DE L'AVENIR
DE LA CULTURE
Mesdames, Messieurs,En accédant à cette tribune, pourquoi devrait-on dissimuler
son émotion, voire même son angoisse et son trouble?
C'est, en vérité, toute une cohue d'idées qui nous assaillent en
cette heure, venant de tous les horizons. Et parmi toutes ces
idées, les unes insistantes, les autres fugitives, pourquoi n'avouerait-on
pas que celle qui s'impose à notre réflexion, c'est
la pensée de la fuite du temps. De ce temps irréversible qui
nous échappe, comme le fait une poignée de sable entre nos
doigts disjoints. Et pourtant, si nous nous tournons vers
l'amont de ce fleuve, les yeux de l'esprit nous font revoir, dans
une clarté éclatante, tant d'autres assemblées telles que
celle-ci.
Voici 28 ans déjà, nous voilà assis, en face de la chaire que
nous occupons aujourd'hui, pour voir notre futur collègue
Adrien Jaquerod revêtir cette charge de recteur qui nous
échoit aujourd'hui par ordre d'ancienneté. Elle nous semblait
digne de la rigueur élégante et de la hauteur scientifique du
maître physicien qui l'honorait autant qu'elle l'honorait. Aussi
bien, dans la parfaite connaissance de nos propres imperfections,
comment ne solliciterait-on pas en débutant, non pas
seulement l'indulgence du public pour cette séance d'une
heure; mais encore la compréhension de nos concitoyens pour
ces deux années de responsabilités? La seule certitude qui
nous encourage et nous fortifie en ce moment, c'est que notre
zèle et notre dévouement s'égaleront à leur confiance.
Encore une fois, on voudrait se reporter à ces jours lointains
de 1920 et rappeler le souvenir des bons maîtres qui se
penchèrent sur nos travaux d'adolescent. L'éclatant esprit d'un
Philippe Godet en éclaira les obscurités, et la rigueur humanistique
d'un Jules Lecoultre les poussa sur les sentiers montants
et parfois malaisés de l'érudition. Cet admirable pédagogue
que fut le regretté Charles Burnier nous introduisit aux
divers aspects de la latinité, de Sénèque à Prudence, en passant
par Suétone, Tertullien et Saint-Augustin. Avec le raffinement
d'une incomparable courtoisie et d'une exemplaire générosité,
Gustave Jéquier soulevait devant nous les mystères
compliqués et naïfs de l'écriture hiéroglyphique. Tant de fils
dorés que la Parque aux mains blêmes a tranché de ses impitoyables
ciseaux.
Avant de regagner son pays vaudois et son Université de
Lausanne, Arnold Reymond nous accueillait chez lui, avec
cet inlassable dévouement qui paraît ressortir naturellement
à la chaire de philosophie, puisque hier encore nos cadets
bénéficiaient d'une identique bonne grâce, prolongée héroïquement
jusqu'à sa dernière heure, auprès de notre cher Jean
de La Harpe. Auprès d'Arnold Reymond, il nous arrivait de
rencontrer cet esprit où la géométrie se mariait à la finesse,
et dans lequel tous nos auditeurs reconnaîtront Adrien Jaquerod.
La fiction légale de la limite d'âge le sépare de nous.
Il sait, pourtant, que demain comme naguère notre affectueuse
déférence, et, j'ose bien le dire au nom de tous et de chacun,
notre fidèle amitié lui demeurent acquises.
Le vieux français s'illustrait dans toutes ses nuances et sous
tous ses aspects, dans les deux personnes de Jules Jeanjaquet
et d'Arthur Piaget, dont la réputation européenne, après leur
renommée locale et romande, fut révélée à la naïveté de nos
vingt ans par l'Ecole des Chartes de Paris. Dans ce même auditoire
des Lettres, nous nous enthousiasmons devant l'ingénieuse
probité de M. Max Niedermann que nous allions suivre
à Bâle, de manière à nous convaincre expérimentalement que
les exigences absolues de la philosophie et de la linguistique
peuvent procéder du coeur le plus délicat et de la bonté la
plus active. MM. Paul Humbert, Alfred Lombard, Georges
Méautis ne nous pardonneraient pas de présenter ici leur éloge
et leur note caractéristique. Nous nous bornerons donc à leur
apporter en public l'hommage de notre respectueuse affection.
Enfin nous manquerions à nos devoirs les plus élémentaires,
si nous ne saluions pas ici même notre huissier,
M. Muri, dont l'autorité, la conscience et la bonhomie limitèrent
nos exploits d'étudiants, dans des bornes acceptables
pour la dignité universitaire.
Nous venons d'honorer les morts et de saluer les vivants.
Néanmoins, nous ne tirerions de ce rappel que de vaines
redites, si nous n'apportions ici les conclusions qui s'imposent.
La première, c'est qu'après les exemples d'un père et la tendresse
inépuisable d'une mère, nous devons à cette maison et
à ses maîtres le meilleur de nous-même, et nous ajouterions
ici, ainsi que les Lope de Vega et les Calderon de la Barca
du théâtre classique espagnol: les fautes sont de l'auteur. La
seconde: c'est que si nous devons notre piété aux morts qui
nous furent bienfaisants, si nous devons inclure à leur effectif
nos maîtres parisiens, eux aussi promus à l'immortalité: Maurice
Prou et le comte Henri-François Delaborde, de l'Ecole
nationale des Chartes, Joseph Bédier, du Collège de France et
de l'Académie française, le critique et essayiste Eugène Marsan,
l'historien Jacques Bainville, nous pouvons encore honorer
utilement leur mémoire. Nous le ferons en reportant sur
la personne de nos jeunes les mêmes sentiments de respect
scrupuleux, de dévouement et de bienveillance dont ils usèrent
à notre égard. Daignent nos étudiants en agréer aujourd'hui
la loyale assurance.
Il convient encore de pousser les portes et les fenêtres de
notre Université neuchâteloise. En juillet 1707, au moment où
le Conseil de Ville et la Vénérable classe des Pasteurs et Ministres
rédigeaient les Articles généraux qui constituaient à l'intention
des Prétendants le cahier de nos libertés, le bon
théologien Jean-Frédéric Ostervald doutait de l'opportunité
d'établir dans notre pays une nouvelle Académie: Je ne sais,
écrivait-il, le 3 août, à son fidèle ami Jean-Alphonse Turrettini,
si cela conviendroit par bien des raisons, surtout ayant Genève,
Lausanne, Basle, Berne à notre porte, et si l'on ne pourroit
faire quelque chose de meilleur. Sont-ce ces objections qui
suspendirent jusqu'en 1838 la fondation de la première Académie
de Neuchâtel, obtenue de la munificence du roi de
Prusse Frédéric-Guillaume? Le fait est que la Révolution de
1848 la balaya, sur le rapport de M. Steck, premier conseiller
d'Etat, chef du Département de l'Instruction publique du
nouveau régime. La République, mieux informée par l'initiative
d'Edouard Desor, la restaura en 1865, la soutint, la développa,
la transforma en Université par le décret de 1909.
Depuis lors notre institut a partagé le sort du pays, dans ses
bons et dans ses mauvais jours. Au cours de cette période tragique
où tout l'honneur de l'Etat reposait sur la probité d'Edgar
Renaud, nous survécûmes et depuis lors nous avons modestement
participé à cette renaissance si caractéristique de notre
vieille nation neuchâteloise, si fraîche et féconde dans son
millénaire.
De ces fortunes et de ces infortunes de l'Université, on
pourrait déduire deux leçons essentielles. Tout d'abord, c'est
l'attachement de notre peuple pour les choses de l'esprit et
les sciences exactes, ainsi que le constatait déjà Jean-Jacques
Rousseau, voici bientôt deux cents ans. C'est dans la culture
que depuis des siècles il cherche le moyen de son émancipation,
et le fait est qu'il y a brillamment réussi. L'autre de ces
leçons, c'est la solidarité pour ainsi dire physiologique qui
unit l'Université à l'Etat et au pays. En Angleterre, aux Etats-Unis,
il est loisible de concevoir l'existence de semblables institutions
de fondation privée, comme Oxford, Yale et les
deux Cambridge. Ce sont là tout autant de tours d'ivoire qui
honorent grandement le génie original des deux nations anglo-saxonnes.
Ici rien de tel ne saurait être conçu et la sagesse
humaine pour l'individu comme pour les communautés consiste
à chercher leur régime d'existence dans le respect de
leur physiologie.
Mais aussi dans ces rapports nécessaires, il convient que
chacun apporte sa contribution. Nous apprécions le souci du
Département de l'Instruction publique à promouvoir nos institutions
et nous apprécions tout autant son sens élevé de ce
que l'on nous permettra bien d'appeler leur rentabilité intellectuelle.
Relevons aussi, au Château comme à l'Hôtel de Ville,
un fécondant esprit de responsabilité, de décision et de réalisation.
Aussi bien ceux qui nous écoutent sauront-ils bien
reconnaître et respecter la séparation que nous établissons
entre l'esprit d'une revendication querelleuse, pour ne pas
dire quérulente, comme la définiraient les psychiâtres, et les
nécessités du progrès technique et scientifique qui nous
pousse l'épée dans les reins. Ce qui nous fait prendre la rue
du Château, ce n'est pas la mégalomanie des professeurs, c'est
l'évolution des disciplines qui vieillit et déclasse nos instituts
et laboratoires et qui les viderait immanquablement de leurs
étudiants, si nous hésitions plus longtemps à les renouveler.
Nous prions nos collègues de la Faculté des sciences de nous
faire crédit sous ce rapport: l'amélioration de leur outillage
demeurera toujours l'un de nos plus constants soucis.
Quant au reste, ne nous trouvons-nous pas aux premiers pas
d'un sentier aplani et débroussaillé, puisque nous avons le privilège
de succéder à notre cher collègue M. Maurice Neeser?
L'irénisme, s'il est ou devrait être l'apanage de toute théologie,
me semble constituer la qualité maîtresse et la raison d'être de
notre prédécesseur. Si parfois nos délibérations avaient tendance
à monter jusqu'au diapason de la tempête, d'ailleurs
fictive, qui forme le motif central de la symphonie pastorale,
votre baguette légère avait tôt fait de nous amener au troisième
mouvement du célèbre chef-d'oeuvre de Beethoven:
chants et danses des bergers sur les bords du ruisseau. Mais
allons encore un peu plus loin dans cette analyse: si l'intransigeance
le cédait tout soudain à l'esprit de conciliation, c'était
aussi, mon cher collègue, que nous voulions vous donner une
preuve tangible de notre affection. On a bien le droit de dire,
en effet, que la bagarre ne vous a jamais réjoui, et c'est un
fait indéniable que le plaisir pervers de l'Anglais suivant le
dompteur pour le voir dévorer vous demeure encore et toujours
l'un des mystères insondables de la création.
Bien souvent, il m'est arrivé d'admirer votre talent à dépassionner
le débat et à retirer de la discussion tous les petits
piquants personnels. Puissé-je à votre exemple de sérénité,
conduire dans les mêmes eaux tranquilles nos délibérations
et nos conseils, sans avoir jamais à me répéter, devant la vaisselle
brisée, le triste vers qu'Ovide prête à Médée: Video
meliora proboque, deteriora sequor. Que demeure ainsi sur le
fronton de ce bâtiment cette devise de l'Université médiévale
qui paraît avoir dominé vos deux rectorats: In necessariis unitas,
in dubiis libertas, in omnibus caritas.
De l'avenir de la culture. Le vague de ce titre a, tout au
moins, l'avantage de réserver la liberté de nos démarches. Ce
qu'on voudrait ici, c'est établir un bilan de la culture et des
études au sortir de cette effroyable catastrophe politico-militaire.
C'est aussi esquisser en quelques traits rapides les
grandes perspectives qui paraissent devoir lui être réservées
dans un avenir immédiat, équivalant, à vues humaines, à
l'étendue d'une génération.
Tout le monde s'est répété jusqu'au dégoût le mot de Paul
Valéry, touchant la fragilité et même la mortalité de nos civilisations
modernes. Mais on n'aurait rien fait d'utile encore,
si l'on ne cherchait pas ici à préciser les postes du bilan.
Enfin l'homme disposait des moyens de destruction correspondant
à sa perversité spécifique. Là où les plus affreux
tyrans de l'histoire avaient dû déplorer le faible rendement
de leurs armes: l'épée à deux mains, l'arbalète, la poudre
noire, la torche, le pic du pionnier, nous avons pu jeter dans
la balance la bombe d'avion, explosive ou incendiaire, actionnée
avec une incroyable facilité par la transmission électrique.
D'où ce champ de ruines qui s'étend de Lubeck à Cassino
et du cap Finistère au coude de la Volga. Sous le souffle
de la torpille aérienne, tout s'est effondré; les églises romanes
de Normandie et de Rhénanie ont subi des dégâts irréparables,
et il en est allé de même des quartiers gothiques de Caen, de
Rouen, de Beauvais, de Nuremberg et des chefs-d'oeuvre
baroques de Dresde. Si, à Londres, seul un miracle a préservé
la cathédrale de Saint-Paul, la plupart des belles églises de
Sir Christopher Wren se sont, durant l'hiver 1940/1941, écroulées
sous les coups du «blitz». En Italie, les fresques de Mantegna
qui faisaient naguère l'orgueil de Padoue, ne sont plus
aujourd'hui qu'un désolant souvenir. Et l'on pourrait multiplier
ces exemples dans l'aire que nous venons de circonscrire.
Quant aux grandes collections des musées et des bibliothèques,
c'est un fait que les mesures de dispersion et de protection
dont elles furent l'objet de la part de tous les Etats
belligérants les ont fait, dans leur ensemble, échapper à la
destruction qui les menaçait. Il est, toutefois, de douloureuses
et d'irréparables exceptions: tels les admirables manuscrits
du XIIe siècle, issus du fameux Scriptorium de Chartres, qui
ont péri, au mois de juin 1944, sous l'action conjuguée de la
bombe d'avion et de la lance d'incendie. La sauterelle a dévoré
les restes de la chenille, ainsi que l'écrivait le prophète Joel
et comme le rappelait l'historien Grégoire de Tours, à l'époque
qu'on croyait révolue des temps mérovingiens. En Italie,
le 3 octobre 1943, la soldatesque allemande a systématiquement
anéanti les archives de l'ancien royaume de Naples.
N'étaient les publications d'avant-guerre de l'Ecole française
de Rome et les micro-photographies rapportées à Paris, par
notre cher confrère Charles Perrat, ce serait donc toute l'histoire
du sud de l'Italie, à l'époque des dynasties angevines,
qui échapperait dorénavant à nos investigations.
Songeons, d'autre part, qu'archives, bibliothèques, musées,
ce ne sont pas seulement des parchemins, des papiers, des
livres, des oeuvres d'art, mais que ce sont aussi des salles de
travail et de consultation, des magasins, des rayonnages, des
galeries. A cet égard, la situation est misérable d'un bout à
l'autre du continent. Qu'importe à l'historien romand de savoir
que les rouleaux et registres de la Chambre des comptes des
ducs de Savoie, conservés à Turin, ont échappé aux incendies
provoqués par les bombardements de la R. A. F., s'il
n'était plus, dans la capitale du Piémont, aucun local où l'on
puisse venir les consulter, en vue de la copie et de la photographie.
Or dans le code d'urgence de la reconstruction, tout
donne à penser que les bâtiments de cette destination n'obtiendront
pas les premiers numéros. Prius vivere auraient dit
les Romains et, dans les circonstances actuelles de l'Europe,
on ne se sentirait pas le coeur de les désapprouver. Clio attendra
et tout donne à penser que, de longues années durant, le
travail original de la recherche se trouvera réduit à piétiner.
D'autant plus que dans ces mesures de préservation et de
protection, dont nous venons de toucher un mot, les séries
les plus anciennes, les exemplaires les plus précieux, les
objets d'art les plus précieux et les plus vénérables ont
joui d'un tour de faveur. A cela rien que de naturel: les
incunables valaient bien qu'on leur donnât le pas sur les
manuels du XXe siècle. Il s'en est suivi que les instruments
de travail de l'érudition et de l'histoire littéraire ont subi
des pertes considérables. Certains usuels, déjà rares en 1939,
sont aujourd'hui pratiquement introuvables. Au British Museum,
une partie de la série moderne a péri dans la nuit
tragique du 30 décembre 1940. A Louvain, la bibliothèque de
l'Université, péniblement reconstituée après la catastrophe du
20 août 1914, a connu, pour la seconde fois, la fureur des
incendiaires allemands. Il n'aura donc servi de rien à Mgr. Ladeuze,
d'écarter du nouveau bâtiment offert à la nation belge
par la munificence américaine, l'inscription: Furore teutonico
diruta. Et c'est justice, car on aura toujours tort de vouloir
faire mentir l'histoire. Quoi qu'il en soit, l'étudiant des
pays dévastés se trouve, de la sorte, réduit à une situation
tragique; d'autant plus que dans certains pays, les principes
qui ont présidé à l'attribution du papier ont, comme on le
verra tout à l'heure, méprisé de façon délibérée tous les
besoins des études.
Mais ce n'est pas tout. Le feu du ciel qui s'est abattu sur
l'Allemagne, à partir de 1942, n'a fait aucune distinction entre
l'imprimeur national-socialiste, éditeur attitré du régime, et
les maisons spécialisées dans la publication de textes historiques,
philologiques, littéraires et artistiques. Le bombardement
de Leipzig a porté un coup terrible à l'édition musicale
qui se trouvait concentrée dans la cité de Jean-Sébastien Bach,
tandis que les officines Teubner, si célèbres dans les Facultés
des lettres du monde entier, n'étaient pas épargnées davantage.
Là encore on se trouve en face d'un déficit considérable,
et si l'on voulait se remettre au travail, il conviendrait, avant
d'aborder de nouveaux problèmes, de se contenter de reproduire
mécaniquement les textes antiques, en commençant par
les plus usuels. Aussi bien faut-il saluer avec reconnaissance
ces Editions helvétiques et ces Editions du Griffon qui viennent
de naître sur notre sol et dans la série desquelles notre
infatigable collègue Max Niedermann vient de publier un
Quintilien. Puissent ces oeuvres assumer le caractère international
dont elles sont dignes à tous égards, et constituer de la
sorte la prolongation intellectuelle du Don suisse.
On remarquera, entre tant, que les premiers autodafés
dont furent victimes les bibliothèques du Troisième Reich
leur furent administrés des mains du parti national-socialiste.
Dès le lendemain de l'avènement d'Adolf Hitler, commença
l'épuration de la bibliographie allemande. Tel livre, en haine
de son auteur, fut systématiquement brûlé, partout où l'on put
l'atteindre; tel autre fut jeté au bûcher à cause de son sujet
ou de sa tendance. L'encre était à peine sèche sur les instruments
de Compiègne que les autorités d'occupation se livraient
aux mêmes sévices dans les librairies parisiennes, pour les
étendre dans la zone libre, au moment de son invasion.
Comme de juste, les manuels scolaires furent les premiers visés
par cette entreprise, digne des Vandales. Si l'on songe maintenant
au fait que les volumes supprimés furent remplacés
par des oeuvres orthodoxes et contrôlées par le régime, et que
ces dernières ont été, à leur tour, retirées de la circulation,
après la capitulation de Reims et l'occupation totale de
l'Allemagne, on peut juger aisément de l'état actuel des collections
dans les lycées, collèges et gymnases de Berlin, Francfort,
Cologne ou Sarrebrück. En janvier 1946, lors d'un
voyage à Baden-Baden, nous avons vu les nouveaux abécédaires
mis en service par les autorités françaises, à l'usage des
petits occupés. Et ce n'était pas du luxe, car, remontant de
palier à palier, la propagande nationale-socialiste avait fini
par s'imposer jusqu'au B-A BA...
Ce ne sont ici que des ruines matérielles, si considérables
soient-elles. Mais les ruines intellectuelles et morales de l'Université
allemande peuvent être tenues pour équivalentes en
étendue et en gravité, et i'on ne surprendra personne en disant
qu'elles seront encore plus difficiles à réparer. Telle a été
l'oeuvre systématique de douze années de régime national-socialiste.
Elle commença dès l'origine par l'éviction de l'Université
des professeurs et des étudiants de race israélite. On
nous dispensera de porter aucun jugement sur l'iniquité foncière
de cette mesure d'ostracisme, tellement elle tombe sous
le sens, mais on peut juger la désorganisation qui résulta de
ce fait, quand on sait le rôle joué par cet élément, dans les
Facultés de sciences, de médecine et de droit, de l'ancien
Empire allemand et de la République de Weimar. Puis les
corporations d'étudiants reçurent le conseil amical de procéder
à leur propre dissolution. Peut-être encourageaient-elles
les jeunes gens aux beuveries, ainsi que le leur reprochaient
les Caton du parti. Mais encore on peut penser que les mille
et une manifestations du régime, auxquelles les étudiants participaient
par devoir, les exercices militaires de jour et de
nuit qui leur étaient imposés, sous peine de sanction, les
vacances contrôlées que leur octroyait le gouvernement, ne
devaient pas favoriser outre-mesure les travaux de séminaire
et l'assiduité aux laboratoires.
Puis la Gestapo renforce son emprise sur l'Université. Au
professeur mouchard correspond dignement l'étudiant délateur.
Une demande de renseignement bibliographique, de
même qu'une question d'examen peut dissimuler un trébuchet
adroitement tendu. Pour un peu, du haut de sa chaire, le professeur-docteur
féliciterait ceux de ses auditeurs qui ne prennent
point de notes et qui font des cocottes de papier. Avec
l'institution des nouvelles disciplines nationales-socialistes, le
Dr Goebbels et son camarade Rust, ministre de la culture dite
«populaire», croient enfin former le faîte et poser le couronnement
de leur oeuvre: géopolitique, économie politique allemande,
deutsche Rassenkunde, telles sont, parmi quelques
autres, les nouvelles matières qui s'ajoutent aux programmes
d'étude, de manière à mieux imbiber la jeunesse du nouvel
évangile de Berchtesgaden.
Ce faisant, les dirigeants du Troisième Reich perdent de
vue qu'ils sapent l'Université allemande à la base. Les affreuses
persécutions raciales semblent avoir coûté à la technique
industrielle des persécuteurs beaucoup plus cher encore que
la révocation de l'Edit de Nantes le fit jadis à la monarchie
de Louis XIV. Combien de physiciens israélites, expulsés
d'Allemagne, n'a-t-on pas dénombrés dans les fameux laboratoires
d'Oakridge? D'où l'on conclura valablement que
l'antisémitisme du régime a privé l'Allemagne de l'énergie
atomique qui lui aurait donné la victoire et l'empire du
monde. D'autre part, le Régime, quelle que fût son idéologie,
pouvait-il se permettre de mépriser le savoir? Convenait-il
d'autoriser les étudiants à compenser un zéro de thème grec
par un 20 de géopolitique ou un 2 de physiologie humaine
par un 18 de science raciale?
On eut les conséquences, comme aimait à dire l'immortel
Jacques Bainville, car c'est un fait constaté, croyons-nous, que
cette baisse généralisée du niveau des études allemandes entre
1933 et 1939. Les modernistes à tous crins se résigneront peut-être
aux déficits qui s'accusent de l'autre côté du Rhin, dans
certaines disciplines ressortissant au pur domaine de l'érudition.
On peut reculer sur le terrain de la philologie sémitique,
de la linguistique indo-européenne ou de l'archéologie précolombienne,
sans cesser, pour tout cela, de disposer du potentiel
industriel capable d'armer et d'entretenir 300 divisions.
Néanmoins, nos médecins militaires suisses qui se sont rendus
sur le front de l'Est, et qui ont apporté les secours de leur art
aux blessés allemands et soviétiques de la bataille de Moscou,
n'ont pas été sans remarquer l'inculture pour ainsi dire encyclopédique
de bon nombre de leurs confrères de la Wehrmacht.
Formés à la hâte, jetés devant la douleur avec quatre
semestres de Faculté, l'amputation constituait pour eux la
solution d'Ecole la plus sûre et la mieux connue. Et pour les
cas les plus graves, la piqûre de morphine.
Le Troisième Reich, par fanatisme, a donc détruit sa propre
Université, hier encore et dans bien des domaines la plus
remarquable du continent européen. A l'époque de son
éphémère victoire, il a procédé à la même oeuvre de vandalisme
chez les vaincus de la Wehrmacht. Ce faisant, il
obéissait à l'intention la plus machiavélique et la plus criminelle.
Je ferai de la Pologne un véritable désert intellectuel.
Ainsi s'exprimait le gouverneur-général Franck, après
l'invasion de cette malheureuse nation. Il s'agissait donc
d'extirper entre l'Oder et le Boug tous les gradués de l'Université,
de manière à confiner le peuple polonais dans les
besognes inférieures ou subalternes de la société et de l'économie.
Ainsi le Herrenvolk se réserverait-il tous les leviers de
commande. A cet effet, le Sénat de l'Université de Cracovie
fut convoqué dans un guet-apens, au mois de novembre 1939,
et déporté en bloc dans un camp d'anéantissement.
Même politique dans ce qu'il était convenu d'appeler par
dérision, entre le 15 mars 1939 et le 8 mai 1945, le protectorat
de Bohême et de Moravie. La vieille Université de Prague,
fondée en 1348 par l'empereur Charles IV, devint un institut
purement germanique, d'où les «protégés» slaves furent
rigoureusement exclus. Quant aux étudiants tchèques qui prirent
la tête de la résistance à cette oppression sans précédent,
ils furent impitoyablement traqués par les bandes du tortionnaire
Heydrich.
Aujourd'hui, certes, l'Allemagne est à terre. Mais encore
qu'on ne puisse parler d'une véritable restauration de la
liberté et de la sécurité chez les victimes de ses effroyables
méthodes de despotisme et d'anéantissement, son oeuvre systématique
de destruction continue de déployer à travers l'Europe
ses sinistres conséquences.
Faut-il encore parler de la France. Tant que subsistèrent
les deux zones, les lois raciales connurent un très grand nombre
d'exceptions, dans la portion du territoire contrôlé par
le gouvernement de Vichy. Tel enseigna à l'Université de
Grenoble qui n'était plus toléré dans sa chaire de la Sorbonne.
Quand vint l'occupation totale, la rafle se généralisa. Notre
illustre confrère Louis Halphen, honneur de l'Institut, se vit
réduit au refuge d'un village dauphinois, cependant que l'occupant
pillait son appartement de Paris et dilapidait sa bibliothèque
et ses fichiers, consacrés, pourtant, à l'histoire du plus
haut moyen âge. Ces contre-temps, pour employer une expression
modérée, n'ont pas empêché, quant au reste, ce vigoureux
esprit de mettre la main dernière à sa Monarchie carolingienne:
elle vient de sortir de presse, dans la collection de la
Synthèse historique.
Ce ne sont pas les lois raciales, c'est son appartenance
active à la résistance française qui a voué à la mort le grand
historien Marc Bloch, fusillé par les bourreaux de sa patrie,
aux environs de Trévoux, quelques semaines avant la libération.
Mais si cet homme de génie a fait à son pays le sacrifice
de sa vie, et qui plus est, de l'oeuvre qu'on attendait encore de
sa plume, ce n'est pas sans avoir laissé aux siens le plus émouvant
appel à la réconciliation nationale. Tel est, en définitive,
le message de son dernier volume intitulé l'Etrange Défaite
qu'il n'a pas hésité à contresigner de son sang. Et comment
ici n'évoquerait-on pas le souvenir de l'helléniste Pierre Collomb,
massacré par la Gestapo, alors qu'elle envahissait l'Université
de Clermont qui avait recueilli sa soeur alsacienne,
qu'elle détruisait ses installations, déportait et martyrisait ses
professeurs et ses étudiants...?
On n'en finirait pas à épuiser cette lamentable enquête.
De Norvège, de Hollande, de Belgique, partout monte à nos
oreilles la plainte de la culture blessée par la guerre et par
l'invasion allemande. Et parmi ces appels qui retentissent
jusqu'à nous, certains nous émeuvent jusqu'aux larmes, tant
la modicité de certaines demandes nous mesure le dénuement
de notre malheureuse Europe. Ce ne sont pas seulement des
livres et des instruments que l'en sollicite de la Suisse ou de
l'Amérique, mais du papier, des crayons, des gommes et des
plumes.
Le 8 mai 1945, c'en était fait du despotisme germanique,
et les étudiants des nations belligérantes ont, pour la plupart,
déposé l'uniforme. Ceux de l'Allemagne vaincue se sont trouvés,
au lendemain de leur démobilisation, en face d'un vide
absolu. Non seulement devant des ruines totales dans le
domaine matériel, mais encore devant une situation inteflectuelle
et morale équivalant au nihilisme. Quant aux vainqueurs,
décimés dans la résistance et la déportation, il ne leur
demeurait pas beaucoup plus que le sentiment du devoir
accompli. Française, belge, néerlandaise, danoise, norvégienne,
tchèque, polonaise, hellénique, yougoslave ou soviétique,
l'Université avait donné généreusement le meilleur de sa substance
pour assurer la libération de l'Europe; de leur côté,
les gradués anglo-saxons avaient contribué de leur sacrifice à la
victoire de cette grande cause humaine. Il n'empêche que le
résultat est là et que nous ne pouvons même pas le chiffrer, car
nous ne pouvons pas compter les futurs William Shakespeare,
Henri Beyle ou Léon Tolstoï, les jeunes Auguste Rodin,
Eugène Delacroix et Moussorgsky, les Louis Pasteur et les
Claude Bernard adolescents, les Albert Einstein de vingt ans
qui sont tombés dans cette incroyable mêlée de tous contre
tous et qui ont sacrifié les promesses de leur génie à l'appel
du devoir et du patriotisme.
Reste encore à faire le point et à savoir où nous en sommes
au bout de deux ans de libération. Comme on l'a montré, les
ruines de la culture européenne sont immenses, sous quelque
aspect, matériel, personnel ou moral qu'on veuille bien les
considérer. Dans de semblables conditions, il eut semblé normal
et conforme à la raison qu'on mît tout en oeuvre pour les
réparer et qu'on ne perdît pas une seule minute à cet effet,
attendu les soixante-huit mois durant lesquels les lois s'étaient
tues devant les armes. Or c'est un fait attristant et inquiétant
que, depuis le 8 mai 1945, nous attendons pour ne rien voir
venir, ou, tout au moins, que nous n'avons rien vu depuis cette
date qui méritât de nous rappeler à l'espérance d'un renouveau.
On s'était indigné (levant les monstruosités des vaincus. La
bruyante explosion de cette moralité élémentaire avait donné
à tout un chacun le consolant spectacle de son bon coeur. On
a poursuivi les criminels nationaux-socialistes; on leur a passé
au cou une corde cent fois méritée par le sadisme de leurs
forfaits. Et puis après? Après, nombreux sont ceux qui, surmontant
leur indignation du moment, se sont dit: «au fond,
très pratique!» en présence des camps de concentration, des
déportations dans la neige sur un préavis de deux heures, de
l'application rétroactive des lois pénales, des tribunaux sélectionnés
parmi les ennemis reconnus de l'accusé, de la censure
préventive et répressive, du pilonnage des volumes composés
par les adversaires du régime, de l'exaltation du mensonge
dès qu'il est reconnu comme utile à la doctrine du gouvernement,
de la délation générale et réciproque. En vérité, comme
les soldats sur le champ de bataille, beaucoup trop, parmi les
vainqueurs, se sont empressés de chausser les bottes du vaincu.
Sans nulle honte, on a voulu cumuler le double bénéfice du
talion et de la justice. Feu Goebbels, à tout le moins, ne faisait
illusion à personne, et s'écriait cyniquement: «Quand j'entends
parler de culture, je mets tout de suite la main sur la
crosse de mon pistolet!...»
Comme de juste, et l'aspect ou la direction d'intention de
l'idéologie totalitaire fussent-ils antifascistes, la culture, ni les
études, ni même les beaux-arts ne sauraient prospérer à l'ombre
de ce mancenillier. Et les sciences pures ou appliquées
n'auront pas de meilleures chances sous la domination de
semblables doctrines. Tout le domaine de l'esprit va se trouver
envahi par cette vénéneuse ivraie.
On obtiendra la preuve de ce que nous avançons dès l'instant
où l'on se risquera à jeter un regard de l'autre côté du
Rideau de fer. Ce n'est pas, assurément, que nos collègues de
l'Université soviétique aient à déplorer le traitement qui leur
est fait pour assurer leur subsistance matérielle. Les sommes
qu'on leur verse chaque mois à l'économat de leur Alma
Mater équivalent effectivement au salaire mensuel de toute
une équipe de terrassiers. Avant l'abandon du rationnement,
il leur était attribué, d'autre part, pour eux et pour leurs
familles, des cartes supplémentaires d'alimentation, les autorisant
à se procurer, dans les magasins du gouvernement, des
denrées interdites au populaire, et même de les obtenir à prix
réduit.
Mais en revanche — et cette revanche est lourde — le contrôle
de l'administration s'étend à tous les aspects de leur
activité professionnelle, avec une implacable rigueur. Nous
nous sommes même laissé dire que les bibliothèques soviétiques
communiquaient périodiquement à l'autorité universitaire
de leur ressort, le relevé des ouvrages consultés par les
membres de l'enseignement. Ce qui lui permet de contrôler si
les lectures de ces derniers correspondent ou non aux branches
enseignées. «Piotr Petrovitch, dira le doyen des Lettres
de l'Université de Piaty Khatka, vous me semblez manifester
pour le roman policier un engouement tout à fait excessif, et
que je qualifierai même de tout à fait indigne de la part d'un
professeur d'histoire byzantine.»
Ce dont on ne saurait douter, c'est qu'il ne suffit pas, entre
Minsk et Vladivostok, de tourner la tête à gauche, pour s'aligner
sur le Numéro Un. C'est un fait fortement établi que
l'opportuniste de génie que constitue indubitablement le dit
Numéro Un ne se laisse pas figer dans cette position de totale
immobilité, déclarée nécessaire par nos règlements, pour assurer
la réussite de ce délicat exercice. La sinusoïde bien caractérisée
de sa démarche n'en étant pas moins baptisée «ligne
droite» par la dialectique du système, il s'ensuit donc que
c'est la droite vulgaire qui sera accusée et convaincue de
déviation, et, pour cette raison péremptoire, brisée et rejetée
brutaIement dans les ténèbres du dehors. Ainsi, à chaque mouvement
que fait le Numéro Un, soit vers l'avant, soit vers l'arrière,
ce sont les non-initiés et les retardataires qui se trouvent
avoir péché sans excuse valable, sous le rapport de l'alignement.
Aussi bien, depuis un quart de siècle, les historiens soviétiques
s'essoufflent-ils en vain, dans l'espoir de conformer
leurs oeuvres à l'idéologie du régime, dont l'évolution se poursuit
avec une déconcertante rapidité. C'est le dialogue d'Hamlet
et de Polonius à propos du nuage, avec cette circonstance
aggravante que l'Hamlet du Kremlin n'entend pas l'humour
de Shakespeare. Bien heureux, donc, l'historien Pokrovsky,
vieux bolchévik de 1905, d'être décédé en 1932, quelques
années avant la Grande Purge. En dépit de l'enthousiasme
qu'inspirait à Lénine son Esquisse très rapide de l'Histoire
russe, en dépit du voeu qu'émettait le fondateur de l'Union
soviétique, de la voir traduite dans toutes les langues européennes,
nul doute à cet égard: le dit Pokrovsky serait monté
dans l'une des premières charrettes de l'épuration stalinienne,
à en juger par la virulence des attaques dirigées contre son
oeuvre et contre sa personne, à partir de 1936 1.
Et pourtant, cet esprit distingué à tous égards ne s'était pas
fait faute de sacrifier au dieu de la tribu, sans nul souci pour
sa dignité de savant. Dans son ouvrage intitulé La science historique
et la lutte des classes, il ne s'était pas fait faute
d'écrire: Seul celui qui lutte dans l'histoire pour les intérêts
du prolétariat, qui choisit, conformément à ce but, ses sujets,
son adversaire, son arme de lutte, est un véritable historien
léniniste... La science objective n'existe pas; la science bolchéviste
doit être bolchéviste. Il n'empêche, malgré cette belle
déclaration, que son point de vue, à partir du 27 janvier 1936,
est et demeure une conception pourrie, selon la définition de
l'officieuse Pravda dans son numéro de ce jour.
Il est vrai qu'on avait quelques bonnes raisons pour lui
reprocher son schématisme abstrait et sa scolastique stérile,
et que M. Joseph Staline, interrogeant son fils sur l'histoire
d'Angleterre, constata que l'enfant ignorait jusqu'au nom de
Cromwell, alors qu'il dissertait avec assurance, sur la troisième
période de lutte entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie
urbaine. Mais encore le Kremlin avait d'autres griefs à faire
valoir contre l'esquisse décidément très rapide de feu M. Pokrovsky.
L'auteur n'avait-il pas sous-estimé l'apport positif que
constitue, pour la Russie, le baptême de Saint-Vladimir, par
rapport au paganisme des premiers Slaves? N'avait-il pas
représenté le grand prince Alexandre Newsky, comme le pur
et simple pantin militaire des marchands d'arbalètes de Novgorod,
en lutte contre leurs rivaux capitalistes de la Hanse,
lesquels poussaient devant eux leurs mercenaires de l'ordre
teutonique? Par ailleurs, ainsi qu'on le marquait à son
ombre, le 28 mars 1937, dans la même Pravda, il s'était permis
de placer sur le même pied la civilisation slave du XIIIe siècle
et l'organisation étatique du conquérant tatare. Pis encore,
il avait affirmé que dans les veines du camarade grand russe
de notre époque on pouvait dénombrer, jusqu'à concurrence
de 80 %, les globules rouges qu'il devait à son ascendance finnoise.
Aucune surprise, dans de pareilles conditions, que Pokrovsky
et ses disciples aient méchamment rabaissé l'oeuvre
réformatrice progressive dont il convient de faire honneur à
Pierre le Grand, et qu'ils aient attribué aux influences
impures du capitalisme commercial et de l'impérialisme aristocratique,
l'installation de ce prince à l'embouchure de la
Néva.
Cette renaissance du nationalisme slave ne pouvait s'accommoder
des tendances universalistes de la première école
bolchéviste. Aussi bien celle-ci a-t-elle été décimée dans le
secteur intellectuel, comme elle le fut sur le plan politique.
Sur les 26 membres que le décret du 116 mai 1934 désignait
pour surveiller l'élaboration de cinq manuels d'histoire: histoire
antique, moyen âge, histoire moderne, histoire russe,
histoire des peuples coloniaux, sept ont été proclamés «ennemis
du peuple», lors de la campagne d'épuration des années
1936/1937. Parmi les victimes, distinguons le cas d'Eugène Tarlé,
le remarquable historien de la campagne de Russie Derrière
l'apparence de l'historien objectif, écrivait à son sujet la
Pravda, le 10 juin 1937, on voit passer les oreilles d'âne d'un
publiciste contre-révolutionnaire et d'un escroc. C'est aussi
qu'alors au pinacle, Radek avait préfacé son livre et que
Boukharine, exécuté depuis, l'avait cité avec éloge. Il est vrai
qu'Eugène Tarlé est revenu vivant de sa déportation et qu'il a
repris sa place dans les premiers rangs du régime, mais on
constate que sa mésaventure l'a considérablement assoupli.
On conçoit les liens étroits qui existent entre l'histoire
contemporaine, intérieure ou diplomatique, et la politique
d'un Etat, et l'on ne s'étonnera pas conséquemment que l'historiographie
soviétique, traitant des origines de la première
guerre mondiale, ait passé d'une thèse à l'autre entre 1920 et
1936. Sous Lénine, il fallait conclure à la responsabilité unilatérale
de Nicolas II, d'Isvolsky et de Poincaré, pour la plus
grande joie des pangermanistes; sous Staline, il convint,
sous peine de sanctions, de charger, à l'exclusion de tous
autres, l'Autriche et l'Empire allemand. Mais le nouveau
nationalisme du Kremlin porte un oeil jaloux sur toutes les
branches de la recherche intellectuelle. En 1937, la revue intitulée
l'Historien marxiste s'en prenait rageusement aux méthodes
de sabotage qui s'exerçaient selon lui dans le domaine
de la géographie et de l'archéologie. Parmi ces griefs, trois, à
tout le moins, demeurent passablement inattendus pour nos
cervelles d'Occidentaux bornés. Le premier est relevé à l'encontre
du professeur d'ethnographie Kritchevsky, lequel, dans
un article de 99 pages, intitulé les tribus australiennes et
Engels, ne consacre que six lignes au grand collaborateur de
Karl Marx. Autre cas pendable: les ennemis du peuple considèrent
le peuple scythe comme une société primitive. Enfin
l'on a pour ainsi dire trahi la nation, en affirmant qu'il existait
à une époque préhistorique une langue turco-mongole
finnoise.
Comme on voit, il n'est aucun domaine de l'esprit sur
lequel l'Etat ne puisse revendiquer un droit de regard, et
l'historien Chestakov, auteur du manuel d'histoire russe qui
fut primé par le Kremlin, paraît être dans le vrai, quand il
établit de la sorte le partage des pouvoirs: Je dois avouer que
la solution apportée par notre manuel à toute une série de
questions historiques n'est pas due exclusivement à nos recherches
scientifiques et à notre travail. Nous n'étions en fait que
les accumulateurs des injonctions, des idées et des conquêtes
scientifiques que nous transmettait la commission gouvernementale.
Sommes-nous en présence des aveux d'un coeur sincère
et modeste? Sans doute, mais l'on subodore en même
temps la précaution d'un auteur duement éclairé sur ses risques,
par les mésaventures des Tarlé, des Platonov, mort en
exil, et des Pokrovsky, déshonoré à titre posthume. Vestigia
terrent, semble-t-il se dire après le renard de Phèdre, d'où
l'évident souci d'établir au préalable toutes les responsabilités
de ses affirmations.
Au reste, il est telle ou telle question où ce libre examen
de la science historique constitue une pure et simple hérésie.
C'est ce dont ne s'était pas avisé notre naïf collègue Sloutzki,
lequel s'était permis d'examiner certains aspects de la pensée
révolutionnaire de Lénine, antérieurs aux événements de 1917.
En vain crut-il détourner la foudre, en fondant ses affirmations
sur la correspondance et les articles du grand homme.
M. Joseph Staline, dans toute sa gloire, ne laissa à personne
le soin de foudroyer ce téméraire, aventuré dans le Saint des
Saints. Fin 1931, dans la revue intitulée La Révolution prolétarienne,
il écrivait ou plutôt encore décrétait: Il est INTERDIT
de transformer en discussion la question du bolchévisme de
Lénine.
Tels sont les faits et la doctrine, mais encore, on se permettra
de faire observer que ce ton de virulence, pour ne pas
dire de grossièreté, qui règne dans de telles discussions n'implique
aucune égalité entre les deux interlocuteurs. Rien, en
vérité, ne ressemble moins au spectacle d'un Etat ou d'un
régime qui se défendrait brutalement contre les excès de plumes
de folliculaires, abusant sans scrupule de leur liberté
constitutionnelle de penser, d'écrire et d'imprimer. Les hérésiarques
d'aujourd'hui le sont à leur corps défendant; ce sont
les officieux d'hier et les thuriféraires de l'année passée. En
vertu d'un étonnant paradoxe, les écrits que les adulateurs
de la dernière couvée dénoncent à la vindicte publique, ont
été lus, relus, soupesés et discutés, la plume à la main, par la
Congrégation soviétique de l'Index. Ils ont été munis du Nil
obstat et de l'imprimatur; ils ont reçu les attributions de
papier nécessaire à leur publication; ils ont été imprimés dans
les officines de l'Etat et aux frais de ce dernier. Il n'empêche
que l'auteur prendra le chemin de la Sibérie. Le point de
vue a changé. Le Numéro Un s'est déplacé d'un pas dans une
direction inattendue. Le malheureux auteur se découvrira,
selon le cas, réactionnaire ou trotzkiste. Quel que soit ce cas,
son compte est bon.
Ce despotisme intellectuel s'applique à tout et rien ne
saurait le laisser indifférent, car c'en est fait de l'absolutisme
des Romanov que tempéraient beaucoup de paresse et pas
mal de scepticisme. A la moindre orientation nouvelle qui se
manifeste dans la politique intérieure ou extérieure du Kremlin,
c'est non seulement l'histoire, mais encore l'ethnographie,
l'archéologie, la musique, la peinture et le cinéma qui vont se
trouver affectés par contre-coup. Toute activité de l'esprit ressortissant
à la propagande, il s'ensuit rigoureusement qu'il
n'est point de templa serena, où les ukazes de l'Etat cesseraient
de sortir leurs effets tyranniques.
La 9me symphonie du grand musicien russe Khostakovitch
demeure-t-elle dans la ligne de la dialectique marxiste,
comme le faisaient naguère son Leningrad et son Stalingrad?
Telle est la question saugrenue qui fera l'objet de l'ordre du
jour d'un comité, d'une discussion, d'un scrutin, d'une décision.
Le cas du cinéaste Eisenstein est tout pareil: les raisons
qui firent triompher son Alexandre Newski en 1937, sont les
mêmes qui provoquèrent le retrait de ce film, entre le 23 août
1939 et le 22 juin 1941. On se doute qu'elles ne soutenaient
aucun rapport avec le cinéma pur et son esthétique, mais
qu'elles exprimaient simplement l'évolution des relations germano-soviétiques.
Le cas de son Yvan le Terrible, tombé en
défaveur et retiré de l'écran, appelle une remarque semblable.
Il avait eu le tort de représenter le constructeur du Krernlin
qui fut aussi le vainqueur de Kazan, comme un pantin féroce.
chambré et terrorisé par la police politique du régime. On
pouvait redouter, de ce fait, que la projection de pareilles
images impressionnât fâcheusement l'imagination des spectateurs
et leur inspirât l'irrespect vis-à-vis du pouvoir stalinien.
Reste, toutefois, qu'on ne monte pas un film dans les studios
de Moscou, sans l'appui, la collaboration et la supervision des
autorités. Là encore le point de vue du régime a changé, et
c'est tant pis pour l'auteur.
A l'heure qu'il est, la vague nationaliste déferle sur l'ensemble
de l'Union soviétique et de sa production intellectuelle
avec une violence et une ampleur vraiment inouïes. Savants.
écrivains, artistes ont été mis en garde contre les tentations de
l'Occident par le célèbre général Jdanov et l'académicien
Fedaïev, sur le ton le plus impérieux. C'est dans le fond original
de la civilisation slave et dans le cadre de la dialectique
marxiste que les intellectuels russes sont sommés de prendre
leurs inspirations. Sur ce plan, comme sur tous les autres,
l'U. R. S. S. tend donc à l'autarcie: anglaise, française, italienne
ou américaine, la pensée occidentale est déclarée pourrie
et condamnée en bloc. Défense donc de lui rien emprunter.
Le pauvre philosophe Alexandrov, qui ne s'était pas avisé
de l'existence de cette nouvelle vérité d'Etat, a été cloué au
pilori sans la moindre miséricorde.
A cette tendance, on peut trouver deux explications. Selon
la première la Russie se replierait sur elle-même pour éviter
le contact des deux civilisations occidentale et orientale; les
événements de la guerre et les circonstances de l'occupation
soviétique, quelles que soient les ruines allemandes et la misère
autrichienne, risquant, en effet, de refroidir l'enthousiasme des
masses populaires quant aux progrès réalisés par le régime
entre 1920 et 1939. D'autre part, les intellectuels russes pourraient
trouver dans l'oeuvre de l'Europe occidentale de fâcheux
exemples de science désintéressée et objective. Pour
un peu, poètes, peintres, sculpteurs et musiciens retireraient
de son contact l'idée que l'art constitue une fin en soi, alors
que son but doit être recherché dans l'exaltation des valeurs
soviétiques et nationales et dans la propagande sociale et
politique du Kremlin.
L'esthétique devra se conformer au principe du réalisme
social, en vertu duquel toute la peinture occidentale de l'âge
contemporain tombe sous le coup de l'excommunication.
Comme on voit, Moscou, le plus aisément du monde, rejoint
le point de vue du peintre Adolf Hitler qui épurait les musées
allemands des tableaux de l'école parisienne. L'art décadent
bourgeois, écrivait la Pravda, l'autre jour, a brisé ses liens
avec le peuple et ne sert qu'aux intérêts cupides et aux goûts
dépravés de la bourgeoisie. Inutile de répondre à cette énormité
que, le pinceau à la main, l'artiste n'a d'autre but que
de libérer son âme, de réaliser son être, voire même son subconscient.
Tel point de vue n'a pas cours sur les bords de la
Moskva: aussi bien la jeune peinture française se trouve-t-elle
englobée tout entière dans cette condamnation sans
appel, et Pablo Picasso lui-même, sans égard pour ses courbettes
et génuflexions, n'a fait l'objet d'aucun ménagement.
La peinture moderne postule la culture et la tension d'esprit,
non seulement de la part de l'artiste, mais encore et
peut-être surtout de l'amateur. Elle constitue en elle-même son
propre but. D'où cette conclusion, inattendue mais inéluctable,
que le réalisme social imposé par Moscou conduit en droiture
à l'Académisme et au tableau d'histoire. Dès 1937, les toiles
exposées au pavillon soviétique de l'Exposition internationale
des Arts décoratifs nous avaient déjà démontré cette vérité
jusqu'à l'évidence. Elle se confirme, quand nous contemplons
les reproductions des tableaux les plus récents qui nous parviennent
de Moscou, par le truchement des illustrés. Le
réalisme social se doit de bannir du Parnasse, les Picasso, les
Marquet, les Matisse: ses maîtres authentiques s'appellent, eu
effet, Meissonier, Edouard Detaille, Alphonse de Neuville,
ainsi que leur disciple russe Verechtchaguine, disparu devant
Port-Arthur, le 13 avril 1904. Mêmes chevaux dodus, même
souci scrupuleux du harnachement, même convention selon
laquelle le maréchal Timochenko fixe le peintre, tout en
lisant sa carte, même coup de vent opportun qui retrousse un
pan de sa capote grise pour faire apparaître la soie rouge de
la doublure. En un mot, la chromo-lithographie relevée par de
saines conceptions patriotiques et sociales.
Tels sont les maîtres. On ne s'étonnera donc point que les
élèves soient soumis à une discipline identique sur le plan
intellectuel. De même que pour les professeurs, la situation
matérielle des étudiants se trouve plus ou moins assurée par la
sollicitude du régime. Mais de même qu'en Allemagne sous
Hitler, dans l'Université soviétique, un certain nombre de
branches de l'enseignement ont été étendues à toutes les Facultés
et rendues obligatoires. Comme c'était le cas là-bas, elles
permettent le triage des brebis et des boucs. Mutatis mutandis
naturellement, car la géopolitique s'appelle économie politique
marxiste, au lieu que la deutsche Rassenkunde se trouve
remplacée par la dialectique marxiste.
Ici encore l'épuration est constante et la délation constitue
le premier devoir de l'homme et du citoyen. Tel est le
pain quotidien dans les instituts et hautes écoles de Yougoslavie,
dont l'alignement rigoureux n'est pas encore chose faite.
Par ses conférences, écrit-on de Belgrade, avec le légitime
orgueil du devoir accompli, la jeunesse patriotique des lycées
a réussi à dévoiler les travaux subversifs de certains professeurs
et élèves. La plupart de ces traîtres ont été expulsés des
écoles. La police politique de Belgrade, la fameuse O. Z. N. A.,
recrute des mouchards et des agents provocateurs parmi les
étudiants et parmi leurs maîtres, et les sanctions pleuvent:
exclusion de toutes les écoles, exclusion d'une école particulière,
exclusion des examens pour une durée variable selon
la gravité du cas. Que si les professeurs se refusent à ratifier
les sentences portées par les étudiants contre tel ou tel de
leurs camarades, des démonstrations et des violences les font
revenir sur leur point de vue. La seule question que l'on puisse
encore se poser ici, c'est celle du progrès que les lettres et les
sciences seront capables de réaliser, sous un semblable régime,
où la qualification politique passe la valeur technique et où le
temps des études se dépense en manifestations, congrès et travaux
publics.
On a dit que le marxisme oriental constituait une véritable
religion. C'est vrai, mais à la condition, toutefois, de se représenter
la religion, non pas même sous la forme où elle apparaissait
à notre ancêtre du XIIIe siècle, mais sous l'apparence
caricaturale et mensongère que tentèrent, de lui donner les
Voltaire, les Diderot et les libres penseurs du XIXe. Il prétend
nous fournir une explication totale du microcosme et du
macrocosme, au nom de laquelle on se permet, en vertu d'un
raisonnement syllogistique, de condamner la génétique mendélienne.
Quiconque s'en tient au bolchévisme, écrivait en
1939 le professeur Lysenko, membre de l'Académie des sciences
et directeur de l'Académie d'agriculture, ne peut donner
sa sympathie à la métaphysique. Or le mendélisme est une
métaphysique. Donc on ne saurait défendre le mendélisme que
par des mensonges, et l'enseignement de Mendel et de Morgan
ne peut être considéré que comme faux. L'orthodoxie marxiste
se trouvant ainsi déterminée, un pas suffira pour conclure à la
restauration du Saint office, chargé d'extirper l'hérésie. Ce
pas, M. J.-G. Growther le franchit allégrement, dans son
ouvrage intitulé Social Relations of Science, moyennant le
recours à la direction d'intention, telle exactement que la
définissait le bon père des Provinciales: Le danger ou la
valeur d'une Inquisition, ne laisse-t-il pas d'écrire avec un
cynisme qu'on appréciera, dépend du fait qu'elle est utilisée
au service d'une classe gouvernementale réactionnaire ou
d'une classe progressiste. Aussi bien, notre communiste anglais,
avec la logique de l'absurde, se refuse-t-il de condamner Hitler
sur le fond: sa doctrine recèle beaucoup plus de vérité que le
point de vue idéaliste de la convention. Il n'eut encouru aucun
blâme s'il l'avait mise au service du prolétariat germanique 1.
Repassons de l'autre côté du Rideau de fer, après cette
excursion dont la longueur aura peut-être été relevée par un
certain pittoresque. Si nous voulons maintenant jeter un coup
d'oeil sur l'état présent des études en France et sur leurs perspectives
d'avenir, force nous sera bien, faute de temps, de
nous borner à quelques aspects de cette vaste et importante
question.
Après la libération de la France, le problème des études
et des programmes universitaires a été remis à l'examen d'une
Commission d'Etat, dont feu le professeur Langevin et son collègue
Henri Wallon, de même appartenance politique, constituaient
les personnalités les plus marquantes. La thèse
soutenue par les porte-parole de cet organisme affirme
que toute discipline enseignée doit être matière à culture.
C'est là, certes, une louable conception selon la théorie, mais
quand on en viendra au fait et au prendre, qui ne voit qu'elle
aboutira, dans la pratique, à porter de nouveaux coups aux
humanités classiques, continuellement battues en brèche
depuis l'espace d'une génération? Aussi bien, peut-on constater
clans la presse parisienne un très net mouvement de
réaction contre ces tendances dont l'avenir demeure donc
incertain.
A la même époque, l'Université française a été soumise à
l'«épuration» 1, et sa rentrée, aux lendemains de la capitulation
allemande, s'est effectuée sous le signe de la résistance.
Ici, comme ailleurs, l'on peut et l'on doit regretter de nombreux
abus, engendrés par le fanatisme. Dans quelques grandes
écoles, d'autre part, des places, dans les concours d'admission,
furent réservées aux candidats de la Résistance, ou plutôt
encore aux candidats porteurs d'un certificat de la Résistance,
ce qui n'était pas toujours la même chose. Posons ici en principe
que le patriotisme ne devrait jamais servir de critère dans
la collation des examens de grade. Que l'antipatriotisme, le
défaitisme, la trahison méritent d'être sanctionnés dans nos
Instituts, la chose pourrait se soutenir, pour autant qu'il s'agit
de délits et de crimes prévus et punis par la loi et par une
loi sans effet rétroactif. Mais il est clair que le jus sanandi du
médecin deviendrait bien vite le jus impune occidendi, si le
simple fait de s'être soustrait au Service du Travail obligatoire
(S. T. O.), institué par l'occupant, permettait à quelque candidat
de compenser sa nullité en clinique chirurgicale. Ce qui
est vrai pour le médecin, le sera tout autant du notaire, de
l'ingénieur et du membre de l'enseignement. Tels sont les exigences
de la culture et les impératifs du progrès. Quoi qu'il en
soit, le temps lui-même remédie à ces abus, en réduisant progressivement
les effectifs de ceux qui pourraient s'en prévaloir.
Sur le plan économique, par contre, la situation de la culture
française dans l'état actuel de la législation, de l'administration
et des moeurs publiques ou privées, demeure toujours
aussi sombre. On ne saurait, en effet, concevoir un enseignement
supérieur, sans dictionnaires, sans manuels, sans bibliographie
et sans revues spécialisées. Or c'est un fait constaté
l'autre jour, que la science et l'Université française doivent se
contenter, si l'on ose employer ce mot, de 11 % du papier
consommé par l'Economie nationale. C'est dire qu'elle se voit
aujourd'hui réduite à la portion congrue, voire même à beaucoup
moins.
La responsabilité de ce malheureux état de choses incombe
indiscutablement à la prolifération maladive des journaux que
l'on constate en France, depuis le 25 août 1944. Avant la
guerre, on comptait, sous le régime de la Troisième République,
une vingtaine de magazines hebdomadaires: on en a
dénombré jusqu'à 222, l'an dernier, et les quotidiens se sont
mis à pulluler dans les mêmes proportions. Les trois partis
qui se sont partagés la France, au lendemain de sa libération,
ont revendiqué et obtenu le droit de publier un journal dans
chaque région du territoire. Puis l'étau despotique de l'autorisation
préalable s'étant desserré, d'autres périodiques sont
apparus par surcroît. En maints endroits, le journal, spolié
par l'occupant, vu l'hostilité avérée du propriétaire, se trouvant
occupé par d'autres bandes, les victimes ont été finalement
autorisées à reparaître sous de nouveaux auspices.
Que l'on ne vienne pas nous objecter le fait constaté qu'une
bonne moitié de cette presse n'a pas de lecteurs et que ses invendus
s'accumulent en pyramide à l'étalage des kiosques. Il a
été institué à cet effet une Société nationale des Entreprises de
presse (S. N. E. P.) qui administre les imprimeries confisquées
par le gouvernement, au moment de la libération.
Qu'importe donc à certaines feuilles d'accumuler les déficits
par millions? Elles ne se verront pas contraintes de déposer
leur bilan ni de cesser leur publication puisque leurs déficits
sont repris en charge par l'Etat, et que la dite Société nationale,
avec une longanimité digne d'une meilleure cause, laisse
s'empiler ses titres de créance, sans se résoudre jamais à les
réaliser.
L'attribution du papier, ressortissant, d'autre part, au
Ministère de l'Economie ou de la Production nationale, on
imagine sans grand effort cérébral, les conséquences d'un
pareil état de choses. Ici nous ne faisons même pas allusion
à cette censure supplétive qui, sans porter aucune atteinte
apparente à la liberté constitutionnelle de la librairie, permet
de refuser le papier nécessaire à l'ouvrage mal pensant ou à
l'auteur mal noté. Il est clair, toutefois, que dans ces bureaux,
les doléances de l'Académie des Sciences ou des Inscriptions
et Belles-Lettres trouvent moins d'écho que les revendications
de l'homme politique, en peine pour son journal ou pour son
hebdomadaire. Lu ou non lu, le quotidien aura presque nécessairement
le pas sur une réédition de l'Iliade, des Perses, de
la chanson de Roland ou de la Diplomatique d'Arthur Giry.
Or on n'oubliera pas que, dans l'état présent de la technique,
le papier noirci par l'encre typographique ne se blanchit
pas. On peut tout juste en faire du carton. Ceci étant, on
conçoit que le problème du livre constitue l'un des problèmes
les plus angoissants de l'époque, tant pour l'Université française
que pour la culture en général. Les rééditions sont rares,
tirées à un nombre insignifiant d'exemplaires, de lamentable
qualité, et, la plupart du temps, il ne s'agit que de la reproduction
mécanique de tirages antérieurs. C'est ainsi que vient
de reparaître à Paris le dictionnaire latin-français de Félix
Gaffiot, mais il renouvelle servilement les inévitables petites
bévues qui distinguaient la première édition de cet ouvrage
d'ailleurs remarquable. Le tout est proposé à l'étudiant pour
le prix respectable de 900 francs français, chiffre de l'automne
dernier. Quant à l'excellent dictionnaire grec-français de
Bailly, dont la reliure rose à étiquette verte nous rappelle
tant de chers et d'enivrants souvenirs, il est devenu, sur la
place de Paris une véritable rareté et, pour tout dire, une
valeur de marché noir, dont la valeur oscille entre 4,500 et
6,000 francs, soit entre 40 et 60 francs suisses au «cours parallèle».
Mais ce rapport n'est pas tout. Si l'on veut bien considérer
que la C. G. T. vient de fixer aux environs de 12,000
francs mensuels le minimum vital de l'ouvrier français, on
peut déduire que son prix réel peut être évalué à un mois
de pension au Quartier latin.
Et tout le reste est à l'avenant. Crise du papier, venons-nous
d'écrire. La crise de l'imprimerie ressortit, elle, à l'enchérissement
continuel du prix de l'existence, ainsi qu'à l'incidence
de lois sociales mal calculées, lesquelles ne cessent
d'accélérer ce mouvement à la hausse. L'impression des thèses
— en nous bornant à ce seul exemple — devient donc un problème
quasiment insoluble pour le candidat au doctorat qui
ne serait pas multimillionnaire. Elles risquent donc de s'accumuler,
manuscrites ou dactylographiées, dans les archives des
Facultés. Mais on voit facilement les inconvénients majeurs
d'une pareille procédure: ralentissement des relations intellectuelles
internationales, doubles emplois, recherches inutiles,
etc.
Quant aux revues scientifiques ou érudites dont s'enorgueillissait
à juste titre l'Université française, un simple coup
d'oeil jeté sur les rayons de nos bibliothèques, où se conservent
les périodiques, suffit pour nous renseigner sur les dégâts
qu'elles ont subis. La moitié de nos casiers demeurent inoccupés:
autant de phares qui se sont éteints sous le régime de
l'occupation allemande et que la libération ne s'est point
souciée de rallumer. Les survivantes, trois ans après la fin de
la guerre, sont demeurées étiques, comme si, elles aussi,
avaient connu les misères de Dachau, de Buchenwald ou de
Ravensbruck. La Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes
dont l'intolérance, après un siècle et quart de réputation mondiale,
a suspendu la publication de 1945 à 1948, ne paraissent
plus qu'une fois par mois, mais, par ailleurs, il n'est si mince
grimaud des lettres qui ne fasse «bouillonner» sa petite revue
confidentielle.
Dans cette misère, l'édition émigre pour ne pas dépérir.
La principauté de Monaco se fait un nom dans le domaine
de la librairie. L'illustre maison Pion imprime en Suisse quelques-uns
des plus purs chefs-d'oeuvres de la littérature française,
et un éditeur beige recueillait chez lui, l'an dernier, comme
un pauvre orphelin chassé par la famine, Autant en emporte
le vent, car on ne trouvait pas de papier, sous le règne de
la Quatrième République, pour publier un nouveau tirage du
roman-fleuve de Mrs. Mitchell. Tout cela n'empêche nullement
les invendus de continuer à refluer, avec la majestueuse
puissance d'un phénomène naturel, en direction de journaux
sans lecteurs, mais non pas sans crédit politique.
Tel est un des aspects de la question que nous nous proposions
de traiter ici. L'autre, celui de la situation matérielle de
l'intellectuel français, dans les conditions de ces trois dernières
années, ne présente rien de plus réjouissant. Les difficultés
présentes de l'étudiant sont chose bien connue de chacun de
nos auditeurs: alimentation insuffisante, livres inaccessibles.
Que l'on se représente au surplus l'ingratitude de tout travail
personnel, dans une chambre généralement non chauffée, et
dont le seul imprévu est apporté par des coupures de courant.
En bref, nous voici revenus à la condition que Cervantès assignait
jadis au bachelier de Salamanque.
Mais son maître n'est pas plus favorisé. Ne faisant pas
masse, il est et demeure inintéressant sur le plan politique;
aussi bien son traitement n'a-t-il été que très médiocrement
relevé par rapport à d'autres catégories sociales. D'un autre
côté, relevons le fait que le produit de son activité professionnelle
n'est pas de ceux qui trouvent à se monnayer au cours
du marché parallèle. L'activité littéraire, enfin, qu'il pourrait
exercer à côté de ses obligations pédagogiques, trouve dans le
monde d'aujourd'hui une rémunération de plus en plus
réduite par rapport au mouvement général des prix. Avec les
dix louis que le Gaulois, en 1913, payait à M. Paul Bourget,
en échange de l'une de ses chroniques dont il avait le secret,
l'illustre académicien pouvait s'offrir chez le bon faiseur une
élégante redingote et la compléter à l'aide d'une paire de bottines
à tige d'étoffe et d'un chapeau haut de forme. Trente-trois
ans plus tard, un article du Figaro, revêtu d'une signature
également glorieuse, valait 4,000 francs français dévalués,
soit tout juste le prix d'un seul des dix napoléons généreusement
alloués par M. Arthur Meyer à son prédécesseur.
Or, en ce même automne 1946, le complet de bonne
laine anglaise se vendait 24,000 francs sur les boulevards.
On a répété à satiété qu'à l'époque de la domination bourgeoise,
le sort de l'artiste génial était de mourir, incompris et
méconnu, sur un grabat de misère. Quelle absurdité! Sans
même nous référer aux exemples de Balzac et de Hugo, voyons
celui de Stendhal. Quand cet admirable Henri Beyle affirmait
qu'il ne serait apprécié qu'en 1885, à moins que ce ne fût en
1935, il entendait la faveur du grand public, mais, entre-temps,
ses essais et ses romans n'ont jamais manqué d'éditeurs
et d'éditeurs qui payaient d'avance. En 1824, l'Etat achetait
pour 6,000 francs le tableau révolutionnaire d'un jeune peintre
nommé Eugène Delacroix, et qui représentait une scène de
l'insurrection grecque. Or quelque dix ans plus tard, Honoré
de Balzac, qui s'y connaissait en fastuosités, affirmait que la
même somme permettait de vivre une année de dandy, avec
groom, voiture et chevaux anglais. Verrait-on, aujourd'hui, l'un
des salons de la Quatrième République acheter douze-centmille
francs la toile de l'un quelconque des soleils levants de
la jeune peinture française?
Au reste, ce déclassement des lettres et des arts, s'il est en
France, vu les circonstances, plus caractéristique qu'ailleurs,
n'en est pas moins un phénomène de portée européenne. On
n'imagine pas, même en l'année de son centenaire, la République
et canton de Neuchâtel attribuer une bourse de voyage
de 12,000 francs suisses à l'un des jeunes espoirs de nos lettres
romandes. Voici un siècle, comme l'a montré notre cher et
respecté collègue Charly Clerc, Gottfried Keller, encore presque
inconnu de ses concitoyens, recevait des autorités zurichoises
un subside de 800 francs, équivalant aux trois quarts
du traitement annuel d'un conseiller d'Etat. En vérité: tempi
passati...
Songeons aussi, quand nous pensons au sort de l'intellectuel
en ce milieu du XXe siècle, à l'offensive déchaînée
de la fiscalité. Ces grands et admirables bourgeois parisiens
qui s'appelaient Henri, Denis et Augustin Cochin, Thureau-Dangin,
Pierre de la Gorce, Héron de Villefosse ne demandaient
pas à leur plume de leur assurer le pain quotidien. Ils
consacraient leurs rentes à leur liberté et cette liberté — ces
otia cum dignitate — à composer patiemment de doctes et de
gros ouvrages, généralement bien informés et tout empreints
d'urbanité française. M. Plon, si aimable, si bien pensant lui-même,
composait tout à loisir une Histoire de l'Eglise, une
Histoire de la Monarchie de Juillet ou une Histoire du Second
Empire, qui ne comprenait jamais moins de quatre ou cinq
volumes in-4°, tirés sur bon papier et sans lésiner sur les caractères.
On gagnait ainsi l'immortalité, en commençant par cette
immortalité terrestre que confère l'Académie française. Certes,
on ne se trouvait pas là en présence des génies fulgurants d'un
Retz, d'un Saint-Simon ou d'un Châteaubriand, mais quels
fins, quels bons et quels délicats esprits! Et, pour faire la différence,
représentons-nous l'accueil effaré que ferait un éditeur
de l'année 1947 à l'historien qui lui apporterait 4,000
feuillets manuscrits consacrés à l'histoire de la Troisième
République.
Au reste, que les libraires et les éditeurs se rassurent. La
race de semblables auteurs s'éteint à la même cadence que
l'okapi, le grand pingouin et le rhinocéros blanc. Et comme
ils ne jouissent pas de la protection internationale dont bénéficie
l'innocente baleine, comme ils ne disposent pas des puissantes
défenses actives et passives qui caractérisent l'ouvrier
syndiqué et le trafiquant du marché parallèle, tout donne à
penser que leur disparition sera chose accomplie vers la fin
du XXe siècle, et les paléontologistes du XLe qui se pencheront
sur leurs fossiles s'étonneront seulement des grandes
dimensions de leur cavité crânienne, contrastant jusqu'à l'absurde
avec la gracilité de leur squelette. Après tout, doit-on
penser dans certains milieux, pourquoi regretterait-on la disparition,
dans le camp des intellectuels, des moyens de fortune
qui naguère leur assuraient une dangereuse indépendance de
la pensée? Tout le monde professeur, nommé, muté et avancé
par le gouvernement, et toute la production littéraire et historique
réservée à des collections officielles. De cette manière,
on peut compter, à coup sûr, sur un parfait alignement de la
pensée.
Faut-il encore citer à la barre de cette enquête les expériences
de l'Université américaine? Les prodigieuses découvertes
qui ont illustré le centre de recherches d'Oakridge ont
provoqué, comme conséquence inéluctable, l'appesantissement
de l'autorité de Washington et de tous ses services policiers
sur de nombreux domaines de la physique supérieure. Certains
résultats d'expériences ou de calculs concernant l'énergie
nucléaire ne font plus l'objet d'aucune publication, et nous
nous sommes même laissé dire que pareille réserve était prescrite
et observée quant à divers problèmes relatifs aux vitesses
suprasoniques, à la bactériologie, ainsi qu'à la propagation
naturelle ou artificielle des épidémies, épizooties et autres
épiphyties.
Sur toutes ces matières, le Bureau fédéral des investigations,
comme s'intitule le contre-espionnage américain, étend
le voile le plus épais et malheur à quiconque tenterait d'en
soulever un coin. A preuve le procès de Montréal, à la suite
duquel le professeur anglais Alan Nunn May a été condamné
à douze ans de travaux forcés pour avoir communiqué aux
Russes certains secrets concernant l'énergie nucléaire: l'excuse
de l'idéalisme qu'il plaida devant les juges ne lui a valu
aucune atténuation de cette lourde peine. Tout le monde,
comme on voit, est aujourd'hui braqué sur cette dernière
conquête de la science physique, et nul n'ose imaginer ce qui
risquerait d'advenir à notre nouveau collègue et ami M. Rossel,
si ses savantes recherches le conduisaient à désintégrer
l'atome de calcium...
Les lois qui se proposent de réprimer ce que l'on est convenu
d'appeler là-bas «les activités anti-américaines», constituent,
à n'en pas douter, un second accroc à la liberté universitaire
et même à la liberté de penser, telle que nous l'entendons
en Suisse. Déjà, dit-on, une commission fédérale enquête
à Hollywood et cuisine Charlie Chaplin. Ici, nous nous bornerons
à maintenir ce que nous avons dit plus haut: certes, la
haute trahison, les intelligences avec l'ennemi, le défaitisme
sont et demeurent des crimes selon les définitions des codes
et dans les limites de la loi, mais l'on ne saurait sans danger
tirer ces notions à l'extrême. Le blâme que toute conscience
droite se doit de porter sur certaines procédures françaises ou
italiennes, en matière d'épuration, nous interdit, par réciproque,
de considérer comme un juste retour des choses les
poursuites identiques qui s'appliqueraient contre le clan
adverse. On n'est pas prêt à admettre, en effet, que deux sottises
de sens opposé constituent, par compensation, un seul
acte de raison et d'humanité.
Mais il ne faut pas désespérer de la santé morale du grand
peuple américain. La cause de la raison qui est celle de la
liberté vient de trouver le plus noble et le plus prestigieux des
avocats, en la personne du Dr. James-B. Conant, président de
la célèbre Université de Harvard. Même à une époque de trêve
armée, écrit-il dans le dernier rapport qu'il adressait à son
conseil d'administration, l'on ne saurait transiger avec le principe
selon lequel on ne doit opposer aucune barrière à l'analyse
de notre vie nationale, envisagée sous tous ses aspects.
Aucune objection à ce que les agents de l'étranger soient traqués
sans merci, mais prenons garde, fait-il remarquer, que
les mesures destinées à contrebattre leur travail dans notre
pays ne portent pas préjudice, de manière irrémédiable, aux
institutions mêmes que nous désirons sauver.
Qu'elles soient libres, subventionnées ou même fondées par
l'Etat, fait remarquer ce vigoureux esprit, les Universités ne
sont ni des bureaux du gouvernement, ni des compagnies privées,
et leurs professeurs ne sont pas des employés à gage.
Les «tests de patriotisme», recommandables pour les fonctionnaires
fédéraux, ne leur doivent pas être appliqués. La
place des «savants ingénus» n'est pas dans les ministères de
Washington, mais le libre examen doit demeurer la base de
tous les travaux que poursuit l'Université. Si cette charte de
liberté fait défaut on peut avoir, par exemple, une haute école,
un technicum ou une académie militaire, mais non pas une
Université. Quant au reste, le Dr. Conant émet l'avis que seule
s'impose la qualification scientifique: La nation a te droit
d'exiger, conclut-il, que dans ses établissements d'éducation
les professeurs traitant de sujets qui soulèvent certaines controverses,
soient non pas des propagandistes, mais d'intrépides
pionniers de la vérité et des savants consciencieux. Cette diversité
d'opinions est essentielle, dans l'intérêt de nos Universités
et de la nation tout entière. Comme on ne saurait mieux dire,
on nous permettra de ne rien ajouter.
Après ces exemples qui nous ont fait faire le tour du
monde dans l'espace d'une petite heure, on retiendra finalement
la question des relations intellectuelles envisagées sur le
plan international. Là encore et là surtout, il faut dire que
nous nous trouvons aujourd'hui au milieu d'un champ de
ruines, embarrassé de fils de fer barbelés.
L'institution internationale de l'U. N. E. S. C. O. semble
devoir faire long feu, en raison de l'opposition que lui fait
l'Union soviétique, appuyée dans cette attitude négative,
comme vient de le prouver la sécession de la Pologne, par les
puissances de l'Europe orientale qu'elle domine et qu'elle contrôle.
Si l'on songe — pour ne parler que de ce que nous connaissons
— aux bénéfices immenses que retireraient les sciences
historiques et archéologiques d'une collaboration vraiment
universelle, on doit amèrement regretter un semblable partipris
d'hostilité. A la lecture des Pirenne, père et fils, des René
Grousset, des Henri Hauser, des Georges-J. Bratiano, sans
oublier l'admirable Rostovtzev, nul doute que maintes énigmes
de l'histoire de l'Antiquité et du moyen âge attendent
encore qu'on découvre leur solution entre le Prouth et le Lac
Baïkal, c'est-à-dire en Ukraine, en Crimée, au Turkestan
et dans les provinces méridionales de l'immense Sibérie.
Quoi qu'il en soit, les relations culturelles établies par
l'U. N. E. S. C. O. se limitant à la zone occidentale de l'Europe
et aux deux Amériques, ainsi qu'aux Dominions de l'Empire
britannique, que devons-nous penser des méthodes qui prévalent
actuellement à la tête de cet organisme international, sous
la présidence de M. Julian Huxley? Le plus qu'on puisse dire
en cette matière, c'est que tout se borne présentement à la
collaboration de diverses bureaucraties, s'occupant d'information
et de pédagogie, mais que l'on ne saurait conclure valablement,
de ces contacts purement administratifs, à une amélioration
quelconque des relations que devraient entretenir
entre eux les savants, les intellectuels et les artistes de chacune
des parties contractantes, ni qu'on se soit jamais soucié, dans
cette dernière édition de la Tour de Babel, à faciliter leurs
voyages à l'étranger. Sans compter que l'U. N. E. S. C. O. semble
très visiblement inspirée et dominée par l'idéologie de gauche,
pour ne pas dire d'extrême gauche.
Or, en dépit des programmes, des congrès qui coûtent des
millions, des discours politiques et académiques, des toasts et
de la chaleur communicative des banquets, en dépit des articles
de revue et de journaux les mieux intentionnés du monde,
c'est un fait que les pratiques administratives en usage dans
la plupart des Etats membres de l'U. N. E. S. C. O. ne cessent
de compromettre l'avenir de la vraie culture. Tranchons le
mot: elles vont à l'encontre de toute vraie coopération intellectuelle.
Voici la Grande-Bretagne, patrie de M. Julian Huxley,
qui vient d'élever le long de ses côtes une véritable
muraille de Chine. Arrêtera-t-elle l'évasion d'affairistes sans
scrupules et diminuera-t-elle le déficit chronique qui caractérise
présentement la balance commerciale de l'Angleterre? On
ne sait, mais, à tout le moins, on peut garantir qu'elle demeurera
infranchissable à l'écrivain, au poète, à l'artiste, aux archivistes
du Public Record Office, ainsi qu'aux étudiants et professeurs
de ces admirables Universités d'Oxford et de Cambridge.
La France et la Suisse ont échangé des attachés culturels.
Cela n'a pas empêché l'échange de nos étudiants de se trouver
stupidement assujetti à toutes les formalités du visa. Cela
n'a pas empêché non plus que, sauf dérogation, nos intellectuels
voyageant en France ou séjournant dans ce pays ont été
astreints à se procurer quotidiennement une somme de 500
francs au cours artificiel du clearing. Or, la plupart de nos
collègues et de nos élèves ne possédant aucun compte en banque
de l'autre côté du Jura, il s'ensuit que le dirigisme a réalisé
ce miracle géométrique, mécanique et physique: à savoir
le filet qui laisse passer les brochets, mais qui retient les
ablettes.
Au reste, est-on en droit de parler de relations culturelles
quand le volume de la Synthèse historique est payé cinq écus
d'argent dans nos librairies de Neuchâtel qui, certes, n'en peuvent
mais, et quand nos douaniers suisses s'arrogent le droit
de prélever une taxe de statistique et l'impôt du chiffre d'affaires
sur le volume d'hommage amical qu'un confrère d'Outre-Jura
a confié à la poste? Faut-il encore mentionner les contingents
d'importation parcimonieusement concédés à l'édition
romande par l'administration de la Quatrième République,
dont les normes — assurent les mauvaises langues —
varient selon les opinions attribuées au solliciteur? Un refus
ou une restriction dudit contingent servait hier encore, sans
porter atteinte apparente à la liberté de pensée, à sanctionner
l'édition de tel ou tel volume qui eût contrarié les thèses officielles.
«La Suisse, refuge de l'esprit libre» nous a-t-on répété
sur tous les tons entre Neuchâtel et Paris, à l'occasion de l'exposition
de 1946. Oui sans doute, mais à la condition que cette
liberté demeurât sans usage, au lendemain de certaines dates
historiques...
Ici nous incriminons beaucoup moins des hommes, dont
quelques-uns ne laissent pas d'être bien intentionnés, que des
institutions. Et nous n'éprouvons pas la même indulgence, vis-à-vis
de systèmes politiques, économiques et sociaux, qui, sous
couleur de culture, font de l'intellectuel l'éternel souffre-douleur
de la société moderne. Assez de hâbleries et souhaitons
à ceux qui nous gouvernent un peu plus de sincérité!
On a tout dit; sans doute même en a-t-on trop dit. On se
répète, toutefois, en terminant, que celui qui croit ne recule
jamais et que le mépris des hommes et la malédiction divine
atteignent ceux dont le silence contraint les pierres à crier.
Mais surtout, avant de quitter cette tribune, on voudrait,
encore une fois, se tourner vers ces jeunes qui nous sont
confiés pour deux ans et qui nous font l'honneur de nous
écouter.
Qu'ils n'attendent de nous aucun pessimisme. Qu'ils nous
sachent rigoureusement inaccessible au découragement. En
présence des ruines dont nous ne leur avons dissimulé aucun
des aspects les plus effroyables, ce n'est pas le désespoir qui
nous saisit, mais, tout au contraire, une grande tranquillité
intérieure. Nous voici en présence d'une tâche immense et
diverse, où nulle partie des énergies qui nous sollicitent ne
risque de demeurer en chômage. Dans toute la faiblesse de son
être, on se voudrait, comme l'écrivait Paul Valéry:
Pareil à celui qui pense
Et dont l'âme se dépense
A s'accroître de ses dons.
Ici l'on sent bien, devant la nudité de son âme, qu'on ne saurait
donner que ce qui nous a été transmis en dépôt, avec la
consigne impérative de ne pas en thésauriser une miette. Et,
en cet instant aussi, on prend brusquement conscience que l'on
se doit tout à tous. Ce faisant, si vous le voulez bien, ne parlons
pas de tolérance. Nous aspirons à de plus étroits et de
plus élevés cothurnes. Mais encore à chacun sa vérité et à la
vérité de chacun la part de respect qui lui revient, car nous
n'oublions pas la pensée du vieil Eschyle: la connaissance
s'acquiert au prix de la douleur. Or mesurées à ce prix, nous
ne voyons aucune de ces vérités fragmentaires qui autorise la
fureur, le sarcasme ou même le sourire.
Demain nous demeure tout enveloppé de nuées, quelques-unes
assez sinistres. Tel ce jour de juin 1940, où, remontant la
côte qui domine Les Verrières, nous apercevions, dans le
champ de nos jumelles, l'étamine sang de boeuf, timbrée de la
Croix gammée, qui flottait triomphalement sur le terre-plein
du fort de Joux. Et pourtant, nous ne percevions aucun trouble
parmi nos chers camarades du bataillon de fusiliers 19,
jetés à la frontière franco-suisse, après une nuit de transport.
Tout était tranquille dans leurs rangs, et pourquoi, à tout
prendre, se fussent-ils troublés? Ils connaissaient leur consigne.
Il ne leur restait à accomplir que les gestes les plus simples
et les plus réconfortants du devoir.
Ainsi de vous, ainsi de nous, en ce nouveau tournant de
l'histoire. Rien n'est perdu, tant qu'il reste nos coeurs, nos
intelligences, nos raisons, nos fiertés. Le moindre effort de vaillance
dans le plus humble des postes, et tout est sauvé! Notre
culture, nos valeurs spirituelles, intellectuelles et morales n'ont
pas cessé d'être fécondes. Et aussi nos méthodes critiques et
nos irrespects d'occidentaux devant tout ce qui n'est pas respectable.
Puissions-nous, de ce foyer trente fois séculaire, vous
transmettre une seule braise, et vous saurez bien rallumer le
flambeau. Telle est notre foi, ou, mieux encore que notre foi,
notre assurance dans toute la divine certitude de ce mot.