces objections qui suspendirent jusqu'en 1838 la fondation de la première Académie de Neuchâtel, obtenue de la munificence du roi de Prusse Frédéric-Guillaume? Le fait est que la Révolution de 1848 la balaya, sur le rapport de M. Steck, premier conseiller d'Etat, chef du Département de l'Instruction publique du nouveau régime. La République, mieux informée par l'initiative d'Edouard Desor, la restaura en 1865, la soutint, la développa, la transforma en Université par le décret de 1909. Depuis lors notre institut a partagé le sort du pays, dans ses bons et dans ses mauvais jours. Au cours de cette période tragique où tout l'honneur de l'Etat reposait sur la probité d'Edgar Renaud, nous survécûmes et depuis lors nous avons modestement participé à cette renaissance si caractéristique de notre vieille nation neuchâteloise, si fraîche et féconde dans son millénaire.

De ces fortunes et de ces infortunes de l'Université, on pourrait déduire deux leçons essentielles. Tout d'abord, c'est l'attachement de notre peuple pour les choses de l'esprit et les sciences exactes, ainsi que le constatait déjà Jean-Jacques Rousseau, voici bientôt deux cents ans. C'est dans la culture que depuis des siècles il cherche le moyen de son émancipation, et le fait est qu'il y a brillamment réussi. L'autre de ces leçons, c'est la solidarité pour ainsi dire physiologique qui unit l'Université à l'Etat et au pays. En Angleterre, aux Etats-Unis, il est loisible de concevoir l'existence de semblables institutions de fondation privée, comme Oxford, Yale et les deux Cambridge. Ce sont là tout autant de tours d'ivoire qui honorent grandement le génie original des deux nations anglo-saxonnes.

Ici rien de tel ne saurait être conçu et la sagesse humaine pour l'individu comme pour les communautés consiste à chercher leur régime d'existence dans le respect de leur physiologie.

Mais aussi dans ces rapports nécessaires, il convient que chacun apporte sa contribution. Nous apprécions le souci du Département de l'Instruction publique à promouvoir nos institutions et nous apprécions tout autant son sens élevé de ce que l'on nous permettra bien d'appeler leur rentabilité intellectuelle. Relevons aussi, au Château comme à l'Hôtel de Ville, un fécondant esprit de responsabilité, de décision et de réalisation. Aussi bien ceux qui nous écoutent sauront-ils bien reconnaître et respecter la séparation que nous établissons entre l'esprit d'une revendication querelleuse, pour ne pas dire quérulente, comme la définiraient les psychiâtres, et les nécessités du progrès technique et scientifique qui nous pousse l'épée dans les reins. Ce qui nous fait prendre la rue du Château, ce n'est pas la mégalomanie des professeurs, c'est l'évolution des disciplines qui vieillit et déclasse nos instituts et laboratoires et qui les viderait immanquablement de leurs étudiants, si nous hésitions plus longtemps à les renouveler. Nous prions nos collègues de la Faculté des sciences de nous faire crédit sous ce rapport: l'amélioration de leur outillage demeurera toujours l'un de nos plus constants soucis.

Quant au reste, ne nous trouvons-nous pas aux premiers pas d'un sentier aplani et débroussaillé, puisque nous avons le privilège de succéder à notre cher collègue M. Maurice Neeser? L'irénisme, s'il est ou devrait être l'apanage de toute théologie, me semble constituer la qualité maîtresse et la raison d'être de notre prédécesseur. Si parfois nos délibérations avaient tendance à monter jusqu'au diapason de la tempête, d'ailleurs fictive, qui forme le motif central de la symphonie pastorale, votre baguette légère avait tôt fait de nous amener au troisième mouvement du célèbre chef-d'oeuvre de Beethoven: chants et danses des bergers sur les bords du ruisseau. Mais allons encore un peu plus loin dans cette analyse: si l'intransigeance

le cédait tout soudain à l'esprit de conciliation, c'était aussi, mon cher collègue, que nous voulions vous donner une preuve tangible de notre affection. On a bien le droit de dire, en effet, que la bagarre ne vous a jamais réjoui, et c'est un fait indéniable que le plaisir pervers de l'Anglais suivant le dompteur pour le voir dévorer vous demeure encore et toujours l'un des mystères insondables de la création.

Bien souvent, il m'est arrivé d'admirer votre talent à dépassionner le débat et à retirer de la discussion tous les petits piquants personnels. Puissé-je à votre exemple de sérénité, conduire dans les mêmes eaux tranquilles nos délibérations et nos conseils, sans avoir jamais à me répéter, devant la vaisselle brisée, le triste vers qu'Ovide prête à Médée: Video meliora proboque, deteriora sequor. Que demeure ainsi sur le fronton de ce bâtiment cette devise de l'Université médiévale qui paraît avoir dominé vos deux rectorats: In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas.

De l'avenir de la culture. Le vague de ce titre a, tout au moins, l'avantage de réserver la liberté de nos démarches. Ce qu'on voudrait ici, c'est établir un bilan de la culture et des études au sortir de cette effroyable catastrophe politico-militaire. C'est aussi esquisser en quelques traits rapides les grandes perspectives qui paraissent devoir lui être réservées dans un avenir immédiat, équivalant, à vues humaines, à l'étendue d'une génération.

Tout le monde s'est répété jusqu'au dégoût le mot de Paul Valéry, touchant la fragilité et même la mortalité de nos civilisations modernes. Mais on n'aurait rien fait d'utile encore, si l'on ne cherchait pas ici à préciser les postes du bilan.

Enfin l'homme disposait des moyens de destruction correspondant à sa perversité spécifique. Là où les plus affreux tyrans de l'histoire avaient dû déplorer le faible rendement de leurs armes: l'épée à deux mains, l'arbalète, la poudre

noire, la torche, le pic du pionnier, nous avons pu jeter dans la balance la bombe d'avion, explosive ou incendiaire, actionnée avec une incroyable facilité par la transmission électrique. D'où ce champ de ruines qui s'étend de Lubeck à Cassino et du cap Finistère au coude de la Volga. Sous le souffle de la torpille aérienne, tout s'est effondré; les églises romanes de Normandie et de Rhénanie ont subi des dégâts irréparables, et il en est allé de même des quartiers gothiques de Caen, de Rouen, de Beauvais, de Nuremberg et des chefs-d'oeuvre baroques de Dresde. Si, à Londres, seul un miracle a préservé la cathédrale de Saint-Paul, la plupart des belles églises de Sir Christopher Wren se sont, durant l'hiver 1940/1941, écroulées sous les coups du «blitz». En Italie, les fresques de Mantegna qui faisaient naguère l'orgueil de Padoue, ne sont plus aujourd'hui qu'un désolant souvenir. Et l'on pourrait multiplier ces exemples dans l'aire que nous venons de circonscrire.

Quant aux grandes collections des musées et des bibliothèques, c'est un fait que les mesures de dispersion et de protection dont elles furent l'objet de la part de tous les Etats belligérants les ont fait, dans leur ensemble, échapper à la destruction qui les menaçait. Il est, toutefois, de douloureuses et d'irréparables exceptions: tels les admirables manuscrits du XIIe siècle, issus du fameux Scriptorium de Chartres, qui ont péri, au mois de juin 1944, sous l'action conjuguée de la bombe d'avion et de la lance d'incendie. La sauterelle a dévoré les restes de la chenille, ainsi que l'écrivait le prophète Joel et comme le rappelait l'historien Grégoire de Tours, à l'époque qu'on croyait révolue des temps mérovingiens. En Italie, le 3 octobre 1943, la soldatesque allemande a systématiquement anéanti les archives de l'ancien royaume de Naples. N'étaient les publications d'avant-guerre de l'Ecole française de Rome et les micro-photographies rapportées à Paris, par notre cher confrère Charles Perrat, ce serait donc toute l'histoire du sud de l'Italie, à l'époque des dynasties angevines, qui échapperait dorénavant à nos investigations.

Songeons, d'autre part, qu'archives, bibliothèques, musées,

ce ne sont pas seulement des parchemins, des papiers, des livres, des oeuvres d'art, mais que ce sont aussi des salles de travail et de consultation, des magasins, des rayonnages, des galeries. A cet égard, la situation est misérable d'un bout à l'autre du continent. Qu'importe à l'historien romand de savoir que les rouleaux et registres de la Chambre des comptes des ducs de Savoie, conservés à Turin, ont échappé aux incendies provoqués par les bombardements de la R. A. F., s'il n'était plus, dans la capitale du Piémont, aucun local où l'on puisse venir les consulter, en vue de la copie et de la photographie. Or dans le code d'urgence de la reconstruction, tout donne à penser que les bâtiments de cette destination n'obtiendront pas les premiers numéros. Prius vivere auraient dit les Romains et, dans les circonstances actuelles de l'Europe, on ne se sentirait pas le coeur de les désapprouver. Clio attendra et tout donne à penser que, de longues années durant, le travail original de la recherche se trouvera réduit à piétiner.

D'autant plus que dans ces mesures de préservation et de protection, dont nous venons de toucher un mot, les séries les plus anciennes, les exemplaires les plus précieux, les objets d'art les plus précieux et les plus vénérables ont joui d'un tour de faveur. A cela rien que de naturel: les incunables valaient bien qu'on leur donnât le pas sur les manuels du XXe siècle. Il s'en est suivi que les instruments de travail de l'érudition et de l'histoire littéraire ont subi des pertes considérables. Certains usuels, déjà rares en 1939, sont aujourd'hui pratiquement introuvables. Au British Museum, une partie de la série moderne a péri dans la nuit tragique du 30 décembre 1940. A Louvain, la bibliothèque de l'Université, péniblement reconstituée après la catastrophe du 20 août 1914, a connu, pour la seconde fois, la fureur des incendiaires allemands. Il n'aura donc servi de rien à Mgr. Ladeuze, d'écarter du nouveau bâtiment offert à la nation belge par la munificence américaine, l'inscription: Furore teutonico diruta. Et c'est justice, car on aura toujours tort de vouloir faire mentir l'histoire. Quoi qu'il en soit, l'étudiant des

pays dévastés se trouve, de la sorte, réduit à une situation tragique; d'autant plus que dans certains pays, les principes qui ont présidé à l'attribution du papier ont, comme on le verra tout à l'heure, méprisé de façon délibérée tous les besoins des études.

Mais ce n'est pas tout. Le feu du ciel qui s'est abattu sur l'Allemagne, à partir de 1942, n'a fait aucune distinction entre l'imprimeur national-socialiste, éditeur attitré du régime, et les maisons spécialisées dans la publication de textes historiques, philologiques, littéraires et artistiques. Le bombardement de Leipzig a porté un coup terrible à l'édition musicale qui se trouvait concentrée dans la cité de Jean-Sébastien Bach, tandis que les officines Teubner, si célèbres dans les Facultés des lettres du monde entier, n'étaient pas épargnées davantage. Là encore on se trouve en face d'un déficit considérable, et si l'on voulait se remettre au travail, il conviendrait, avant d'aborder de nouveaux problèmes, de se contenter de reproduire mécaniquement les textes antiques, en commençant par les plus usuels. Aussi bien faut-il saluer avec reconnaissance ces Editions helvétiques et ces Editions du Griffon qui viennent de naître sur notre sol et dans la série desquelles notre infatigable collègue Max Niedermann vient de publier un Quintilien. Puissent ces oeuvres assumer le caractère international dont elles sont dignes à tous égards, et constituer de la sorte la prolongation intellectuelle du Don suisse.

On remarquera, entre tant, que les premiers autodafés dont furent victimes les bibliothèques du Troisième Reich leur furent administrés des mains du parti national-socialiste. Dès le lendemain de l'avènement d'Adolf Hitler, commença l'épuration de la bibliographie allemande. Tel livre, en haine de son auteur, fut systématiquement brûlé, partout où l'on put l'atteindre; tel autre fut jeté au bûcher à cause de son sujet ou de sa tendance. L'encre était à peine sèche sur les instruments de Compiègne que les autorités d'occupation se livraient aux mêmes sévices dans les librairies parisiennes, pour les étendre dans la zone libre, au moment de son invasion.

Comme de juste, les manuels scolaires furent les premiers visés par cette entreprise, digne des Vandales. Si l'on songe maintenant au fait que les volumes supprimés furent remplacés par des oeuvres orthodoxes et contrôlées par le régime, et que ces dernières ont été, à leur tour, retirées de la circulation, après la capitulation de Reims et l'occupation totale de l'Allemagne, on peut juger aisément de l'état actuel des collections dans les lycées, collèges et gymnases de Berlin, Francfort, Cologne ou Sarrebrück. En janvier 1946, lors d'un voyage à Baden-Baden, nous avons vu les nouveaux abécédaires mis en service par les autorités françaises, à l'usage des petits occupés. Et ce n'était pas du luxe, car, remontant de palier à palier, la propagande nationale-socialiste avait fini par s'imposer jusqu'au B-A BA...

Ce ne sont ici que des ruines matérielles, si considérables soient-elles. Mais les ruines intellectuelles et morales de l'Université allemande peuvent être tenues pour équivalentes en étendue et en gravité, et i'on ne surprendra personne en disant qu'elles seront encore plus difficiles à réparer. Telle a été l'oeuvre systématique de douze années de régime national-socialiste. Elle commença dès l'origine par l'éviction de l'Université des professeurs et des étudiants de race israélite. On nous dispensera de porter aucun jugement sur l'iniquité foncière de cette mesure d'ostracisme, tellement elle tombe sous le sens, mais on peut juger la désorganisation qui résulta de ce fait, quand on sait le rôle joué par cet élément, dans les Facultés de sciences, de médecine et de droit, de l'ancien Empire allemand et de la République de Weimar. Puis les corporations d'étudiants reçurent le conseil amical de procéder à leur propre dissolution. Peut-être encourageaient-elles les jeunes gens aux beuveries, ainsi que le leur reprochaient les Caton du parti. Mais encore on peut penser que les mille et une manifestations du régime, auxquelles les étudiants participaient par devoir, les exercices militaires de jour et de nuit qui leur étaient imposés, sous peine de sanction, les vacances contrôlées que leur octroyait le gouvernement, ne

devaient pas favoriser outre-mesure les travaux de séminaire et l'assiduité aux laboratoires.

Puis la Gestapo renforce son emprise sur l'Université. Au professeur mouchard correspond dignement l'étudiant délateur. Une demande de renseignement bibliographique, de même qu'une question d'examen peut dissimuler un trébuchet adroitement tendu. Pour un peu, du haut de sa chaire, le professeur-docteur féliciterait ceux de ses auditeurs qui ne prennent point de notes et qui font des cocottes de papier. Avec l'institution des nouvelles disciplines nationales-socialistes, le Dr Goebbels et son camarade Rust, ministre de la culture dite «populaire», croient enfin former le faîte et poser le couronnement de leur oeuvre: géopolitique, économie politique allemande, deutsche Rassenkunde, telles sont, parmi quelques autres, les nouvelles matières qui s'ajoutent aux programmes d'étude, de manière à mieux imbiber la jeunesse du nouvel évangile de Berchtesgaden.

Ce faisant, les dirigeants du Troisième Reich perdent de vue qu'ils sapent l'Université allemande à la base. Les affreuses persécutions raciales semblent avoir coûté à la technique industrielle des persécuteurs beaucoup plus cher encore que la révocation de l'Edit de Nantes le fit jadis à la monarchie de Louis XIV. Combien de physiciens israélites, expulsés d'Allemagne, n'a-t-on pas dénombrés dans les fameux laboratoires d'Oakridge? D'où l'on conclura valablement que l'antisémitisme du régime a privé l'Allemagne de l'énergie atomique qui lui aurait donné la victoire et l'empire du monde. D'autre part, le Régime, quelle que fût son idéologie, pouvait-il se permettre de mépriser le savoir? Convenait-il d'autoriser les étudiants à compenser un zéro de thème grec par un 20 de géopolitique ou un 2 de physiologie humaine par un 18 de science raciale?

On eut les conséquences, comme aimait à dire l'immortel Jacques Bainville, car c'est un fait constaté, croyons-nous, que cette baisse généralisée du niveau des études allemandes entre 1933 et 1939. Les modernistes à tous crins se résigneront peut-être

aux déficits qui s'accusent de l'autre côté du Rhin, dans certaines disciplines ressortissant au pur domaine de l'érudition. On peut reculer sur le terrain de la philologie sémitique, de la linguistique indo-européenne ou de l'archéologie précolombienne, sans cesser, pour tout cela, de disposer du potentiel industriel capable d'armer et d'entretenir 300 divisions. Néanmoins, nos médecins militaires suisses qui se sont rendus sur le front de l'Est, et qui ont apporté les secours de leur art aux blessés allemands et soviétiques de la bataille de Moscou, n'ont pas été sans remarquer l'inculture pour ainsi dire encyclopédique de bon nombre de leurs confrères de la Wehrmacht. Formés à la hâte, jetés devant la douleur avec quatre semestres de Faculté, l'amputation constituait pour eux la solution d'Ecole la plus sûre et la mieux connue. Et pour les cas les plus graves, la piqûre de morphine.

Le Troisième Reich, par fanatisme, a donc détruit sa propre Université, hier encore et dans bien des domaines la plus remarquable du continent européen. A l'époque de son éphémère victoire, il a procédé à la même oeuvre de vandalisme chez les vaincus de la Wehrmacht. Ce faisant, il obéissait à l'intention la plus machiavélique et la plus criminelle. Je ferai de la Pologne un véritable désert intellectuel. Ainsi s'exprimait le gouverneur-général Franck, après l'invasion de cette malheureuse nation. Il s'agissait donc d'extirper entre l'Oder et le Boug tous les gradués de l'Université, de manière à confiner le peuple polonais dans les besognes inférieures ou subalternes de la société et de l'économie. Ainsi le Herrenvolk se réserverait-il tous les leviers de commande. A cet effet, le Sénat de l'Université de Cracovie fut convoqué dans un guet-apens, au mois de novembre 1939, et déporté en bloc dans un camp d'anéantissement.

Même politique dans ce qu'il était convenu d'appeler par dérision, entre le 15 mars 1939 et le 8 mai 1945, le protectorat de Bohême et de Moravie. La vieille Université de Prague, fondée en 1348 par l'empereur Charles IV, devint un institut purement germanique, d'où les «protégés» slaves furent

rigoureusement exclus. Quant aux étudiants tchèques qui prirent la tête de la résistance à cette oppression sans précédent, ils furent impitoyablement traqués par les bandes du tortionnaire Heydrich.

Aujourd'hui, certes, l'Allemagne est à terre. Mais encore qu'on ne puisse parler d'une véritable restauration de la liberté et de la sécurité chez les victimes de ses effroyables méthodes de despotisme et d'anéantissement, son oeuvre systématique de destruction continue de déployer à travers l'Europe ses sinistres conséquences.

Faut-il encore parler de la France. Tant que subsistèrent les deux zones, les lois raciales connurent un très grand nombre d'exceptions, dans la portion du territoire contrôlé par le gouvernement de Vichy. Tel enseigna à l'Université de Grenoble qui n'était plus toléré dans sa chaire de la Sorbonne. Quand vint l'occupation totale, la rafle se généralisa. Notre illustre confrère Louis Halphen, honneur de l'Institut, se vit réduit au refuge d'un village dauphinois, cependant que l'occupant pillait son appartement de Paris et dilapidait sa bibliothèque et ses fichiers, consacrés, pourtant, à l'histoire du plus haut moyen âge. Ces contre-temps, pour employer une expression modérée, n'ont pas empêché, quant au reste, ce vigoureux esprit de mettre la main dernière à sa Monarchie carolingienne: elle vient de sortir de presse, dans la collection de la Synthèse historique.

Ce ne sont pas les lois raciales, c'est son appartenance active à la résistance française qui a voué à la mort le grand historien Marc Bloch, fusillé par les bourreaux de sa patrie, aux environs de Trévoux, quelques semaines avant la libération. Mais si cet homme de génie a fait à son pays le sacrifice de sa vie, et qui plus est, de l'oeuvre qu'on attendait encore de sa plume, ce n'est pas sans avoir laissé aux siens le plus émouvant appel à la réconciliation nationale. Tel est, en définitive, le message de son dernier volume intitulé l'Etrange Défaite qu'il n'a pas hésité à contresigner de son sang. Et comment ici n'évoquerait-on pas le souvenir de l'helléniste Pierre Collomb,

massacré par la Gestapo, alors qu'elle envahissait l'Université de Clermont qui avait recueilli sa soeur alsacienne, qu'elle détruisait ses installations, déportait et martyrisait ses professeurs et ses étudiants...?

On n'en finirait pas à épuiser cette lamentable enquête. De Norvège, de Hollande, de Belgique, partout monte à nos oreilles la plainte de la culture blessée par la guerre et par l'invasion allemande. Et parmi ces appels qui retentissent jusqu'à nous, certains nous émeuvent jusqu'aux larmes, tant la modicité de certaines demandes nous mesure le dénuement de notre malheureuse Europe. Ce ne sont pas seulement des livres et des instruments que l'en sollicite de la Suisse ou de l'Amérique, mais du papier, des crayons, des gommes et des plumes.

Le 8 mai 1945, c'en était fait du despotisme germanique, et les étudiants des nations belligérantes ont, pour la plupart, déposé l'uniforme. Ceux de l'Allemagne vaincue se sont trouvés, au lendemain de leur démobilisation, en face d'un vide absolu. Non seulement devant des ruines totales dans le domaine matériel, mais encore devant une situation inteflectuelle et morale équivalant au nihilisme. Quant aux vainqueurs, décimés dans la résistance et la déportation, il ne leur demeurait pas beaucoup plus que le sentiment du devoir accompli. Française, belge, néerlandaise, danoise, norvégienne, tchèque, polonaise, hellénique, yougoslave ou soviétique, l'Université avait donné généreusement le meilleur de sa substance pour assurer la libération de l'Europe; de leur côté, les gradués anglo-saxons avaient contribué de leur sacrifice à la victoire de cette grande cause humaine. Il n'empêche que le résultat est là et que nous ne pouvons même pas le chiffrer, car nous ne pouvons pas compter les futurs William Shakespeare, Henri Beyle ou Léon Tolstoï, les jeunes Auguste Rodin, Eugène Delacroix et Moussorgsky, les Louis Pasteur et les Claude Bernard adolescents, les Albert Einstein de vingt ans

qui sont tombés dans cette incroyable mêlée de tous contre tous et qui ont sacrifié les promesses de leur génie à l'appel du devoir et du patriotisme.

Reste encore à faire le point et à savoir où nous en sommes au bout de deux ans de libération. Comme on l'a montré, les ruines de la culture européenne sont immenses, sous quelque aspect, matériel, personnel ou moral qu'on veuille bien les considérer. Dans de semblables conditions, il eut semblé normal et conforme à la raison qu'on mît tout en oeuvre pour les réparer et qu'on ne perdît pas une seule minute à cet effet, attendu les soixante-huit mois durant lesquels les lois s'étaient tues devant les armes. Or c'est un fait attristant et inquiétant que, depuis le 8 mai 1945, nous attendons pour ne rien voir venir, ou, tout au moins, que nous n'avons rien vu depuis cette date qui méritât de nous rappeler à l'espérance d'un renouveau.

On s'était indigné (levant les monstruosités des vaincus. La bruyante explosion de cette moralité élémentaire avait donné à tout un chacun le consolant spectacle de son bon coeur. On a poursuivi les criminels nationaux-socialistes; on leur a passé au cou une corde cent fois méritée par le sadisme de leurs forfaits. Et puis après? Après, nombreux sont ceux qui, surmontant leur indignation du moment, se sont dit: «au fond, très pratique!» en présence des camps de concentration, des déportations dans la neige sur un préavis de deux heures, de l'application rétroactive des lois pénales, des tribunaux sélectionnés parmi les ennemis reconnus de l'accusé, de la censure préventive et répressive, du pilonnage des volumes composés par les adversaires du régime, de l'exaltation du mensonge dès qu'il est reconnu comme utile à la doctrine du gouvernement, de la délation générale et réciproque. En vérité, comme les soldats sur le champ de bataille, beaucoup trop, parmi les vainqueurs, se sont empressés de chausser les bottes du vaincu. Sans nulle honte, on a voulu cumuler le double bénéfice du talion et de la justice. Feu Goebbels, à tout le moins, ne faisait illusion à personne, et s'écriait cyniquement: «Quand j'entends

parler de culture, je mets tout de suite la main sur la crosse de mon pistolet!...»

Comme de juste, et l'aspect ou la direction d'intention de l'idéologie totalitaire fussent-ils antifascistes, la culture, ni les études, ni même les beaux-arts ne sauraient prospérer à l'ombre de ce mancenillier. Et les sciences pures ou appliquées n'auront pas de meilleures chances sous la domination de semblables doctrines. Tout le domaine de l'esprit va se trouver envahi par cette vénéneuse ivraie.

On obtiendra la preuve de ce que nous avançons dès l'instant où l'on se risquera à jeter un regard de l'autre côté du Rideau de fer. Ce n'est pas, assurément, que nos collègues de l'Université soviétique aient à déplorer le traitement qui leur est fait pour assurer leur subsistance matérielle. Les sommes qu'on leur verse chaque mois à l'économat de leur Alma Mater équivalent effectivement au salaire mensuel de toute une équipe de terrassiers. Avant l'abandon du rationnement, il leur était attribué, d'autre part, pour eux et pour leurs familles, des cartes supplémentaires d'alimentation, les autorisant à se procurer, dans les magasins du gouvernement, des denrées interdites au populaire, et même de les obtenir à prix réduit.

Mais en revanche — et cette revanche est lourde — le contrôle de l'administration s'étend à tous les aspects de leur activité professionnelle, avec une implacable rigueur. Nous nous sommes même laissé dire que les bibliothèques soviétiques communiquaient périodiquement à l'autorité universitaire de leur ressort, le relevé des ouvrages consultés par les membres de l'enseignement. Ce qui lui permet de contrôler si les lectures de ces derniers correspondent ou non aux branches enseignées. «Piotr Petrovitch, dira le doyen des Lettres de l'Université de Piaty Khatka, vous me semblez manifester pour le roman policier un engouement tout à fait excessif, et que je qualifierai même de tout à fait indigne de la part d'un professeur d'histoire byzantine.»

Ce dont on ne saurait douter, c'est qu'il ne suffit pas, entre

Minsk et Vladivostok, de tourner la tête à gauche, pour s'aligner sur le Numéro Un. C'est un fait fortement établi que l'opportuniste de génie que constitue indubitablement le dit Numéro Un ne se laisse pas figer dans cette position de totale immobilité, déclarée nécessaire par nos règlements, pour assurer la réussite de ce délicat exercice. La sinusoïde bien caractérisée de sa démarche n'en étant pas moins baptisée «ligne droite» par la dialectique du système, il s'ensuit donc que c'est la droite vulgaire qui sera accusée et convaincue de déviation, et, pour cette raison péremptoire, brisée et rejetée brutaIement dans les ténèbres du dehors. Ainsi, à chaque mouvement que fait le Numéro Un, soit vers l'avant, soit vers l'arrière, ce sont les non-initiés et les retardataires qui se trouvent avoir péché sans excuse valable, sous le rapport de l'alignement.

Aussi bien, depuis un quart de siècle, les historiens soviétiques s'essoufflent-ils en vain, dans l'espoir de conformer leurs oeuvres à l'idéologie du régime, dont l'évolution se poursuit avec une déconcertante rapidité. C'est le dialogue d'Hamlet et de Polonius à propos du nuage, avec cette circonstance aggravante que l'Hamlet du Kremlin n'entend pas l'humour de Shakespeare. Bien heureux, donc, l'historien Pokrovsky, vieux bolchévik de 1905, d'être décédé en 1932, quelques années avant la Grande Purge. En dépit de l'enthousiasme qu'inspirait à Lénine son Esquisse très rapide de l'Histoire russe, en dépit du voeu qu'émettait le fondateur de l'Union soviétique, de la voir traduite dans toutes les langues européennes, nul doute à cet égard: le dit Pokrovsky serait monté dans l'une des premières charrettes de l'épuration stalinienne, à en juger par la virulence des attaques dirigées contre son oeuvre et contre sa personne, à partir de 1936 1.

Et pourtant, cet esprit distingué à tous égards ne s'était pas fait faute de sacrifier au dieu de la tribu, sans nul souci pour

sa dignité de savant. Dans son ouvrage intitulé La science historique et la lutte des classes, il ne s'était pas fait faute d'écrire: Seul celui qui lutte dans l'histoire pour les intérêts du prolétariat, qui choisit, conformément à ce but, ses sujets, son adversaire, son arme de lutte, est un véritable historien léniniste... La science objective n'existe pas; la science bolchéviste doit être bolchéviste. Il n'empêche, malgré cette belle déclaration, que son point de vue, à partir du 27 janvier 1936, est et demeure une conception pourrie, selon la définition de l'officieuse Pravda dans son numéro de ce jour.

Il est vrai qu'on avait quelques bonnes raisons pour lui reprocher son schématisme abstrait et sa scolastique stérile, et que M. Joseph Staline, interrogeant son fils sur l'histoire d'Angleterre, constata que l'enfant ignorait jusqu'au nom de Cromwell, alors qu'il dissertait avec assurance, sur la troisième période de lutte entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie urbaine. Mais encore le Kremlin avait d'autres griefs à faire valoir contre l'esquisse décidément très rapide de feu M. Pokrovsky. L'auteur n'avait-il pas sous-estimé l'apport positif que constitue, pour la Russie, le baptême de Saint-Vladimir, par rapport au paganisme des premiers Slaves? N'avait-il pas représenté le grand prince Alexandre Newsky, comme le pur et simple pantin militaire des marchands d'arbalètes de Novgorod, en lutte contre leurs rivaux capitalistes de la Hanse, lesquels poussaient devant eux leurs mercenaires de l'ordre teutonique? Par ailleurs, ainsi qu'on le marquait à son ombre, le 28 mars 1937, dans la même Pravda, il s'était permis de placer sur le même pied la civilisation slave du XIIIe siècle et l'organisation étatique du conquérant tatare. Pis encore, il avait affirmé que dans les veines du camarade grand russe de notre époque on pouvait dénombrer, jusqu'à concurrence de 80 %, les globules rouges qu'il devait à son ascendance finnoise. Aucune surprise, dans de pareilles conditions, que Pokrovsky et ses disciples aient méchamment rabaissé l'oeuvre réformatrice progressive dont il convient de faire honneur à Pierre le Grand, et qu'ils aient attribué aux influences

impures du capitalisme commercial et de l'impérialisme aristocratique, l'installation de ce prince à l'embouchure de la Néva.

Cette renaissance du nationalisme slave ne pouvait s'accommoder des tendances universalistes de la première école bolchéviste. Aussi bien celle-ci a-t-elle été décimée dans le secteur intellectuel, comme elle le fut sur le plan politique. Sur les 26 membres que le décret du 116 mai 1934 désignait pour surveiller l'élaboration de cinq manuels d'histoire: histoire antique, moyen âge, histoire moderne, histoire russe, histoire des peuples coloniaux, sept ont été proclamés «ennemis du peuple», lors de la campagne d'épuration des années 1936/1937. Parmi les victimes, distinguons le cas d'Eugène Tarlé, le remarquable historien de la campagne de Russie Derrière l'apparence de l'historien objectif, écrivait à son sujet la Pravda, le 10 juin 1937, on voit passer les oreilles d'âne d'un publiciste contre-révolutionnaire et d'un escroc. C'est aussi qu'alors au pinacle, Radek avait préfacé son livre et que Boukharine, exécuté depuis, l'avait cité avec éloge. Il est vrai qu'Eugène Tarlé est revenu vivant de sa déportation et qu'il a repris sa place dans les premiers rangs du régime, mais on constate que sa mésaventure l'a considérablement assoupli.

On conçoit les liens étroits qui existent entre l'histoire contemporaine, intérieure ou diplomatique, et la politique d'un Etat, et l'on ne s'étonnera pas conséquemment que l'historiographie soviétique, traitant des origines de la première guerre mondiale, ait passé d'une thèse à l'autre entre 1920 et 1936. Sous Lénine, il fallait conclure à la responsabilité unilatérale de Nicolas II, d'Isvolsky et de Poincaré, pour la plus grande joie des pangermanistes; sous Staline, il convint, sous peine de sanctions, de charger, à l'exclusion de tous autres, l'Autriche et l'Empire allemand. Mais le nouveau nationalisme du Kremlin porte un oeil jaloux sur toutes les branches de la recherche intellectuelle. En 1937, la revue intitulée l'Historien marxiste s'en prenait rageusement aux méthodes de sabotage qui s'exerçaient selon lui dans le domaine

de la géographie et de l'archéologie. Parmi ces griefs, trois, à tout le moins, demeurent passablement inattendus pour nos cervelles d'Occidentaux bornés. Le premier est relevé à l'encontre du professeur d'ethnographie Kritchevsky, lequel, dans un article de 99 pages, intitulé les tribus australiennes et Engels, ne consacre que six lignes au grand collaborateur de Karl Marx. Autre cas pendable: les ennemis du peuple considèrent le peuple scythe comme une société primitive. Enfin l'on a pour ainsi dire trahi la nation, en affirmant qu'il existait à une époque préhistorique une langue turco-mongole finnoise.

Comme on voit, il n'est aucun domaine de l'esprit sur lequel l'Etat ne puisse revendiquer un droit de regard, et l'historien Chestakov, auteur du manuel d'histoire russe qui fut primé par le Kremlin, paraît être dans le vrai, quand il établit de la sorte le partage des pouvoirs: Je dois avouer que la solution apportée par notre manuel à toute une série de questions historiques n'est pas due exclusivement à nos recherches scientifiques et à notre travail. Nous n'étions en fait que les accumulateurs des injonctions, des idées et des conquêtes scientifiques que nous transmettait la commission gouvernementale. Sommes-nous en présence des aveux d'un coeur sincère et modeste? Sans doute, mais l'on subodore en même temps la précaution d'un auteur duement éclairé sur ses risques, par les mésaventures des Tarlé, des Platonov, mort en exil, et des Pokrovsky, déshonoré à titre posthume. Vestigia terrent, semble-t-il se dire après le renard de Phèdre, d'où l'évident souci d'établir au préalable toutes les responsabilités de ses affirmations.

Au reste, il est telle ou telle question où ce libre examen de la science historique constitue une pure et simple hérésie. C'est ce dont ne s'était pas avisé notre naïf collègue Sloutzki, lequel s'était permis d'examiner certains aspects de la pensée révolutionnaire de Lénine, antérieurs aux événements de 1917. En vain crut-il détourner la foudre, en fondant ses affirmations sur la correspondance et les articles du grand homme.

M. Joseph Staline, dans toute sa gloire, ne laissa à personne le soin de foudroyer ce téméraire, aventuré dans le Saint des Saints. Fin 1931, dans la revue intitulée La Révolution prolétarienne, il écrivait ou plutôt encore décrétait: Il est INTERDIT de transformer en discussion la question du bolchévisme de Lénine.

Tels sont les faits et la doctrine, mais encore, on se permettra de faire observer que ce ton de virulence, pour ne pas dire de grossièreté, qui règne dans de telles discussions n'implique aucune égalité entre les deux interlocuteurs. Rien, en vérité, ne ressemble moins au spectacle d'un Etat ou d'un régime qui se défendrait brutalement contre les excès de plumes de folliculaires, abusant sans scrupule de leur liberté constitutionnelle de penser, d'écrire et d'imprimer. Les hérésiarques d'aujourd'hui le sont à leur corps défendant; ce sont les officieux d'hier et les thuriféraires de l'année passée. En vertu d'un étonnant paradoxe, les écrits que les adulateurs de la dernière couvée dénoncent à la vindicte publique, ont été lus, relus, soupesés et discutés, la plume à la main, par la Congrégation soviétique de l'Index. Ils ont été munis du Nil obstat et de l'imprimatur; ils ont reçu les attributions de papier nécessaire à leur publication; ils ont été imprimés dans les officines de l'Etat et aux frais de ce dernier. Il n'empêche que l'auteur prendra le chemin de la Sibérie. Le point de vue a changé. Le Numéro Un s'est déplacé d'un pas dans une direction inattendue. Le malheureux auteur se découvrira, selon le cas, réactionnaire ou trotzkiste. Quel que soit ce cas, son compte est bon.

Ce despotisme intellectuel s'applique à tout et rien ne saurait le laisser indifférent, car c'en est fait de l'absolutisme des Romanov que tempéraient beaucoup de paresse et pas mal de scepticisme. A la moindre orientation nouvelle qui se manifeste dans la politique intérieure ou extérieure du Kremlin, c'est non seulement l'histoire, mais encore l'ethnographie, l'archéologie, la musique, la peinture et le cinéma qui vont se trouver affectés par contre-coup. Toute activité de l'esprit ressortissant

à la propagande, il s'ensuit rigoureusement qu'il n'est point de templa serena, où les ukazes de l'Etat cesseraient de sortir leurs effets tyranniques.

La 9me symphonie du grand musicien russe Khostakovitch demeure-t-elle dans la ligne de la dialectique marxiste, comme le faisaient naguère son Leningrad et son Stalingrad? Telle est la question saugrenue qui fera l'objet de l'ordre du jour d'un comité, d'une discussion, d'un scrutin, d'une décision. Le cas du cinéaste Eisenstein est tout pareil: les raisons qui firent triompher son Alexandre Newski en 1937, sont les mêmes qui provoquèrent le retrait de ce film, entre le 23 août 1939 et le 22 juin 1941. On se doute qu'elles ne soutenaient aucun rapport avec le cinéma pur et son esthétique, mais qu'elles exprimaient simplement l'évolution des relations germano-soviétiques. Le cas de son Yvan le Terrible, tombé en défaveur et retiré de l'écran, appelle une remarque semblable. Il avait eu le tort de représenter le constructeur du Krernlin qui fut aussi le vainqueur de Kazan, comme un pantin féroce. chambré et terrorisé par la police politique du régime. On pouvait redouter, de ce fait, que la projection de pareilles images impressionnât fâcheusement l'imagination des spectateurs et leur inspirât l'irrespect vis-à-vis du pouvoir stalinien. Reste, toutefois, qu'on ne monte pas un film dans les studios de Moscou, sans l'appui, la collaboration et la supervision des autorités. Là encore le point de vue du régime a changé, et c'est tant pis pour l'auteur.

A l'heure qu'il est, la vague nationaliste déferle sur l'ensemble de l'Union soviétique et de sa production intellectuelle avec une violence et une ampleur vraiment inouïes. Savants. écrivains, artistes ont été mis en garde contre les tentations de l'Occident par le célèbre général Jdanov et l'académicien Fedaïev, sur le ton le plus impérieux. C'est dans le fond original de la civilisation slave et dans le cadre de la dialectique marxiste que les intellectuels russes sont sommés de prendre leurs inspirations. Sur ce plan, comme sur tous les autres, l'U. R. S. S. tend donc à l'autarcie: anglaise, française, italienne

ou américaine, la pensée occidentale est déclarée pourrie et condamnée en bloc. Défense donc de lui rien emprunter. Le pauvre philosophe Alexandrov, qui ne s'était pas avisé de l'existence de cette nouvelle vérité d'Etat, a été cloué au pilori sans la moindre miséricorde.

A cette tendance, on peut trouver deux explications. Selon la première la Russie se replierait sur elle-même pour éviter le contact des deux civilisations occidentale et orientale; les événements de la guerre et les circonstances de l'occupation soviétique, quelles que soient les ruines allemandes et la misère autrichienne, risquant, en effet, de refroidir l'enthousiasme des masses populaires quant aux progrès réalisés par le régime entre 1920 et 1939. D'autre part, les intellectuels russes pourraient trouver dans l'oeuvre de l'Europe occidentale de fâcheux exemples de science désintéressée et objective. Pour un peu, poètes, peintres, sculpteurs et musiciens retireraient de son contact l'idée que l'art constitue une fin en soi, alors que son but doit être recherché dans l'exaltation des valeurs soviétiques et nationales et dans la propagande sociale et politique du Kremlin.

L'esthétique devra se conformer au principe du réalisme social, en vertu duquel toute la peinture occidentale de l'âge contemporain tombe sous le coup de l'excommunication. Comme on voit, Moscou, le plus aisément du monde, rejoint le point de vue du peintre Adolf Hitler qui épurait les musées allemands des tableaux de l'école parisienne. L'art décadent bourgeois, écrivait la Pravda, l'autre jour, a brisé ses liens avec le peuple et ne sert qu'aux intérêts cupides et aux goûts dépravés de la bourgeoisie. Inutile de répondre à cette énormité que, le pinceau à la main, l'artiste n'a d'autre but que de libérer son âme, de réaliser son être, voire même son subconscient. Tel point de vue n'a pas cours sur les bords de la Moskva: aussi bien la jeune peinture française se trouve-t-elle englobée tout entière dans cette condamnation sans appel, et Pablo Picasso lui-même, sans égard pour ses courbettes et génuflexions, n'a fait l'objet d'aucun ménagement.

La peinture moderne postule la culture et la tension d'esprit, non seulement de la part de l'artiste, mais encore et peut-être surtout de l'amateur. Elle constitue en elle-même son propre but. D'où cette conclusion, inattendue mais inéluctable, que le réalisme social imposé par Moscou conduit en droiture à l'Académisme et au tableau d'histoire. Dès 1937, les toiles exposées au pavillon soviétique de l'Exposition internationale des Arts décoratifs nous avaient déjà démontré cette vérité jusqu'à l'évidence. Elle se confirme, quand nous contemplons les reproductions des tableaux les plus récents qui nous parviennent de Moscou, par le truchement des illustrés. Le réalisme social se doit de bannir du Parnasse, les Picasso, les Marquet, les Matisse: ses maîtres authentiques s'appellent, eu effet, Meissonier, Edouard Detaille, Alphonse de Neuville, ainsi que leur disciple russe Verechtchaguine, disparu devant Port-Arthur, le 13 avril 1904. Mêmes chevaux dodus, même souci scrupuleux du harnachement, même convention selon laquelle le maréchal Timochenko fixe le peintre, tout en lisant sa carte, même coup de vent opportun qui retrousse un pan de sa capote grise pour faire apparaître la soie rouge de la doublure. En un mot, la chromo-lithographie relevée par de saines conceptions patriotiques et sociales.

Tels sont les maîtres. On ne s'étonnera donc point que les élèves soient soumis à une discipline identique sur le plan intellectuel. De même que pour les professeurs, la situation matérielle des étudiants se trouve plus ou moins assurée par la sollicitude du régime. Mais de même qu'en Allemagne sous Hitler, dans l'Université soviétique, un certain nombre de branches de l'enseignement ont été étendues à toutes les Facultés et rendues obligatoires. Comme c'était le cas là-bas, elles permettent le triage des brebis et des boucs. Mutatis mutandis naturellement, car la géopolitique s'appelle économie politique marxiste, au lieu que la deutsche Rassenkunde se trouve remplacée par la dialectique marxiste.

Ici encore l'épuration est constante et la délation constitue le premier devoir de l'homme et du citoyen. Tel est le

pain quotidien dans les instituts et hautes écoles de Yougoslavie, dont l'alignement rigoureux n'est pas encore chose faite. Par ses conférences, écrit-on de Belgrade, avec le légitime orgueil du devoir accompli, la jeunesse patriotique des lycées a réussi à dévoiler les travaux subversifs de certains professeurs et élèves. La plupart de ces traîtres ont été expulsés des écoles. La police politique de Belgrade, la fameuse O. Z. N. A., recrute des mouchards et des agents provocateurs parmi les étudiants et parmi leurs maîtres, et les sanctions pleuvent: exclusion de toutes les écoles, exclusion d'une école particulière, exclusion des examens pour une durée variable selon la gravité du cas. Que si les professeurs se refusent à ratifier les sentences portées par les étudiants contre tel ou tel de leurs camarades, des démonstrations et des violences les font revenir sur leur point de vue. La seule question que l'on puisse encore se poser ici, c'est celle du progrès que les lettres et les sciences seront capables de réaliser, sous un semblable régime, où la qualification politique passe la valeur technique et où le temps des études se dépense en manifestations, congrès et travaux publics.

On a dit que le marxisme oriental constituait une véritable religion. C'est vrai, mais à la condition, toutefois, de se représenter la religion, non pas même sous la forme où elle apparaissait à notre ancêtre du XIIIe siècle, mais sous l'apparence caricaturale et mensongère que tentèrent, de lui donner les Voltaire, les Diderot et les libres penseurs du XIXe. Il prétend nous fournir une explication totale du microcosme et du macrocosme, au nom de laquelle on se permet, en vertu d'un raisonnement syllogistique, de condamner la génétique mendélienne. Quiconque s'en tient au bolchévisme, écrivait en 1939 le professeur Lysenko, membre de l'Académie des sciences et directeur de l'Académie d'agriculture, ne peut donner sa sympathie à la métaphysique. Or le mendélisme est une métaphysique. Donc on ne saurait défendre le mendélisme que par des mensonges, et l'enseignement de Mendel et de Morgan ne peut être considéré que comme faux. L'orthodoxie marxiste

se trouvant ainsi déterminée, un pas suffira pour conclure à la restauration du Saint office, chargé d'extirper l'hérésie. Ce pas, M. J.-G. Growther le franchit allégrement, dans son ouvrage intitulé Social Relations of Science, moyennant le recours à la direction d'intention, telle exactement que la définissait le bon père des Provinciales: Le danger ou la valeur d'une Inquisition, ne laisse-t-il pas d'écrire avec un cynisme qu'on appréciera, dépend du fait qu'elle est utilisée au service d'une classe gouvernementale réactionnaire ou d'une classe progressiste. Aussi bien, notre communiste anglais, avec la logique de l'absurde, se refuse-t-il de condamner Hitler sur le fond: sa doctrine recèle beaucoup plus de vérité que le point de vue idéaliste de la convention. Il n'eut encouru aucun blâme s'il l'avait mise au service du prolétariat germanique 1.

Repassons de l'autre côté du Rideau de fer, après cette excursion dont la longueur aura peut-être été relevée par un certain pittoresque. Si nous voulons maintenant jeter un coup d'oeil sur l'état présent des études en France et sur leurs perspectives d'avenir, force nous sera bien, faute de temps, de nous borner à quelques aspects de cette vaste et importante question.

Après la libération de la France, le problème des études et des programmes universitaires a été remis à l'examen d'une Commission d'Etat, dont feu le professeur Langevin et son collègue Henri Wallon, de même appartenance politique, constituaient les personnalités les plus marquantes. La thèse soutenue par les porte-parole de cet organisme affirme que toute discipline enseignée doit être matière à culture. C'est là, certes, une louable conception selon la théorie, mais quand on en viendra au fait et au prendre, qui ne voit qu'elle aboutira, dans la pratique, à porter de nouveaux coups aux

humanités classiques, continuellement battues en brèche depuis l'espace d'une génération? Aussi bien, peut-on constater clans la presse parisienne un très net mouvement de réaction contre ces tendances dont l'avenir demeure donc incertain.

A la même époque, l'Université française a été soumise à l'«épuration» 1, et sa rentrée, aux lendemains de la capitulation allemande, s'est effectuée sous le signe de la résistance. Ici, comme ailleurs, l'on peut et l'on doit regretter de nombreux abus, engendrés par le fanatisme. Dans quelques grandes écoles, d'autre part, des places, dans les concours d'admission, furent réservées aux candidats de la Résistance, ou plutôt encore aux candidats porteurs d'un certificat de la Résistance, ce qui n'était pas toujours la même chose. Posons ici en principe que le patriotisme ne devrait jamais servir de critère dans la collation des examens de grade. Que l'antipatriotisme, le défaitisme, la trahison méritent d'être sanctionnés dans nos Instituts, la chose pourrait se soutenir, pour autant qu'il s'agit de délits et de crimes prévus et punis par la loi et par une loi sans effet rétroactif. Mais il est clair que le jus sanandi du médecin deviendrait bien vite le jus impune occidendi, si le simple fait de s'être soustrait au Service du Travail obligatoire (S. T. O.), institué par l'occupant, permettait à quelque candidat de compenser sa nullité en clinique chirurgicale. Ce qui est vrai pour le médecin, le sera tout autant du notaire, de l'ingénieur et du membre de l'enseignement. Tels sont les exigences de la culture et les impératifs du progrès. Quoi qu'il en soit, le temps lui-même remédie à ces abus, en réduisant progressivement les effectifs de ceux qui pourraient s'en prévaloir.

Sur le plan économique, par contre, la situation de la culture française dans l'état actuel de la législation, de l'administration et des moeurs publiques ou privées, demeure toujours aussi sombre. On ne saurait, en effet, concevoir un enseignement supérieur, sans dictionnaires, sans manuels, sans bibliographie et sans revues spécialisées. Or c'est un fait constaté

l'autre jour, que la science et l'Université française doivent se contenter, si l'on ose employer ce mot, de 11 % du papier consommé par l'Economie nationale. C'est dire qu'elle se voit aujourd'hui réduite à la portion congrue, voire même à beaucoup moins.

La responsabilité de ce malheureux état de choses incombe indiscutablement à la prolifération maladive des journaux que l'on constate en France, depuis le 25 août 1944. Avant la guerre, on comptait, sous le régime de la Troisième République, une vingtaine de magazines hebdomadaires: on en a dénombré jusqu'à 222, l'an dernier, et les quotidiens se sont mis à pulluler dans les mêmes proportions. Les trois partis qui se sont partagés la France, au lendemain de sa libération, ont revendiqué et obtenu le droit de publier un journal dans chaque région du territoire. Puis l'étau despotique de l'autorisation préalable s'étant desserré, d'autres périodiques sont apparus par surcroît. En maints endroits, le journal, spolié par l'occupant, vu l'hostilité avérée du propriétaire, se trouvant occupé par d'autres bandes, les victimes ont été finalement autorisées à reparaître sous de nouveaux auspices.

Que l'on ne vienne pas nous objecter le fait constaté qu'une bonne moitié de cette presse n'a pas de lecteurs et que ses invendus s'accumulent en pyramide à l'étalage des kiosques. Il a été institué à cet effet une Société nationale des Entreprises de presse (S. N. E. P.) qui administre les imprimeries confisquées par le gouvernement, au moment de la libération. Qu'importe donc à certaines feuilles d'accumuler les déficits par millions? Elles ne se verront pas contraintes de déposer leur bilan ni de cesser leur publication puisque leurs déficits sont repris en charge par l'Etat, et que la dite Société nationale, avec une longanimité digne d'une meilleure cause, laisse s'empiler ses titres de créance, sans se résoudre jamais à les réaliser.

L'attribution du papier, ressortissant, d'autre part, au Ministère de l'Economie ou de la Production nationale, on imagine sans grand effort cérébral, les conséquences d'un

pareil état de choses. Ici nous ne faisons même pas allusion à cette censure supplétive qui, sans porter aucune atteinte apparente à la liberté constitutionnelle de la librairie, permet de refuser le papier nécessaire à l'ouvrage mal pensant ou à l'auteur mal noté. Il est clair, toutefois, que dans ces bureaux, les doléances de l'Académie des Sciences ou des Inscriptions et Belles-Lettres trouvent moins d'écho que les revendications de l'homme politique, en peine pour son journal ou pour son hebdomadaire. Lu ou non lu, le quotidien aura presque nécessairement le pas sur une réédition de l'Iliade, des Perses, de la chanson de Roland ou de la Diplomatique d'Arthur Giry.

Or on n'oubliera pas que, dans l'état présent de la technique, le papier noirci par l'encre typographique ne se blanchit pas. On peut tout juste en faire du carton. Ceci étant, on conçoit que le problème du livre constitue l'un des problèmes les plus angoissants de l'époque, tant pour l'Université française que pour la culture en général. Les rééditions sont rares, tirées à un nombre insignifiant d'exemplaires, de lamentable qualité, et, la plupart du temps, il ne s'agit que de la reproduction mécanique de tirages antérieurs. C'est ainsi que vient de reparaître à Paris le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot, mais il renouvelle servilement les inévitables petites bévues qui distinguaient la première édition de cet ouvrage d'ailleurs remarquable. Le tout est proposé à l'étudiant pour le prix respectable de 900 francs français, chiffre de l'automne dernier. Quant à l'excellent dictionnaire grec-français de Bailly, dont la reliure rose à étiquette verte nous rappelle tant de chers et d'enivrants souvenirs, il est devenu, sur la place de Paris une véritable rareté et, pour tout dire, une valeur de marché noir, dont la valeur oscille entre 4,500 et 6,000 francs, soit entre 40 et 60 francs suisses au «cours parallèle». Mais ce rapport n'est pas tout. Si l'on veut bien considérer que la C. G. T. vient de fixer aux environs de 12,000 francs mensuels le minimum vital de l'ouvrier français, on peut déduire que son prix réel peut être évalué à un mois de pension au Quartier latin.

Et tout le reste est à l'avenant. Crise du papier, venons-nous d'écrire. La crise de l'imprimerie ressortit, elle, à l'enchérissement continuel du prix de l'existence, ainsi qu'à l'incidence de lois sociales mal calculées, lesquelles ne cessent d'accélérer ce mouvement à la hausse. L'impression des thèses — en nous bornant à ce seul exemple — devient donc un problème quasiment insoluble pour le candidat au doctorat qui ne serait pas multimillionnaire. Elles risquent donc de s'accumuler, manuscrites ou dactylographiées, dans les archives des Facultés. Mais on voit facilement les inconvénients majeurs d'une pareille procédure: ralentissement des relations intellectuelles internationales, doubles emplois, recherches inutiles, etc.

Quant aux revues scientifiques ou érudites dont s'enorgueillissait à juste titre l'Université française, un simple coup d'oeil jeté sur les rayons de nos bibliothèques, où se conservent les périodiques, suffit pour nous renseigner sur les dégâts qu'elles ont subis. La moitié de nos casiers demeurent inoccupés: autant de phares qui se sont éteints sous le régime de l'occupation allemande et que la libération ne s'est point souciée de rallumer. Les survivantes, trois ans après la fin de la guerre, sont demeurées étiques, comme si, elles aussi, avaient connu les misères de Dachau, de Buchenwald ou de Ravensbruck. La Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes dont l'intolérance, après un siècle et quart de réputation mondiale, a suspendu la publication de 1945 à 1948, ne paraissent plus qu'une fois par mois, mais, par ailleurs, il n'est si mince grimaud des lettres qui ne fasse «bouillonner» sa petite revue confidentielle.

Dans cette misère, l'édition émigre pour ne pas dépérir. La principauté de Monaco se fait un nom dans le domaine de la librairie. L'illustre maison Pion imprime en Suisse quelques-uns des plus purs chefs-d'oeuvres de la littérature française, et un éditeur beige recueillait chez lui, l'an dernier, comme un pauvre orphelin chassé par la famine, Autant en emporte le vent, car on ne trouvait pas de papier, sous le règne de

la Quatrième République, pour publier un nouveau tirage du roman-fleuve de Mrs. Mitchell. Tout cela n'empêche nullement les invendus de continuer à refluer, avec la majestueuse puissance d'un phénomène naturel, en direction de journaux sans lecteurs, mais non pas sans crédit politique.

Tel est un des aspects de la question que nous nous proposions de traiter ici. L'autre, celui de la situation matérielle de l'intellectuel français, dans les conditions de ces trois dernières années, ne présente rien de plus réjouissant. Les difficultés présentes de l'étudiant sont chose bien connue de chacun de nos auditeurs: alimentation insuffisante, livres inaccessibles. Que l'on se représente au surplus l'ingratitude de tout travail personnel, dans une chambre généralement non chauffée, et dont le seul imprévu est apporté par des coupures de courant. En bref, nous voici revenus à la condition que Cervantès assignait jadis au bachelier de Salamanque.

Mais son maître n'est pas plus favorisé. Ne faisant pas masse, il est et demeure inintéressant sur le plan politique; aussi bien son traitement n'a-t-il été que très médiocrement relevé par rapport à d'autres catégories sociales. D'un autre côté, relevons le fait que le produit de son activité professionnelle n'est pas de ceux qui trouvent à se monnayer au cours du marché parallèle. L'activité littéraire, enfin, qu'il pourrait exercer à côté de ses obligations pédagogiques, trouve dans le monde d'aujourd'hui une rémunération de plus en plus réduite par rapport au mouvement général des prix. Avec les dix louis que le Gaulois, en 1913, payait à M. Paul Bourget, en échange de l'une de ses chroniques dont il avait le secret, l'illustre académicien pouvait s'offrir chez le bon faiseur une élégante redingote et la compléter à l'aide d'une paire de bottines à tige d'étoffe et d'un chapeau haut de forme. Trente-trois ans plus tard, un article du Figaro, revêtu d'une signature également glorieuse, valait 4,000 francs français dévalués, soit tout juste le prix d'un seul des dix napoléons généreusement alloués par M. Arthur Meyer à son prédécesseur. Or, en ce même automne 1946, le complet de bonne

laine anglaise se vendait 24,000 francs sur les boulevards.

On a répété à satiété qu'à l'époque de la domination bourgeoise, le sort de l'artiste génial était de mourir, incompris et méconnu, sur un grabat de misère. Quelle absurdité! Sans même nous référer aux exemples de Balzac et de Hugo, voyons celui de Stendhal. Quand cet admirable Henri Beyle affirmait qu'il ne serait apprécié qu'en 1885, à moins que ce ne fût en 1935, il entendait la faveur du grand public, mais, entre-temps, ses essais et ses romans n'ont jamais manqué d'éditeurs et d'éditeurs qui payaient d'avance. En 1824, l'Etat achetait pour 6,000 francs le tableau révolutionnaire d'un jeune peintre nommé Eugène Delacroix, et qui représentait une scène de l'insurrection grecque. Or quelque dix ans plus tard, Honoré de Balzac, qui s'y connaissait en fastuosités, affirmait que la même somme permettait de vivre une année de dandy, avec groom, voiture et chevaux anglais. Verrait-on, aujourd'hui, l'un des salons de la Quatrième République acheter douze-centmille francs la toile de l'un quelconque des soleils levants de la jeune peinture française?

Au reste, ce déclassement des lettres et des arts, s'il est en France, vu les circonstances, plus caractéristique qu'ailleurs, n'en est pas moins un phénomène de portée européenne. On n'imagine pas, même en l'année de son centenaire, la République et canton de Neuchâtel attribuer une bourse de voyage de 12,000 francs suisses à l'un des jeunes espoirs de nos lettres romandes. Voici un siècle, comme l'a montré notre cher et respecté collègue Charly Clerc, Gottfried Keller, encore presque inconnu de ses concitoyens, recevait des autorités zurichoises un subside de 800 francs, équivalant aux trois quarts du traitement annuel d'un conseiller d'Etat. En vérité: tempi passati...

Songeons aussi, quand nous pensons au sort de l'intellectuel en ce milieu du XXe siècle, à l'offensive déchaînée de la fiscalité. Ces grands et admirables bourgeois parisiens qui s'appelaient Henri, Denis et Augustin Cochin, Thureau-Dangin, Pierre de la Gorce, Héron de Villefosse ne demandaient

pas à leur plume de leur assurer le pain quotidien. Ils consacraient leurs rentes à leur liberté et cette liberté — ces otia cum dignitate — à composer patiemment de doctes et de gros ouvrages, généralement bien informés et tout empreints d'urbanité française. M. Plon, si aimable, si bien pensant lui-même, composait tout à loisir une Histoire de l'Eglise, une Histoire de la Monarchie de Juillet ou une Histoire du Second Empire, qui ne comprenait jamais moins de quatre ou cinq volumes in-4°, tirés sur bon papier et sans lésiner sur les caractères. On gagnait ainsi l'immortalité, en commençant par cette immortalité terrestre que confère l'Académie française. Certes, on ne se trouvait pas là en présence des génies fulgurants d'un Retz, d'un Saint-Simon ou d'un Châteaubriand, mais quels fins, quels bons et quels délicats esprits! Et, pour faire la différence, représentons-nous l'accueil effaré que ferait un éditeur de l'année 1947 à l'historien qui lui apporterait 4,000 feuillets manuscrits consacrés à l'histoire de la Troisième République.

Au reste, que les libraires et les éditeurs se rassurent. La race de semblables auteurs s'éteint à la même cadence que l'okapi, le grand pingouin et le rhinocéros blanc. Et comme ils ne jouissent pas de la protection internationale dont bénéficie l'innocente baleine, comme ils ne disposent pas des puissantes défenses actives et passives qui caractérisent l'ouvrier syndiqué et le trafiquant du marché parallèle, tout donne à penser que leur disparition sera chose accomplie vers la fin du XXe siècle, et les paléontologistes du XLe qui se pencheront sur leurs fossiles s'étonneront seulement des grandes dimensions de leur cavité crânienne, contrastant jusqu'à l'absurde avec la gracilité de leur squelette. Après tout, doit-on penser dans certains milieux, pourquoi regretterait-on la disparition, dans le camp des intellectuels, des moyens de fortune qui naguère leur assuraient une dangereuse indépendance de la pensée? Tout le monde professeur, nommé, muté et avancé par le gouvernement, et toute la production littéraire et historique réservée à des collections officielles. De cette manière,

on peut compter, à coup sûr, sur un parfait alignement de la pensée.

Faut-il encore citer à la barre de cette enquête les expériences de l'Université américaine? Les prodigieuses découvertes qui ont illustré le centre de recherches d'Oakridge ont provoqué, comme conséquence inéluctable, l'appesantissement de l'autorité de Washington et de tous ses services policiers sur de nombreux domaines de la physique supérieure. Certains résultats d'expériences ou de calculs concernant l'énergie nucléaire ne font plus l'objet d'aucune publication, et nous nous sommes même laissé dire que pareille réserve était prescrite et observée quant à divers problèmes relatifs aux vitesses suprasoniques, à la bactériologie, ainsi qu'à la propagation naturelle ou artificielle des épidémies, épizooties et autres épiphyties.

Sur toutes ces matières, le Bureau fédéral des investigations, comme s'intitule le contre-espionnage américain, étend le voile le plus épais et malheur à quiconque tenterait d'en soulever un coin. A preuve le procès de Montréal, à la suite duquel le professeur anglais Alan Nunn May a été condamné à douze ans de travaux forcés pour avoir communiqué aux Russes certains secrets concernant l'énergie nucléaire: l'excuse de l'idéalisme qu'il plaida devant les juges ne lui a valu aucune atténuation de cette lourde peine. Tout le monde, comme on voit, est aujourd'hui braqué sur cette dernière conquête de la science physique, et nul n'ose imaginer ce qui risquerait d'advenir à notre nouveau collègue et ami M. Rossel, si ses savantes recherches le conduisaient à désintégrer l'atome de calcium...

Les lois qui se proposent de réprimer ce que l'on est convenu d'appeler là-bas «les activités anti-américaines», constituent, à n'en pas douter, un second accroc à la liberté universitaire et même à la liberté de penser, telle que nous l'entendons

en Suisse. Déjà, dit-on, une commission fédérale enquête à Hollywood et cuisine Charlie Chaplin. Ici, nous nous bornerons à maintenir ce que nous avons dit plus haut: certes, la haute trahison, les intelligences avec l'ennemi, le défaitisme sont et demeurent des crimes selon les définitions des codes et dans les limites de la loi, mais l'on ne saurait sans danger tirer ces notions à l'extrême. Le blâme que toute conscience droite se doit de porter sur certaines procédures françaises ou italiennes, en matière d'épuration, nous interdit, par réciproque, de considérer comme un juste retour des choses les poursuites identiques qui s'appliqueraient contre le clan adverse. On n'est pas prêt à admettre, en effet, que deux sottises de sens opposé constituent, par compensation, un seul acte de raison et d'humanité.

Mais il ne faut pas désespérer de la santé morale du grand peuple américain. La cause de la raison qui est celle de la liberté vient de trouver le plus noble et le plus prestigieux des avocats, en la personne du Dr. James-B. Conant, président de la célèbre Université de Harvard. Même à une époque de trêve armée, écrit-il dans le dernier rapport qu'il adressait à son conseil d'administration, l'on ne saurait transiger avec le principe selon lequel on ne doit opposer aucune barrière à l'analyse de notre vie nationale, envisagée sous tous ses aspects. Aucune objection à ce que les agents de l'étranger soient traqués sans merci, mais prenons garde, fait-il remarquer, que les mesures destinées à contrebattre leur travail dans notre pays ne portent pas préjudice, de manière irrémédiable, aux institutions mêmes que nous désirons sauver.

Qu'elles soient libres, subventionnées ou même fondées par l'Etat, fait remarquer ce vigoureux esprit, les Universités ne sont ni des bureaux du gouvernement, ni des compagnies privées, et leurs professeurs ne sont pas des employés à gage. Les «tests de patriotisme», recommandables pour les fonctionnaires fédéraux, ne leur doivent pas être appliqués. La place des «savants ingénus» n'est pas dans les ministères de Washington, mais le libre examen doit demeurer la base de

tous les travaux que poursuit l'Université. Si cette charte de liberté fait défaut on peut avoir, par exemple, une haute école, un technicum ou une académie militaire, mais non pas une Université. Quant au reste, le Dr. Conant émet l'avis que seule s'impose la qualification scientifique: La nation a te droit d'exiger, conclut-il, que dans ses établissements d'éducation les professeurs traitant de sujets qui soulèvent certaines controverses, soient non pas des propagandistes, mais d'intrépides pionniers de la vérité et des savants consciencieux. Cette diversité d'opinions est essentielle, dans l'intérêt de nos Universités et de la nation tout entière. Comme on ne saurait mieux dire, on nous permettra de ne rien ajouter.

Après ces exemples qui nous ont fait faire le tour du monde dans l'espace d'une petite heure, on retiendra finalement la question des relations intellectuelles envisagées sur le plan international. Là encore et là surtout, il faut dire que nous nous trouvons aujourd'hui au milieu d'un champ de ruines, embarrassé de fils de fer barbelés.

L'institution internationale de l'U. N. E. S. C. O. semble devoir faire long feu, en raison de l'opposition que lui fait l'Union soviétique, appuyée dans cette attitude négative, comme vient de le prouver la sécession de la Pologne, par les puissances de l'Europe orientale qu'elle domine et qu'elle contrôle. Si l'on songe — pour ne parler que de ce que nous connaissons — aux bénéfices immenses que retireraient les sciences historiques et archéologiques d'une collaboration vraiment universelle, on doit amèrement regretter un semblable partipris d'hostilité. A la lecture des Pirenne, père et fils, des René Grousset, des Henri Hauser, des Georges-J. Bratiano, sans oublier l'admirable Rostovtzev, nul doute que maintes énigmes de l'histoire de l'Antiquité et du moyen âge attendent encore qu'on découvre leur solution entre le Prouth et le Lac Baïkal, c'est-à-dire en Ukraine, en Crimée, au Turkestan

et dans les provinces méridionales de l'immense Sibérie.

Quoi qu'il en soit, les relations culturelles établies par l'U. N. E. S. C. O. se limitant à la zone occidentale de l'Europe et aux deux Amériques, ainsi qu'aux Dominions de l'Empire britannique, que devons-nous penser des méthodes qui prévalent actuellement à la tête de cet organisme international, sous la présidence de M. Julian Huxley? Le plus qu'on puisse dire en cette matière, c'est que tout se borne présentement à la collaboration de diverses bureaucraties, s'occupant d'information et de pédagogie, mais que l'on ne saurait conclure valablement, de ces contacts purement administratifs, à une amélioration quelconque des relations que devraient entretenir entre eux les savants, les intellectuels et les artistes de chacune des parties contractantes, ni qu'on se soit jamais soucié, dans cette dernière édition de la Tour de Babel, à faciliter leurs voyages à l'étranger. Sans compter que l'U. N. E. S. C. O. semble très visiblement inspirée et dominée par l'idéologie de gauche, pour ne pas dire d'extrême gauche.

Or, en dépit des programmes, des congrès qui coûtent des millions, des discours politiques et académiques, des toasts et de la chaleur communicative des banquets, en dépit des articles de revue et de journaux les mieux intentionnés du monde, c'est un fait que les pratiques administratives en usage dans la plupart des Etats membres de l'U. N. E. S. C. O. ne cessent de compromettre l'avenir de la vraie culture. Tranchons le mot: elles vont à l'encontre de toute vraie coopération intellectuelle. Voici la Grande-Bretagne, patrie de M. Julian Huxley, qui vient d'élever le long de ses côtes une véritable muraille de Chine. Arrêtera-t-elle l'évasion d'affairistes sans scrupules et diminuera-t-elle le déficit chronique qui caractérise présentement la balance commerciale de l'Angleterre? On ne sait, mais, à tout le moins, on peut garantir qu'elle demeurera infranchissable à l'écrivain, au poète, à l'artiste, aux archivistes du Public Record Office, ainsi qu'aux étudiants et professeurs de ces admirables Universités d'Oxford et de Cambridge.

La France et la Suisse ont échangé des attachés culturels. Cela n'a pas empêché l'échange de nos étudiants de se trouver stupidement assujetti à toutes les formalités du visa. Cela n'a pas empêché non plus que, sauf dérogation, nos intellectuels voyageant en France ou séjournant dans ce pays ont été astreints à se procurer quotidiennement une somme de 500 francs au cours artificiel du clearing. Or, la plupart de nos collègues et de nos élèves ne possédant aucun compte en banque de l'autre côté du Jura, il s'ensuit que le dirigisme a réalisé ce miracle géométrique, mécanique et physique: à savoir le filet qui laisse passer les brochets, mais qui retient les ablettes.

Au reste, est-on en droit de parler de relations culturelles quand le volume de la Synthèse historique est payé cinq écus d'argent dans nos librairies de Neuchâtel qui, certes, n'en peuvent mais, et quand nos douaniers suisses s'arrogent le droit de prélever une taxe de statistique et l'impôt du chiffre d'affaires sur le volume d'hommage amical qu'un confrère d'Outre-Jura a confié à la poste? Faut-il encore mentionner les contingents d'importation parcimonieusement concédés à l'édition romande par l'administration de la Quatrième République, dont les normes — assurent les mauvaises langues — varient selon les opinions attribuées au solliciteur? Un refus ou une restriction dudit contingent servait hier encore, sans porter atteinte apparente à la liberté de pensée, à sanctionner l'édition de tel ou tel volume qui eût contrarié les thèses officielles. «La Suisse, refuge de l'esprit libre» nous a-t-on répété sur tous les tons entre Neuchâtel et Paris, à l'occasion de l'exposition de 1946. Oui sans doute, mais à la condition que cette liberté demeurât sans usage, au lendemain de certaines dates historiques...

Ici nous incriminons beaucoup moins des hommes, dont quelques-uns ne laissent pas d'être bien intentionnés, que des institutions. Et nous n'éprouvons pas la même indulgence, vis-à-vis de systèmes politiques, économiques et sociaux, qui, sous couleur de culture, font de l'intellectuel l'éternel souffre-douleur

de la société moderne. Assez de hâbleries et souhaitons à ceux qui nous gouvernent un peu plus de sincérité!

On a tout dit; sans doute même en a-t-on trop dit. On se répète, toutefois, en terminant, que celui qui croit ne recule jamais et que le mépris des hommes et la malédiction divine atteignent ceux dont le silence contraint les pierres à crier. Mais surtout, avant de quitter cette tribune, on voudrait, encore une fois, se tourner vers ces jeunes qui nous sont confiés pour deux ans et qui nous font l'honneur de nous écouter.

Qu'ils n'attendent de nous aucun pessimisme. Qu'ils nous sachent rigoureusement inaccessible au découragement. En présence des ruines dont nous ne leur avons dissimulé aucun des aspects les plus effroyables, ce n'est pas le désespoir qui nous saisit, mais, tout au contraire, une grande tranquillité intérieure. Nous voici en présence d'une tâche immense et diverse, où nulle partie des énergies qui nous sollicitent ne risque de demeurer en chômage. Dans toute la faiblesse de son être, on se voudrait, comme l'écrivait Paul Valéry:

Pareil à celui qui pense
Et dont l'âme se dépense
A s'accroître de ses dons.

Ici l'on sent bien, devant la nudité de son âme, qu'on ne saurait donner que ce qui nous a été transmis en dépôt, avec la consigne impérative de ne pas en thésauriser une miette. Et, en cet instant aussi, on prend brusquement conscience que l'on se doit tout à tous. Ce faisant, si vous le voulez bien, ne parlons pas de tolérance. Nous aspirons à de plus étroits et de plus élevés cothurnes. Mais encore à chacun sa vérité et à la vérité de chacun la part de respect qui lui revient, car nous n'oublions pas la pensée du vieil Eschyle: la connaissance

s'acquiert au prix de la douleur. Or mesurées à ce prix, nous ne voyons aucune de ces vérités fragmentaires qui autorise la fureur, le sarcasme ou même le sourire.

Demain nous demeure tout enveloppé de nuées, quelques-unes assez sinistres. Tel ce jour de juin 1940, où, remontant la côte qui domine Les Verrières, nous apercevions, dans le champ de nos jumelles, l'étamine sang de boeuf, timbrée de la Croix gammée, qui flottait triomphalement sur le terre-plein du fort de Joux. Et pourtant, nous ne percevions aucun trouble parmi nos chers camarades du bataillon de fusiliers 19, jetés à la frontière franco-suisse, après une nuit de transport. Tout était tranquille dans leurs rangs, et pourquoi, à tout prendre, se fussent-ils troublés? Ils connaissaient leur consigne. Il ne leur restait à accomplir que les gestes les plus simples et les plus réconfortants du devoir.

Ainsi de vous, ainsi de nous, en ce nouveau tournant de l'histoire. Rien n'est perdu, tant qu'il reste nos coeurs, nos intelligences, nos raisons, nos fiertés. Le moindre effort de vaillance dans le plus humble des postes, et tout est sauvé! Notre culture, nos valeurs spirituelles, intellectuelles et morales n'ont pas cessé d'être fécondes. Et aussi nos méthodes critiques et nos irrespects d'occidentaux devant tout ce qui n'est pas respectable. Puissions-nous, de ce foyer trente fois séculaire, vous transmettre une seule braise, et vous saurez bien rallumer le flambeau. Telle est notre foi, ou, mieux encore que notre foi, notre assurance dans toute la divine certitude de ce mot.

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